Qui tire pointe nécessairement

Michael Delisle, le Feu de mon père, 2014, couverture

Soit ces trois phrases :

«Drame dans la NFL : le secondeur des Chiefs tire sa copine avant de se suicider» (le Devoir, 1er décembre 2012).

«En 2012, la jeune Pakistanaise a été tirée à bout portant par un taliban […]» (la Presse+).

«Tire ! Enwouèye, tire !» (le Feu de mon père, p. 13)

Au Québec, tirer — au sens d’employer une arme à feu — connaît donc deux constructions : une transitive (tirer quelqu’un), une intransitive.

On aurait pu les croire familières toutes les deux. Les quotidiens montréalais ne semblent pas d’accord.

 

Référence

Delisle, Michael, le Feu de mon père. Récit, Montréal, Boréal, 2014, 121 p.

Le dieu du cinématographe

Soit la phrase suivante, d’un article récent de William S. Messier :

D’ailleurs, le passage d’Eggers à l’émission en 1998 marque la facture littéraire de This American Life. En rétrospective, j’ai du mal à ne pas considérer la rencontre comme ayant été arrangée avec le gars des vues (p. 132).

Qui est, au Québec, ce gars des vues ? Il incarne l’absence de crédibilité d’une situation. Ce qui est arrangé avec le gars des vues est organisé, planifié, trafiqué. Personne n’est moins spontané que le gars des vues. Dès qu’il met la main à la pâte, on doit se méfier : dans l’ombre, il intervient pour qu’une situation se présente sous son meilleur jour. En revanche, s’il est démasqué, il perd tous ses pouvoirs.

P.-S. — Une vue ? Un film. Le gars des vues est un dieu cinématographique.

 

[Complément du 25 avril 2016]

L’expression n’est pas nouvelle. On la trouve déjà en 1954 dans une chronique cinématographiques de Gilles Marcotte :

Cette rivière [dans River of no Return], justement, Robert Mitchum, Marilyn Monroe et un petit bonhomme appelé Tommy Retig, la descendent sur un radeau. On imagine parmi quels dangers. Aussi bien, n’était l’intervention continuelle du «gars des vues», ils seraient noyés ou assassinés (par les Indiens) depuis longtemps.

 

[Complément du 3 septembre 2019]

Existe aussi en version pharmaceutique, foi de Samuel Archibald : «La mauvaise nouvelle, c’est que cette histoire-là est un peu arrangée avec le gars des pilules» (p. 29).

 

Références

Archibald, Samuel, «Survivre à l’envers du monde», Nouveau projet, 16, automne-hiver 2019, p. 28-30.

Marcotte, Gilles, «Le cinéma. Un policier au couvent», le Devoir, 30 août 1954, p. 7.

Messier, William S., «Le grand radioroman américain», Nouveau projet, 05, printemps-été 2014, p. 128-132.

L’économie du hockey

Soit les phrases suivantes, toutes les deux tirées de la Presse+ du 19 avril 2014 :

«J’ai aimé la façon dont on a géré la rondelle autant que la façon dont on s’est défendus» (Michel Therrien).

«On savait qu’ils sortiraient en force, et il a fallu gérer la tempête au début» (Carey Price).

Le hockey est devenu affaire de gestion. Le phénomène est récent : on n’aurait pas parlé ainsi il y a quinze ou vingt ans.

C’est particulièrement clair dans le vocabulaire du joueurnaliste Marc Denis au Réseau des sports (RDS). Un de ses verbes favoris est gérer (la rondelle, le «traffic» devant le filet, l’attaque à cinq) et il n’hésite pas à parler du mandat confié à l’entraîneur des gardiens (match du 20 avril 2014).

Dans une société où l’économie occupe autant de place, cela ne devrait pas étonner les spectateurs.

P.-S. — Exemple romanesque, dans Chanson française (2013) de Sophie Létourneau, qui montre bien l’ampleur de la pénétration du vocabulaire de la gestion dans l’ensemble du langage : «La classe était dissipée, il y avait du chahut, mais tu gérais jusqu’à ce que Julien ouvre la porte» (p. 130).

 

[Complément du 27 avril 2014]

Que doivent faire les Canadiens de Montréal, selon le propriétaire de l’équipe, Geoff Molson ? «Il faut gérer les attentes» (la Presse, 11 avril 2014, cahier Sports, p. 3).

 

[Complément du 28 mai 2014]

Trois autres exemples du vocabulaire de la gestion appliqué au hockey.

Il fut un temps où chaque équipe avait des entraîneurs adjoints; ils ont été remplacés par des entraîneurs associés. Ils sont devenus des partenaires. Comme dans les grandes surfaces de rénovation, le personnel hockeyistique a changé de statut.

On ne parle plus de la responsabilité des joueurs, mais de leur imputabilité.

Une équipe doit générer des occasions de marquer ou générer de l’attaque, comme d’autres génèrent des revenus.

 

[Complément du 3 juillet 2018]

Entendu hier, au Réseau des sports, le joueurnalyste Patrick Leduc parler du «capital de chance» des joueurs japonais dans leur huitième de finale à la Coupe du monde de football 2018 : de la langue de puck à la langue de ballon rond.

 

[Complément du 3 juillet 2018]

La mémoire est la faculté qui va oublier. L’Oreille tendue reparlera de ceci… le 19 juillet 2016.

 

[Complément du 2 juin 2019]

L’autre jour, Marc Denis était interrogé par la Presse+ sur les raisons de la faible présence des anciens gardiens de but parmi les entraîneurs de la Ligue nationale de hockey. Sa réponse :

«C’est vrai que notre tempérament est plus proche de celui d’un gestionnaire», ajoute Marc Denis. Actionnaire des Saguenéens de Chicoutimi, il n’a pas l’intention de devenir entraîneur-chef. Mais un poste dans les opérations hockey ? «Ce n’est pas impossible que je me dirige de ce côté-là un jour. La gestion, ça m’intéresse. C’est drôle, quand tu y penses, parce que sur la glace, le gardien est un des seuls joueurs qui peut gérer le match. Il peut décider d’arrêter l’action, par exemple. Ou décider de quel côté ira la mise en jeu. Il est capable de prendre du recul face au jeu et de l’analyser.» (L’Oreille souligne.)

Ceci (le passé du joueur) expliquerait-il cela (le choix d’un mot) ?

 

Références

Létourneau, Sophie, Chanson française. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 70, 2013, 178 p.

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture

Autopromotion 114

L’Oreille tendue sera, vers 8 h 20, à l’émission C’est pas trop tôt ! de la radio de Radio-Canada pour parler de son Langue de puck. Abécédaire du hockey.

 

[Complément du 21 avril 2014]

On peut (ré)entendre l’entretien avec Marie-France Bazzo ici.

 

Référence

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture

Accouplements 05

Michael Delisle, le Feu de mon père, 2014, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Que fait le chef mafieux Tony Soprano dans la vie ? C’est la question que lui pose sa psychiatre, Jennifer Melfi, dans le premier épisode de la série télévisée The Sopranos, quand elle ignore encore qui il est. Sa réponse : «Waste management consultant» (consultant en gestion des ordures).

Que fait le père de Michael Delisle dans la vie (avant de rencontrer Dieu) ? La réponse se trouve dans le Feu de mon père (2014) :

Quand il était question de mon père pour les Sœurs de la Providence, ou les Sœurs de Sainte-Anne, ou les Sœurs grises, ma réponse était toute faite. Je ne me souviens plus qui de mes parents m’a appris le mot éboueur, mais il était important que je le retienne. Si on me demandait de nommer le métier de mon père, je ne devais pas dire passeur de Chinois aux lignes, ma sœur, ni fraudeur d’élections, voleur, arnaqueur, braqueur ou propriétaire d’alambic, je disais :
— Éboueur, ma sœur, mon père est éboueur.
Le mot était plus français que vidangeur. Je me souviens maintenant, c’est ma mère qui m’a appris le mot. Il n’y avait qu’elle pour me dire :
— Ton père est vidangeur. En français, on dit éboueur.
Le français a toujours été pour elle non seulement une réalité étrangère, mais une réalité parallèle (p. 54-55).

Voilà ce qui se cacherait derrière les ordures.

 

Référence

Delisle, Michael, le Feu de mon père. Récit, Montréal, Boréal, 2014, 121 p.