Cela se fait en France aussi

«Top 5 des terrasses éphémères où chiller cet été», Vivre Paris, 26 mai 2017On savait que l’on pouvait chiller à Montréal; le verbe y est courant chez les jeunes, qui que soient les jeunes, de même que le substantif chilling et que l’adjectif chill. On avait pu entendre Grand corps malade, en séjour linguistique en Nouvelle-France, s’essayer à ce néologisme.

Des sources conjugales proches de l’Oreille tendue lui font découvrir que l’on peut désormais chiller à Paris, même si c’est de façon éphémère. C’est toujours bon à savoir.

 

[Complément du 14 avril 2019]

Cela se pratique aussi en Belgique, note le toujours excellent Michel Francard dans sa chronique hebdomadaire du Soir.

«Rouler tranquille, c’est chill», panneau routier, Belgique, 2019

Rappel périodique

Libération, une du jeudi 15 janvier 2015

L’Oreille tendue a parfois des fréquentations qui l’étonnent elle-même. Ainsi, un ami à elle, pas plus tard que la semaine dernière, lui apprenait que Jean-Jacques Goldman, dans un duo avec Céline Dion, «J’irai où tu iras» (1995), chantait «Tes mots tes tabernacles et ta langue d’ici». (Tous les dégoûts musicaux sont dans la nature.)

L’Oreille en profite pour rappeler à son aimable clientèle non autochtone que l’on ne prononce jamais tabernacle, mais tabarnak / tabarnaque / tabarnac.

Ne suivez donc pas Charles Foran dans sa biographie de Maurice Richard — c’est du hockey (2011, p. 152) —, ni la une de Libération du jeudi 15 janvier 2015, ni l’adaptation de The Sopranos, ni Géraldine Wœssner dans Ils sont fous, ces Québécois ! (2010), ni le «rap-musette» intitulé «Mots dits français» (2009).

Il existe un blogue qui regroupe les impairs hexagonaux de cette nature. Suivez plutôt Tabernacle ! Vous y apprendrez quoi ne pas faire.

P.-S. — Les habitués de l’Oreille tendue se souviendront d’une bande dessinée française de 1961 qui avait malencontreusement utilisé tabernacle.

P.-P.-S. — L’Oreille tendue a un faible pour ce juron d’inspiration religieuse. Elle en a par exemple parlé à la radio de Radio-Canada en 2013.

 

Références

Foran, Charles, Maurice Richard, Toronto, Penguin Canada, coll. «Extraordinary Canadians», 2011, xiii/166 p. Introduction de John Ralston Saul.

Wœssner, Géraldine, Ils sont fous, ces Québécois ! Chroniques insolites et insolentes d’un Québec méconnu, Paris, Éditions du moment, 2010, 295 p.

Les langues de Montréal

Trevanian, The Main, éd. de 1977, couverture

 

«You have assholes for bosses and a turd for a victim.
There’s a certain consistency in that
» (p. 219).

Trevanian est le nom de plume de Rodney William Whitaker, un Américain né dans l’État de New York en 1931 et mort en Angleterre en 2005. Parmi ses nombreux best-sellers, The Main, paru originellement en 1976, se déroule à Montréal.

Le personnage principal en est un lieutenant de police canadien-français, Claude LaPointe, qui contrôle d’une main de fer le sud de la rue Saint-Laurent (la «Main» du titre) et le quartier qui l’environne. Il doit y résoudre le meurtre d’un jeune Italien immigré de fraîche date, chaud lapin de son état, assassiné au couteau dans une ruelle. Il y parviendra, non sans payer le prix fort.

The Main se distingue sur au moins deux plans.

D’une part, LaPointe est doté d’une réelle épaisseur. Né à Trois-Rivières, orphelin à l’adolescence, policier à 21 ans, veuf rapidement, (re)lecteur de Zola, il est au début de la cinquantaine quand commence le roman. Un mythe l’entoure : «His image must be kept high in the street because the shadow of his authority covers more ground than his actual presence can» (p. 50). Insubordonné, il refuse la bureaucratie et la modernisation de la police, incarnée par un jeune policier en formation, Guttmann, et par un de ses supérieurs, Resnais : «You just don’t seem to be able to change with the changing times» (p. 259), lui dit-il. Ce Resnais essaie d’appliquer des méthodes de gestion modernes, venues des États-Unis et de ses lectures, qui ont la forme de maximes : «The man who isn’t a step AHEAD is a step BEHIND» (p. 254), par exemple. La Main est le territoire de LaPointe : avant de rentrer chez lui, revêtu de son grand pardessus difforme, toutes les nuits, il la «puts to sleep» (passim). Or la Main se meurt, comme LaPointe lui-même (p. 272).

D’autre part, le Montréal que fait entendre Trevanian est traversé de langues. La narration est en anglais, mais on y entend un peu de latin et d’allemand, et surtout du yiddish et du français. La rue Saint-Laurent est ce lieu où les langues se touchent, pas seulement les deux langues officielles canadiennes. Généralement, les mots qui ne viennent pas de l’anglais sont mis en italiques.

Pour l’essentiel, le français du roman est correct; c’est suffisamment rare pour devoir être signalé. Le registre populaire domine, notamment sa dimension sexuelle : «beau pétard» (p. 11), «foufounes» (p. 11), «bommes» (p. 12), «plotte» (p. 167-168), «guidoune» (p. 167-168, p. 170), «agace-pissette» (p. 175), «bizoune» (p. 177), «botte» (p. 178), «sauter ma cerise» (p. 210), «fif» (p. 235), «gamique» (p. 260), «tripoteux» (p. 210), «pissou» (p. 255), «fonne» (p. 265). Certains mots de ce registre sont inattendus (et bien vus), par exemple «sauteux de clôtures» (p. 168, p. 170-171) et «josepheté» (p. 175). Il est fait allusion au «joual» (p. 74, p. 83, p. 101, p. 187, p. 189, p. 308) : «Joual seems to have more words for aspects of sex than either English or French-French» (p. 171); Carré Saint-Louis, une école de langues travaille à un «intensive course in Joual» (p. 292). Quelques mots sont fautifs ou peu courants dans les milieux décrits, dans une période qu’on suppose être les années 1960 — «fric» (p. 61), «mec» (p. 203), «fringalet» (pour «gringalet», p. 210) — et on peut pinailler — il faut l’accent aigu à «Cremazie» (p. 46), on a mis «écu» et «titon» au lieu de «cul» et «téton» (p. 62, p. 70, p. 75) —, mais l’ensemble se tient.

Le jeune Guttmann est anglophone, mais il a appris le français. Ce français n’est pas celui de Montréal : «For the first time since they entered the Roi des Frites, Guttmann speaks up in his precise European French, the kind Canadians call “Parisian”, but which is really modeled on the French of Tours» (p. 69). Plus loin, LaPointe sera irrité par son «continental French» (p. 87). Il n’y a pas seulement plusieurs langues à Montréal; il y a aussi plusieurs variétés de la même.

Les cas les plus intéressants sont ceux qui mêlent syntaxiquement le français et l’anglais, où un pronom dans une langue détermine un verbe dans l’autre : «They chantent la pomme» (p. 15), «Gaspard tutoyers Lapointe» (p. 62), «[…] Resnais uses LaPointe’s first name, but does not tutoyer him» (p. 99), «She tutoyers all men» (p. 178). Trevanian invente alors une langue hybride.

Cela étant, il n’y a pas à se leurrer sur la hiérarchie des langues dans ce quartier, à ce moment de son histoire et de l’histoire linguistique du Québec. La situation est clairement exposée dès la deuxième page du roman :

The swearing, the shouting, the grumbling, the swatches of conversation are in French, Yiddish, Portuguese, German, Chinese, Hungarian, Greek — but the lingua franca is English. The Main is a district of immigrants, and greenhorns in Canada quickly learn that English, not French, is the language of success (p. 8).

Immigrer «au Canada», à cette époque, c’est choisir la langue du plus fort.

On l’aura compris : The Main est un excellent roman montréalais, par un non-Montréalais.

P.-S. — On peut parler avec des mots ou avec des gestes : «The French Canadian’s vocabulary of shrugs is infinite in nuance and paraverbal articulation. He can shrug by lifting his shoulders, or by depressing them. He shrugs by glancing aside, or by squinting. By turning over his hands, or simply lifting his thumbs. By sliding his lower lip forward, or by tucking down the corners of his mouth. By closing his eyes, or by spreading his face. By splaying his fingers; by pushing his tongue against his teeth; by tightening his neck muscles; by raising one eyebrow, or both; by widening his eyes; by cocking his head. And by all combinations and permutations of these. Each shrug means a different thing; each combination means more that two different things at the same time. But in all the shrugs, his fundamental attitude toward the role of fate and the feebleness of Man is revealed» (p. 76).

P.-P.-S. — L’Oreille tendue imagine qu’elle ne sera pas la seule à se souvenir de pratiques comme celle-ci : «All the children had to walk in a line past the coffin. […] The children had been told to take turns looking down into dead Grandpa’s face. The little ones had to stand tiptoe to see over the edge of the coffin, but they did not dare to touch it for balance. You were supposed to kiss Grandpapa goodbye» (p. 211).

 

[Complément du 28 août 2016]

L’essai de maîtrise en traduction de Thomas O. Saint-Pierre portait sur ce roman et sa traduction française. Réaction sur Twitter :

http://twitter.com/ThomasOSP/status/769162777160278016

http://twitter.com/ThomasOSP/status/769162874791010310

 

Référence

Trevanian, The Main, New York, Harcourt Brace Jovanovitch, 1972. Réédition : New York, Jove, 1977, 332 p. Les citations sont toutes à cette réédition.

Helvético-québécisme du jour

Ceci, via l’ami @bauer_olivier :

Festival Pully-Lavaux, affiche, 2016De quoi s’agit-il ? Explication tirée du site de l’événement :

Fondé en 1996, le festival Pully-Lavaux à l’heure du Québec est la plus grande scène européenne de musique francophone d’Amérique du nord.

Cette 11e édition sera l’occasion de fêter un anniversaire plein de belles surprises. Avec l’appui de la commune de Pully, le festival agrandit ses infrastructures afin d’accueillir dans les meilleures conditions possibles le nombre de ses visiteurs qui est, à chaque nouvelle édition, en constante augmentation. Nombre d’artistes québécois confirmés, ainsi que d’autres qui seront la relève de demain, ont déjà assuré le festival de leur venue à l’occasion de ce 20e anniversaire.

Ça toffe !, donc : Ça dure ! ou Ça continue !, en passant par l’anglais tough.

L’Oreille tendue, spontanément, aurait écrit On toffe ! Il est vrai qu’elle n’est pas suisse.