Accouplements 25

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Dans la série télévisée britannique The Fall, l’inspectrice Stella Gibson (jouée par Gillian Anderson) se rend sur la scène d’un crime. Devant des collègues, elle se présente à un policier en lui donnant le nom de son hôtel et son numéro de chambre. Il répondra à l’invitation. Message bien reçu. (Premier épisode de la première saison.)

Dans la série télévisée états-unienne Mad Men, le personnage principal, Don Draper (joué par Jon Hamm), est assis dans un restaurant d’hôtel avec des publicitaires qui essaient de le recruter. Une femme s’approche de leur table, fait semblant de reconnaître Draper et lui donne son numéro de chambre. On ne saura jamais s’il a répondu à l’invitation. Message pourtant bien reçu. (Troisième épisode de la septième saison.)

Les situations sont identiques : il s’agit pour une femme, en public, de faire les premiers pas pour se trouver un partenaire sexuel. Leur sens est pourtant radicalement différent.

Dans The Fall, une femme affiche son désir; c’est un signe d’égalité (revendiquée) entre les partenaires. (Plus tard dans la série, ce désir portera sur un autre policier et sur une pathologiste.) L’attention est tournée vers elle.

Dans Mad Men, c’est aussi une femme qui affiche son désir, mais celui-ci reste subordonné à celui d’un homme. Ce n’est pas la première fois, en effet, que Don Draper, ce personnage mené par sa queue, est présenté comme un aimant pour le désir féminin. L’attention est tournée vers lui. Soit la cliente du restaurant ne peut pas résister à son charme, soit c’est une prostituée (malgré les dénégations des publicitaires). L’alternative est édifiante.

Aspirateur du jour

Nicholson Baker, Room Temperature, 1991, couverture

Il y a jadis naguère, l’Oreille tendue a reçu une grande enveloppe, sans adresse de retour, qui contenait, sans mot d’explication, la photocopie d’un texte de fiction, «Room Temperature», paru dans le magazine The New Yorker sous la signature de Nicholson Baker. (Merci, @JPinNV.) Pour le dire comme Humphrey Bogart à la fin du film Casablanca (1942) : «this was the beginning of a beautiful friendship».

L’Oreille a déjà eu l’occasion de parler ici de ce fabuleux écrivain qu’est Nicholson Baker : au sujet du Kindle d’Amazon, de sa si spitante langue, de la ponctuation, du jeu vidéo Modern Warfare 2, de Tintin, du lexique des écrivains, du iPhone, de l’anneau de Gygès. Quand elle a écrit sur Wikipédia, elle s’est appuyée sur un de ses articles de la New York Review of Books (2008).

Pourquoi rappeler cela aujourd’hui ? Parce que Baker consacrait cette semaine un court texte, «Suction», à l’aspirateur, toujours dans le New Yorker : «There are many pleasures to vacuum cleaning, and then sometimes there’s rug rage» (incipit). Les lecteurs de The Mezzanine (1990) apprécieront. Les autres aussi.

 

[Complément du 3 janvier 2024]

Dans sa vidéo «Nicholson Baker remonte son escalator» (2 janvier 2024), François Bon raconte sa découverte, dans laquelle l’Oreille a joué un rôle, du roman The Mezzanine. Allez voir.

 

Références

Baker, Nicholson, The Mezzanine. A Novel, New York, Vintage Books, coll. «Vintage Contemporaries», 1990, 135 p. Paru en français sous le titre la Mezzanine, Paris, Julliard, 1991, traduction d’Arlette Stroumza.

Baker, Nicholson, «Room Temperature», The New Yorker, 8 janvier 1990, p. 31-39. Repris dans Room Temperature, New York, Vintage Books, coll. «Vintage Contemporaries», 1991, 116 p. Paru en français sous le titre À servir chambré, Paris, Julliard, 1992, traduction de Michel Lederer.

Baker, Nicholson, «The Charms of Wikipedia», The New York Review of Books, 55, 4, 20 mars 2008.

Baker, Nicholson, «Suction», The New Yorker, 12 mai 2015.

Melançon, Benoît, «Journal d’un (modeste) Wikipédien», dans Rainier Grutman et Christian Milat (édit.), Lecture, rêve, hypertexte. Liber amicorum Christian Vandendorpe, Ottawa, Éditions David, coll. «Voix savantes», 32, 2009, p. 225-239. https://doi.org/1866/11380

Souvenirs de René Lecavalier

 

Arsène et Girerd, les Enquêtes de Berri et Demontigny, 1975, p. 39

Il a reçu en 1959 le prix Olivar-Asselin de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et on lui a décerné deux doctorats honoris causa, l’un de l’Université de Montréal, l’autre de l’Université du Québec. Il a déjà déclaré en ondes une chose un brin étonnante : «C’est la première fois, incidemment, que nos appareils de télévision ont le plaisir de vous présenter une bagarre.» Il a été imité par le groupe comique Rock et belles oreilles. Pierre Bertrand l’a chanté en 1978 : «Je r’gardais tous ‘es matchs à tévé / Ent’ mon père pis Lecavalier.» En 1996, François Hébert l’a comparé à Don Quichotte. On le trouve dans des romans (Chien vivant, 2000; Sainte Flanelle, gagnez pour nous !, 2012), des nouvelles («Donny», 1993), des souvenirs («Le hockey», 1992), des livres pour enfants (la Coupe du hocquet glacé, 2010), des bandes dessinées («Québec Utopie 1980», 1969; Onésime, février 1974; On a volé la coupe Stanley, 1975; Gangs de rue, 2011). Quand Marc Robitaille (2013) parle de lui, il prend toujours soin de l’appeler «Monsieur».

Les amateurs connaissent le rôle joué par l’annonceur René Lecavalier (1918-1999) dans la popularisation d’un vocabulaire français pour décrire l’univers du hockey. Même l’écrivaine Anne Hébert, en entrevue avec Jean-François Nadeau en 1995, va dans ce sens :

Comme modèle de correction du langage, Anne Hébert cite en exemple nul autre que René Lecavalier, l’ancien chroniqueur sportif de Radio-Canada ! «Au Québec, au niveau du sport, on a fait quelque chose d’extraordinaire grâce à cet homme. C’est lui qui a changé le vocabulaire. Ça, c’était une grande réussite. Mais en France, les expressions que l’on propose pour le sport sont tellement longues, tellement emberlificotées que personne ne s’en servira jamais. M. Lecavalier devait être un bon grammairien. Il avait le sens du français. Ce sont des hommes comme lui dont nous avons besoin.»

(Anne Hébert suivant un match de hockey à la radio ou à télévision ? Ça fait rêver.)

Seule exception à ce concert d’éloges : Pierre Foglia, en 1999, dans la Presse, au moment de la mort de l’annonceur.

Me voilà à vous parler de [Stéphan] Bureau alors que je m’apprêtais plutôt à vous parler de René Lecavalier, ce sera pour une autre fois… Juste un mot quand même, quand je suis arrivé au Québec au début des années soixante, Lecavalier était déjà celui «qui parlait bien». Quarante ans plus tard, à sa mort, les éloges qu’on lui fait ne disent pas autre chose : Dieu que cet homme-là parlait bien (et abondamment). Lecavalier incarne de façon troublante la fascination du Québec des années soixante pour une langue emphatique. D’autant plus troublante que l’autre héros de ces années-là, Maurice Richard, était un héros muet, faute de maîtriser le discours. Quand vous aurez rangé vos kleenex, il y a là un sujet fascinant je pense.

Oui, il y a là un «sujet fascinant».

 

[Complément du 20 novembre 2021]

Avant de décrire les matchs de hockey, René Lecavalier a notamment participé à des magazines, en partie humoristiques, à la radio de Radio-Canada. Dans la biographie de son père, Eugène Cloutier. Un Canadien errant (2021), Anne-Marie Cloutier consacre quelques pages à une de ces émissions, le P’tit Train du matin (1947-1952), dont on tirera aussi des spectacles (p. 51-55, p. 72-73, p. 190-191). Le portrait ci-dessous se trouvait sur l’affiche d’un tel spectacle, à Québec, en novembre 1949, au Palais Montcalm.

René Lecavalier, portrait, 1949

 

[Complément du 11 janvier 2023]

Le René Lecavalier commentateur est bien connu. Le joueur, moins.

Le 28 janvier 1938, Émile [Bouchard] fait […] ses débuts au célèbre Forum [de Montréal], qui deviendra sa deuxième demeure. Son équipe [les Maple Leafs de Verdun], qui affronte le Victoria Jr, remporte la partie et s’empare ainsi du premier rang au classement de la ligue. Fait intéressant, dans le clan adverse s’aligne un dénommé René Lecavalier qui, cependant, ne deviendra pas célèbre pour ses prouesses au hockey. En 1941, ce même Lecavalier accrochera ses patins pour se consacrer au journalisme. Une décennie plus tard, il commencera sa carrière de commentateur de hockey, carrière qu’il mènera pendant plus de trente ans (Émile Butch Bouchard, p. 33).

 

[Complément du 13 janvier 2023]

On entend René Lecavalier évoquer son regret de ne pas avoir fait carrière sportive dans l’émission radiophonique les Défricheurs (troisième épisode, «Les sports», Radio-Canada, 28 décembre 2022, conception et animation : Stéphane Garneau).

 

[Complément du 22 janvier 2024]

La Fondation Lionel-Groulx consacre une des vidéos de sa série «Nos géants» à Lecavalier. C’est ici.

 

Références

Arsène et Girerd, les Enquêtes de Berri et Demontigny. On a volé la coupe Stanley, Montréal, Éditions Mirabel, 1975, 48 p. Premier et unique épisode des «Enquêtes de Berri et Demontigny». Texte : Arsène. Dessin : Girerd. Bande dessinée.

Beaudet, Marc et Luc Boily, Gangs de rue. Les Rouges contre les Bleus, Brossard, Un monde différent, 2011, 49 p. Bande dessinée.

Bergeron, Alain M., la Coupe du hocquet glacé. Miniroman de Alain M. Bergeron — Fil et Julie, Québec, Éditions FouLire, coll. «Le chat-ô en folie», 9, 2010, 45 p.

Bertrand, Pierre, «Hockey», dans Beau dommage, Passagers, 1978, disque 33 tours, étiquette Cap. ST-70-055, paroles de Pierre Bertrand et Monique Gignac, musique de Beau Dommage; repris sur Beau Dommage, Anthologie, 1999, deux disques audionumériques, étiquette 7243 5 23940 2 9-7243 5 23941 28-7243 5 23942 27 EMI Music Canada et sur Gilles Valiquette, En direct de CKOI, 2008, disque audionumérique, étiquette Musicor Projet Spéciaux.

Chartier, Albert, Onésime. Les meilleures pages, Montréal, Les 400 coups, 2011, 262 p. Publié sous la direction de Michel Viau. Préface de Rosaire Fontaine.

Cloutier, Anne-Marie, Eugène Cloutier. Un Canadien errant, Montréal, Carte blanche, 2021, 253 p. Ill.

Dionne, Claude, Sainte Flanelle, gagnez pour nous ! Roman, Montréal, VLB éditeur, 2012, 271 p.

Foglia, Pierre, «Je veux être une tortue», la Presse, 9 septembre 1999, p. A5.

Garneau, Richard, «Donny», dans Vie, rage… dangereux (Abjectus, diabolicus, ridiculus). Nouvelles, Montréal, Stanké, 1993, p. 123-149.

Gélinas, Marc F., Chien vivant, Montréal, VLB éditeur, coll. «Roman», 2000, 375 p.

Hébert, François, «La Bible de Thurso», Liberté, 152 (26, 2), avril 1984, p. 14-23. Repris dans Jean-Pierre Augustin et Claude Sorbets (édit.), la Culture du sport au Québec, Talence, Éditions de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine et Centre d’études canadiennes, coll. «Publications de la MSHA», 220, 1996, p. 207-213. https://id.erudit.org/iderudit/30741ac

Laprade, Pat, Émile Butch Bouchard. Le roc de Gibraltar du Canadien de Montréal, Montréal, Libre expression, 2022, 357 p. Ill. Préface de Réjean Tremblay.

Nadeau, Jean-François, «Une sensibilité universelle. Anne Hébert demeure habitée par le Québec de son enfance», le Devoir, 4 février 1995, p. D1.

Nadeau, Marc-Antoine, «Québec Utopie 1980», le Quartier latin, 10 décembre 1969.

Robitaille, Marc, Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hockey. Roman, Montréal, VLB éditeur, 2013, 180 p. Ill.

Tremblay, Michel, «Le hockey», dans Douze coups de théâtre. Récits, Montréal, Leméac, 1992, p. 181-200.

Photo de René Lecavalier, Almanach du peuple Beauchemin 1972, couverture