Remarque linguistique à méditer

Nicolas Dickner, le Romancier portatif, 2011, couverture

«La norme n’est pas morale. Elle ne sert pas à distinguer le bon et le mauvais, le beau et le laid. La norme sert essentiellement à distinguer la paresse et le libre arbitre. Elle sépare les bâcleurs des rebelles. Dans un monde dépourvu de règles, prétendre à la liberté perd tout son sens.

Voilà au moins un point sur lequel Maurice Grevisse ne se trompait pas.»

Nicolas Dickner, «Bâcleurs et rebelles», Voir, 23 février 2011, repris dans le Romancier portatif. 52 chroniques à emporter, Québec, Alto, 2011, p. 205-207, p. 207.

Il ne manquait que lui

François Bon, l’Incendie du Hilton, 2009, couverture

En 2004, l’Oreille tendue signait un Dictionnaire québécois instantané avec son collègue Pierre Popovic.

S’agissant de la langue médiatique, elle avait dû se pencher sur un des mots les plus à la mode au Québec : salon.

Variante toujours commerciale et souvent non estivale des audiences, du carrefour, du chantier, du comité, de la commission, de la consultation, des états généraux, du forum, du groupe-conseil, du groupe de discussion, du groupe de travail, de la rencontre, du sommet, de la table d’aménagement, de la table de concertation, de la table de convergence, de la table de prévention, de la table de suivi et de la table ronde. «Les salons et foires se portent bien au Québec» (la Presse, 5 décembre 2001). Agroalimentaire du Suroît, de l’aménagement extérieur, de l’emploi-formation, de l’épargne, de l’érotisme, de la féminité, de la maternité et de la paternité, de l’automobile, des aînés de Montréal, des métiers d’art du Québec, des organisateurs d’événements, Domicilia, du livre anarchiste, du printemps des artistes des Cantons-de-l’Est, Informatique / Affaires de Québec, international de l’ésotérisme de Montréal, Marions-nous, national de l’habitation, Pepsi-Jeunesse. Voir coalition, concertation, consensus, festival, partenaires sociaux et suivi.

La liste s’est allongée depuis : des tendances ameublement, des vins et spiritueux de Montréal, de la passion médiévale.

Dans l’Incendie du Hilton (2009, p. 181-182), François Bon recensait, pour la seule place Bonaventure de Montréal, douze salons, dont celui du livre.

Il ne manquait, au Québec, qu’un événement de ce type. Ce sera incessamment réglé : «Le Salon Plan Nord débute ce week-end» (le Devoir, 16 avril 2012, p. A4). Si le Plan Nord promu par le gouvernement provincial de Jean Charest est bel et bien la panacée promise, la moindre des choses est qu’il ait, lui aussi, son salon. Sinon, on aurait dû s’inquiéter.

P.-S. — Aucune des listes qu’on vient de lire n’est bien sûr exhaustive.

 

Références

Bon, François, l’Incendie du Hilton. Roman, Paris, Albin Michel, 2009, 182 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Ricardo au Dollarama

Nicolas Dickner, le Romancier portatif, 2011, couverture

À compter du 26 avril, Ricardo, l’homme privé de patronyme, animera, à la télévision de Radio-Canada, une nouvelle émission, le Fermier urbain. Le voilà donc «gentleman-farmer urbain» (la Presse, 18 avril 2012, cahier Arts, p. 3).

Urbain ?

Lisons Nicolas Dickner : «Pourtant, le concept même de “valeur” est volatil. Prenez le mot “urbain”, un terme bien coté depuis trois ou quatre ans. D’abord avant-gardiste, il est vite devenu commun, avant de tomber dans l’utilisation à outrance, puis dans l’impropriété excessive. En ce moment, il se trouve quelque part dans le Dollarama du langage, à côté des napperons en bambou et des potiches pseudo-asiatiques» (éd. de 2011, p. 82).

Le décor de l’émission est déjà tout trouvé.

 

Référence

Nicolas Dickner, «Vaut mieux rester calme», Voir, 19 mars 2008, repris dans le Romancier portatif. 52 chroniques à emporter, Québec, Alto, 2011, p. 81-84, p. 82.

Mourir le premier

L’Oreille tendue se répète (radote, diraient certains) : mourir lui sied mieux que décéder.

Mais il y a pire que décéder : pré-décéder.

Un exemple ? «Pré-décédée par son époux […]» (le Devoir, 14-15 avril 2012, p. C8).

Les bras de l’Oreille lui en tombent. Et elle attend avec appréhension post-décéder.

 

[Complément du 24 août 2016]

Le mot existe en anglais : «Today his son, who has predeceased him, lies no stiller and quieter, ensconsed in scarlet satin, than his father stands, half-eclipsed in shadow at the rear of the church» («The Weary Chronicles», p. 189).

 

Référence

Allen, Robert, «The Weary Chronicles» (1983), reproduit dans Michael Benazon (édit.), Montreal mon amour. Short Stories from Montreal, Toronto, Deneau, 1989, xix/290 p., p. 186-208, p. 189.

Fais-moi vibrer

Nicolas Dickner, le Romancier portatif, 2011, couverture

Dans l’hebdomadaire Voir, le 31 août 2006, Nicolas Dickner, sous le titre «De la barbe à papa pour l’âme», signe une chronique sur la rentrée littéraire, et plus précisément encore sur le communiqué de presse, ce «genre littéraire fascinant» qui présente «les mêmes difficultés qu’un sonnet en alexandrins» (éd. de 2011, p. 40).

Il dresse la liste des adjectifs récurrents — l’adjectif est une «gazoline émotive» (p. 40) — dans ce genre de prose publicitaire (p. 40-42). L’histoire du texte à paraître est surprenante, bouleversante, émouvante, explosive, voire cataclysmique, hilarante, humaine, inspirante, palpitante, percutante, cauchemardesque, terrifiante, picaresque. Son auteur est attachant, brillant, cynique, énigmatique, fondamental, inouï, inspirant, intelligent, intrigant, jubilatoire, lucide, majeur, inconnu, obstiné, remarquable, sensible. Sa plume est acerbe, décapante, sobre, vive, incisive, viscérale, efficace, intelligente (bis), jubilatoire (bis), lumineuse, maîtrisée «ou tout bonnement vertigineuse». «Quant au livre, il est toujours luxueux, superbe et écologique.»

Sur le podium ? Mention honorable : inattendu. Médaille de bronze : captivant, fascinant, stupéfiant «et autres termes tout droit sortis d’un manuel d’hypnose». Médaille d’argent : exceptionnel, singulier et imprévisible. Médaille d’or : incontournable.

S’il récrivait ce texte aujourd’hui, Nicolas Dickner pourrait reprendre la même litanie d’épithètes, mais il lui faudrait faire quelques ajouts : urbain, festif, gourmand, extrême, métissé, décalé — et vibrant.

C’est Pierre Popovic qui le faisait remarquer dans une entrevue au Devoir le 8 juillet 2011 : «Sur les étagères des librairies, je n’ai aucune peine à trouver les derniers best-sellers en vogue. Une grosse bandelette aguicheuse capsule ledit opuscule : le montant des exemplaires vendus accompagne souvent l’épithète valorisante (“vibrant” a la cote).» Il donnait l’exemple suivant : «une héroïne vibrante s’aventure avec une blessure décoiffante dans un monde devenu sans repères».

D’autres ?

Un livre ? «L’auteur, Bénédicte Froger-Deslis, signe son premier roman. Elle a vécu et vibré en Afrique, sur tous les continents, s’est frottée aux cultures et sensations» (L’Harmattan).

Un film ? The Raid : Redemption est «Violent et vibrant» (la Presse, 7 avril 2012, cahier Cinéma, p. 9).

Une ville ? À un bout de l’autoroute Jean-Lesage : «Du même souffle, cette publication est née du désir de raconter Montréal autrement et de fixer sur papier les images de ce spectacle en les présentant dans un écrin à la dimension d’une métropole tout aussi vibrante» (Signé Montréal, p. 9). À l’autre : en excursion dans la Vieille Capitale — pour les non-autochtones : Québec —, l’Oreille tendue a été accueillie dans son «hôtel alternatif» par une liste d’activités intitulée «Ce qui fait vibrer Québec…».

On peut donc vibrer à vibrer, en attendant la prochaine mode.

 

Références

«Avant-propos», dans Signé Montréal, Montréal, Pointe-à-Callière. Musée d’archéologie et d’histoire de Montréal, 2010, 159 p., p. 9. François Hébert : auteur. Moment Factory : visuels. Avec la collaboration de Sylvie Dufresne, Paul-André Linteau et Raymond Montpetit. Existe aussi en version anglaise.

Baillargeon, Stéphane, «Entrevue avec Pierre Popovic. Portrait de l’asservissement économiste», le Devoir, 8 juillet 2011.

Dickner, Nicolas, «De la barbe à papa pour l’âme», Voir, 31 août 2006, repris dans le Romancier portatif. 52 chroniques à emporter, Québec, Alto, 2011, p. 39-42.