Arguments spécieux du mercredi

«Échenillons notre langue», publicité linguistique, Québec, avant 1951

(Du mercredi ? Parce qu’ils suivent ceux du mardi, pardi !)

Ça commençait plutôt bien. Dans un article du 20 avril, «Écriture inclusive : les destructeurs de la langue française», Mathieu Bock-Côté, omnicommentateur formé en sociologie, citait — sans attribution, il est vrai, et approximativement — une phrase géniale d’André Belleau : «Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler» (1983, p. 6) devenait «les Québécois n’ont pas besoin de parler français, mais ont besoin du français pour parler».

Les choses se gâtent par la suite, sur au moins trois plans.

Mathieu Bock-Côté n’a jamais rencontré une hyperbole qu’il n’a pas aimée, d’où le ton de son texte : «destructeurs de la langue française», «cancer», «thèse paranoïaque», «tuer le français», «apocalypse», «démission de l’intelligence», etc. En matière de langue, sujet délicat s’il en est un, on pourrait rêver de plus de nuances.

Le chroniqueur ne comprend manifestement pas ce qu’est l’écriture inclusive, qu’il confond avec deux de ses formes, le point médian et la création de nouveaux pronoms personnels. (Les formes de l’écriture inclusive sont nombreuses et encore en évolution : voir ici, par exemple, pour un point de vue posé.) Cela ne l’empêche pas d’affirmer, sans la moindre source, des choses comme celles-ci :

C’est au nom de cela qu’on n’écrira plus, par exemple, les «étudiants» ni même, les «étudiants et les étudiantes», mais qu’on écrira les «étudiant.e.s». Et cela systématiquement.
C’est pour cela que des professeurs n’écriront plus il ou elle, mais iel, et n’écriront plus ceux ou celles, mais celleux.

«Systématiquement» ? Où cela ? Cela se serait imposé «en quelques années à l’université» et «dans l’administration» ? Vraiment ? Cette «manière d’écrire devient progressivement obligatoire» ? Depuis quand, où, pour qui ? On aimerait pouvoir juger sur preuves.

Bock-Côté n’est pas mieux informé au sujet de la réforme proposée d’une règle de l’accord du participe passé, celui avec le verbe avoir. Lui et Patrick Moreau font la paire.

Cela fait beaucoup pour un texte de 480 mots ? Peut-être, mais les habitués du «hibou de Lorraine» (Mark Fortier) ne seront pas dépaysés.

P.-S.—L’Oreille tendue a déjà abordé d’autres positions «linguistiques» de Mathieu Bock-Côté. C’est , notamment.

P.-P.-S.—D’autres chroniqueurs s’excitent le poil des jambes avec l’écriture inclusive. Celui-ci, par exemple.

P.-P.-P.-S.—Vous vous intéressez à l’argumentation chez Mathieu Bock-Côté ? Lisez les Déchirures, le plus récent livre d’Alex Gagnon. (Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue a édité ce livre.)

 

Illustration : J.-F., F. [Frère Jean-Ferdinand], Refrancisons-nous, s.l. [Montmorency, Québec ?], s.é., coll. «Nous», 1951 (deuxième édition), 143 p., p. 86.

 

Références

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Gagnon, Alex, les Déchirures. Essais sur le Québec contemporain, Montréal, Del Busso éditeur, 2023, 347 p.

Pronom hockeyistique

Publicité de la Banque Scotia en faveur de la diversité dans le hockey, comportant le pronom iel.

En 2021, les dictionnaires Le Robert ont ajouté à leur nomenclature le pronom iel. Tout le monde n’avait pas apprécié. L’Oreille tendue en avait parlé à la radio.

Hier soir, elle regardait un match des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — quand elle est tombée sur la publicité dont l’image ci-dessus est tirée.

La Banque Scotia souhaite lutter contre plusieurs aspects de la culture du hockey au Canada, notamment son manque de diversité. Pour ce faire, elle évoque l’ouverture envers diverses communautés (les homosexuels, les jeunes filles, les «communautés culturelles», les Premières nations, etc.), notamment celles où iel se pratique.

Il y a un chroniqueur qui ne doit pas être content.

Qu’arrive-t-il au Devoir ?

L’écriture inclusive occupe une étrange place dans les débats publics, au Québec comme en France. Cette façon de s’exprimer, que bien peu de gens cherchent à imposer dans toutes les circonstances de la vie publique et privée, cristallise néanmoins des positions idéologiques qui dépassent largement le cadre linguistique. Elle rend fous un certain nombre de commentateurs.

Prenez le quotidien montréalais le Devoir. Au cours de la dernière année, il a publié deux textes complètement délirants sur cette question.

Le premier, celui de Christian Rioux, était tellement confus qu’il en devenait ridicule, mais il n’étonnait pas : la grogne nationaloconservatrice — restons polis — est le fonds de commerce de ce chroniqueur depuis plusieurs années.

Le deuxième — ce n’est malheureusement pas, selon toute probabilité, le second — a paru hier sous la plume de Philippe Barbaud. «Abolissons l’écriture “inclusive”», originellement publié dans la revue l’Action nationale, est repris par le Devoir dans sa rubrique «Des idées en revues». «Idées», dans ce cas, est un bien grand mot.

Barbaud a beau se présenter comme linguiste, il n’évoque guère d’argument linguistique pour s’en prendre aux recommandations du Bureau de la traduction du gouvernement fédéral et de l’Office québécois de la langue française. Il préfère associer l’écriture inclusive au totalitarisme et à sa «manipulation des esprits», au «multiculturalisme canadien», à la «religion», à «la bienséance diversitaire», au racisme, voire — cela donne le vertige ! — à «la bigoterie communautariste anglo-américaine qui déferle sur le monde entier, et non pas seulement occidental, grâce à l’argent des églises évangélique, baptiste, catholique, pentecôtiste, méthodiste, et sectes affiliées, dont le zèle apostolique fournit le terreau nécessaire à la diffusion de l’islamisme radical et mortifère soutenu par les pétrodollars des monarchies musulmanes». Ouf. Il réussit encore le tour de force de mettre dans le même panier les recommandations locales en matière d’écriture inclusive et l’«esprit de normativité» de l’Académie française, qui résiste pourtant depuis des décennies à pareilles recommandations. C’est du grand n’importe quoi.

Le but secret de ces «documents gouvernementaux […] “toxiques”» ? «L’objectif inavoué est le reformatage en profondeur de la culture et de la conscience collectives de la population francophone du Canada, entre autres, pour qu’elle se plie aux exigences des minorités qui désormais nous gouvernent. Une acculturation à l’envers de la majorité, en quelque sorte.» (Une question, au passage : parmi ces «minorités», y aurait-il les femmes, dont la représentation dans la langue est évidemment un des objectifs de l’écriture inclusive ?)

Dites, le Devoir : quelle mouche vous pique ? Vous soignez votre lectorat réactionnaire ?

P.-S.—Conseil aux crinqués : personne ne vous oblige à pratiquer l’écriture inclusive. Si elle vous déplaît, ignorez-la. Il n’est pas indispensable d’imposer vos lubies à tout le monde.

Nouveau trouble de l’Oreille

Une université offre une formation : «Depuis le début de la pandémie, les défis sont de taille pour les personnes professeures, professeurs et maîtres de langue. Les changements reliés à vos tâches, tels qu’enseigner en mode virtuel et soutenir vos étudiants à distance, sont nombreux et constituent une source de stress pour plusieurs.»

L’Oreille tendue a un peu de mal à s’y retrouver.

Les «professeures, professeurs et maîtres de langue», ce sont bien des êtres humains ? Pourquoi alors leur adjoindre «personnes» ? Ça va de soi, non ?

S’il y a des «maîtres de langue», pourquoi n’y a-t-il pas des «maîtresses» ?

S’il y a des «étudiants», pourquoi n’y a-t-il pas des «étudiantes», voire des «personnes étudiantes, étudiants» ?

Tant de questions, si peu d’heures.

Masochisme du lundi matin

L’Oreille tendue n’en disconvient pas : il n’est pas indispensable, dans la vie, de lire les chroniques de Christian Rioux dans le quotidien montréalais le Devoir. Il lui arrive pourtant d’y jeter un coup d’œil, histoire de voir où en est la pensée — qu’on lui pardonne cette exagération — conservatrice au Québec.

Vendredi dernier, une fois de plus, Rioux a écrit sur la langue au Québec. Il a, une fois de plus, démontré sa totale méconnaissance des questions linguistiques. (Pour un exemple antérieur, sur le supposé franglais, voir ici.)

La source de son ire ? La Ville de Montréal souhaite mettre de l’avant une politique sur l’écriture épicène. À quelles approximations Rioux se livre-t-il dans «Parlez-vous l’“épicène”?» ?

Il semble croire que les procédés de démasculinisation de la langue française sont récents et marginaux, voire sectaires : «Le dernier-né de ces baragouins se nomme l’“épicène”, ou “écriture inclusive”.» Comme l’a démontré de façon limpide le linguiste belge Michel Francard, cette «écriture inclusive», qui existe depuis plusieurs années, prend plusieurs formes, aujourd’hui bien connues et largement partagées. Cela est enseigné au Québec et ailleurs depuis belle lurette.

Suit une remarque qui se passe de commentaire, tant elle ne veut rien dire : «Peu importe que, par sa précision et sa délicatesse, la langue d’Anne Hébert, de Barbara et de Madame de La Fayette ait été considérée comme la plus féminine du monde.» Qu’est-ce donc qu’une «langue féminine» ? Qu’une langue «délicate» ? Qui la considérait ainsi ?

Rioux en a contre le fait «d’écrire à chaque fois “les policières et les policiers” ou de n’utiliser que des mots dits “épicènes” (qui permettent de masquer le sexe) comme “enfants”, “personnes” et “individus”»; ce serait une «gymnastique grotesque». Or cette pratique est devenue banale dans la francophonie (sauf, peut-être, s’agissant des Belges et des Corses).

Le chroniqueur ne peut pas ne pas céder à la tentation de corriger une faute de langue, à l’oral, de la mairesse de Montréal, Valérie Plante et de prétendre qu’elle veut «féminiser la langue à tous crins». Où a-t-elle dit pareille chose ? Ce n’est d’ailleurs pas elle qui pilote ce projet, mais Émilie Thuillier, la mairesse de l’arrondissement Ahuntsic-Cartierville.

Les mesures préconisées par la Ville de Montréal sont évidemment de nature administrative. Rioux se demande comment pareilles mesures pourraient s’appliquer en littérature : «Même les doctrinaires les plus acharnés n’arriveront pas à appliquer des règles aussi saugrenues dans un texte suivi un peu élaboré, un essai, un roman et encore moins un recueil de poésie.» Le problème vient du fait que strictement personne ne propose d’appliquer des recommandations administratives à la création. Rien de tel que de s’inventer des ennemis imaginaires pour donner l’impression de les terrasser.

À la fin de son texte, Rioux écrit ceci : «Ce n’est pas un hasard si ces militants rêvent d’une langue où les noms communs n’ont pas de genre, où la délicatesse du “e” muet n’existe pas et où le sexe et le genre se confondent.» Cette «délicatesse du “e” muet» fait penser à l’ouvrage d’Alain Borer, De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française (2014), dont Rioux écrivait, le 19 décembre 2014, que c’est un «pur délice». Les linguistes Maria Candea et Laélia Véron ne partagent pas tout à fait le jugement de Rioux : elles écrivaient en 2019, dans Le français est à nous !, que le livre de Borer était un «ouvrage […] catastophiste et nécrophilique» (p. 82). Le chroniqueur du Devoir aurait d’ailleurs intérêt à lire le cinquième chapitre de leur ouvrage, «Masculinisation et féminisation du français : la langue comme champ de bataille». Il apprendrait beaucoup de choses.

Pour nourrir sa réaction devant les «idéologues» et «militants» de la «pureté», Rioux évoque le fait que «même en Israël on utilise la numérotation arabe sans que personne ne s’en offusque». Ici, la raison argumentative défaille. Passons et abordons la question autrement.

La politique montréalaise pose-t-elle problème ? Sur deux plans, oui.

D’une part — et Rioux a raison de le déplorer —, il était inutile de proposer pareilles mesures en attaquant la supposée «suprématie» du masculin. Pourquoi ne pas les avoir présentées de façon positive, comme le signe d’une égalité souhaitée ?

D’autre part, si les formes d’écriture inclusive retenues sont communes et largement admises, il en est une qui n’a guère de sens. Si l’on en croit la journaliste Émilie Dubreuil, il y aurait un «Autre must de la communication épicène : l’ellipse. Au lieu de dire, par exemple : “La Ville recherche un responsable de la communication non genrée”, il faudrait dire ou écrire : “La Ville cherche responsable de la communication non genrée”.» Si pareille proposition s’avérait, il faudrait évidemment le déplorer. D’où cela peut-il bien sortir ?

Ce n’est évidemment pas à cette proposition contestable que s’en prend Christian Rioux. Il préfère, une fois encore, monter sur ses grands chevaux dès qu’apparaît un signe d’évolution linguistique. Celle-ci aura néanmoins lieu. D’autres chroniques de la même eau sont à craindre.

P.-S.—Christian Rioux et Denise Bombardier sont d’accord sur cette question. Ce n’est pas bon signe.

 

Références

Borer, Alain, De quel amour blessée. Réflexions sur la langue française, Paris, Gallimard, coll. «nrf», 2014, 352 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, coll. «Cahiers libres», 2019, 238 p.