Michael Ignatieff n’a pas faim

Un lecteur pressé du Devoir pourrait penser que le chef du Parti libéral du Canada a un petit creux : «Ignatieff dépose sa liste d’épicerie», titrait en effet le quotidien hier (p. A4).

Il est vrai que la liste d’épicerie est prisée au Québec.

Certains, tel Ignatieff, la «déposent». D’autres la «présentent» : «Infrastructures. La Ville présente une liste d’épicerie de 306 millions» (la Presse, 14 juin 2001); «L’industrie agroalimentaire présente sa liste d’épicerie» (la Presse, 17 octobre 2001).

Avant cela, elle a été «dressée» : «Le maire Tremblay dresse sa liste d’épicerie» (la Presse, 7 février 2007, p. A8); «Montréal invité à dresser sa liste d’épicerie» (la Presse, 15 janvier 2009, p. A11).

Après, on la «reçoit» : «Scott reçoit la liste d’épicerie des autochtones» (le Devoir, 23 juillet 2004).

Quand il y en a plusieurs, on les regroupe pour en discuter : «Le sommet des listes d’épicerie» (le Devoir, 31 mai 2002).

Dans tous les cas, la liste d’épicerie désigne une énumération de demandes dont il est attendu que certaines seront excessives. C’est la règle du jeu : on sollicite aux quatre vents, puis on croise les doigts.

Du bon usage de l’italique

Annie Ernaux, la Place, éd. 1984, couverture

Il arrive souvent aux romanciers contemporains, pour ne prendre qu’eux, de marquer un langage, ou un niveau de langage, qui n’est pas le leur en mettant les mots de ce langage ou de ce niveau de langage en italique dans leur texte. Leurs motivations pour ainsi marquer leurs distances sont diverses.

Dans la Place (1983), Annie Ernaux a un usage particulièrement complexe de cet attribut typographique. Parfois, il sert à indiquer qu’un mot relève du patois (p. 28). Le plus souvent, il remplace la citation directe, généralement notée entre guillemets, pour donner aux propos rapportés une permanence plus grande. Cela est souvent lié à des sociolectes particuliers, à des niveaux de langage qui marquent l’appartenance de classe.

On avait tout ce qu’il faut, c’est-à-dire qu’on mangeait à notre faim […], on avait chaud dans la cuisine et le café, seules pièces où l’on vivait. Deux tenues, l’une pour le tous-les-jours, l’autre pour le dimanche (la première usée, on dépassait celle du dimanche au tous-les-jours). J’avais deux blouses d’école. La gosse n’est privée de rien. Au pensionnat, on ne pouvait pas dire que j’avais moins bien que les autres, j’avais autant que les filles de cultivateurs ou de pharmacien en poupées, gommes et taille-crayons, chaussures d’hiver fourrées, chapelet et missel vespéral romain (p. 56).

Chez Marie Darrieussecq, dans Truismes (1996), la répartition n’est pas moins complexe. D’un côté, la citation généralisable : «Je savais que la cliente n’avait jamais eu d’enfant, un client m’avait dit qu’elle était lesbienne, que c’était l’évidence même» (p. 22). De l’autre, le marquage d’un type de langage dont on pourrait dire qu’il est le langage autorisé, une sorte de prêt-à-parler idéologiquement déterminé (sans qu’il soit besoin de dire par quelle idéologie) : «Il y avait de la boue partout dans les rues à cause des averses de la veille et de la dégradation chronique de la voirie» (p. 82-83). Le langage de la pub, enfin : «J’étais toujours aussi fatiguée, ma tête était toujours aussi embrouillée, et le gel micro-cellulaire spécial épiderme sensible contre les capitons disgracieux de chez Yerling ne semblait même pas vouloir pénétrer» (p. 46). Entre la deuxième et la troisième catégorie, il est souvent difficile de faire la part des choses, comme sur tel panneau politique : «Edgar quelque chose, pour un monde plus sain» (p. 64).

(Le Michel Houellebecq des Particules élémentaires, en 1998, fait pareil, à longueur de page; voir, par exemple, p. 69-72.)

Dans un registre différent, le polar, Diane Vincent emploie l’italique pour souligner l’utilisation des mots de la langue populaire :

Au mieux, quelqu’un va nous mettre dans les pattes un bouc émissaire qui sera accusé de voies de fait ayant causé la mort, mais des témoins prétendront que le jeune Fred l’avait provoqué en le blastant sur un deal de dope (p. 174).

Le verbe blaster et le substantif deal sont en italique; ils viendraient de la langue populaire. Dope, en revanche, non. Problème, cependant, quelques lignes plus bas : «Je suis trop crevé pour te faire un compte rendu, mais si toi, tu as quelque chose, envoie, shoote» (p. 175). Pourquoi shooter — ici entendu au sens de parler tout de suite — n’a-t-il pas droit, lui, à l’italique ?

C’est bien le signe qu’il est difficile de départager, en matière de langue, ce qui est à soi et ce qui est aux autres.

 

Références

Darrieussecq, Marie, Truismes, Paris, P.O.L, coll. «Folio», 3065, 1998, 148 p. Édition originale : 1996.

Ernaux, Annie, la Place, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 1722, 1994, 113 p. Édition originale : 1983.

Houellebecq, Michel, les Particules élémentaires. Roman, Paris, Flammarion, 1998, 393 p.

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.

De P en P

On connaissait les PPP, ces partenariats public-privé qui plaisent tant aux entrepreneurs néolibéraux. On leur a même créé une agence gouvernementale, aujourd’hui — provisoirement ? — en dormance, l’APPPQ.

Comme il en était question à tout moment pendant quelques années, on s’est mis à utiliser l’expression à plusieurs sauces.

Il y eut un «parti pris pour les pauvres», le PPPP (le Devoir, 7 octobre 2004).

Puis un PPPS, le partenariat public-privé-syndicat (la Presse, 27 mars 2006).

Le Devoir des 30 et 31 janvier va une lettre plus loin, sur le plan alimentaire : pâtes, pizzas, patates, poulet et poutine sont des aliments qui ont actuellement mauvaise presse chez certains. Voici donc les PPPPP.

On n’arrête pas le progrès.

Exorcismes

Dans le quotidien montréalais la Presse, il y a quelques jours, ceci : «George W. Bush, sors de ce corps…» (16 janvier 2010, p. A31)

L’Oreille tendue s’interroge. Quelles sont les personnes qu’il faut faire sortir de tel ou tel corps ? Ne s’agit-il que de personnes réelles ? Ce troublant phénomène identitaire — quelqu’un squattant le corps de quelqu’un d’autre — est-il propre au Québec ?

Enquête dans des périodiques parus depuis un an. (Merci à Eureka.cc.)

Première constatation : les personnes à chasser viennent d’un peu partout. Outre Bush junior, il y a eu, dans les douzes derniers mois, Flaubert, J-Lo, Jean Perrault, Ray Manzarek, Normand L’Amour, Stephen King, Arnold Schwarzenegger.

Deuxième constatation : les personnes réelles dominent, mais il peut parfois s’agir de personnages fictifs (Jack Bauer ou l’héroïne éponyme du film Jennifer’s Body), voire d’un comportement. «Démon de l’adultère, sors de ce corps…» peut-on lire dans le Soleil du 17 octobre 2009.

Troisième constatation : le phénomène paraît surtout québécois, mais pas uniquement. La presse française et belge a aussi ses menaces internes, réelles et fictives : Warren Beatty (Marianne), Katharine Hepburn (Libération), François Pignon (le Soir).

Quatrième et dernière constatation : le tutoiement est de rigueur. Il n’y aucune occurrence de Sortez de ce corps.

Nos démons nous sont familiers.

 

[Complément du 16 août 2016]

«Sors de mon corps, Éric Neuhoff.» Cette phrase de Patricia Martin, dans la livraison du 14 août 2016 de l’émission le Masque et la plume de France Inter, pourrait porter à confusion.

 

[Complément du 23 mars 2022]

Le gouvernement du Québec, afin de lutter contre l’inflation, dit-il, enverra un chèque de 500 $ à plusieurs millions de Québécois. Cette mesure est électoraliste, avance la Presse+ du jour, qui évoque en titre le règne d’un ancien premier ministre, Maurice Duplessis : «Duplessis, sors de ce chèque !»

Néoduplessisme ?

Un ancien premier ministre du Québec, Maurice Duplessis (1890-1959), aimait dire que les Québécois étaient des Français «améliorés». Cela nourrissait le vieux ressentiment provincial envers l’ex-mère patrie.

Lu jeudi dernier : «Après cette parenthèse qui nous rappelle qu’il faut toujours se méfier des Français à l’heure de penser le Québec, revenons à nos moutons» (Louis Cornellier, «L’affaire ECR», le Devoir, 24 décembre 2009, p. E6).

Mouton : le mot est (involontairement) bien choisi. Ne désigne-t-il pas le suiveur, celui qui fait comme tout le monde ?