Arguments spécieux du mardi

Participes passés et hiéroglyphes, dessin de Dan Piraro, 2014

Les lecteurs du Devoir sont habitués aux élucubrations d’un de ses chroniqueurs du vendredi en matière de langue (mais pas que). Ils portent peut-être moins attention aux pseudo-arguments d’un autre chroniqueur, Patrick Moreau. L’exception qui confirme la règle est Francis Dupuis-Déri, qui lui consacre quelques pages dans Panique à l’université (2022, p. 215-218).

Prenons le texte «Trop difficile, l’accord des participes passés ?» (le Devoir, 18 avril 2023, p. A7). Patrick Moreau est évidemment contre la modification de leurs règles d’accord, ce qui ne surprendra pas ses lecteurs réguliers.

Sur quoi Patrick Moreau fonde-t-il son refus ?

Les motifs de réforme seraient «toujours les mêmes dès qu’on s’attaque à la langue ou à l’orthographe : d’une part, elles seraient l’une comme l’autre vieillottes et dépassées. […] D’autre part, ces règles seraient trop compliquées.» Les choses sont évidemment un brin plus complexes que cela. De nombreux travaux scientifiques servent de base à de telles propositions de réformes; il n’y est jamais question de règles «vieillottes et dépassées». On peut contester ces travaux, mais il faut d’abord les connaître (voir ici ou , par exemple).

L’Association québécoise des professeurs de français a récemment recommandé une simplification des règles de l’accord du participe passé; c’est à cette prise de position que Moreau répond. La vice-présidente de l’Association, Alexandra Pharand, avance que l’école québécoise consacre 80 heures à l’enseignement de ces règles. Pour Moreau, ce chiffre sort «de nulle part». On lui objectera deux choses. Pourquoi ne pas faire confiance à une association de professeurs de français, surtout quand, comme Moreau, on n’enseigne pas au secondaire ? Ces professeurs ne savent pas de quoi ils parlent ? Par ailleurs, ces chiffres sont les mêmes dans l’enseignement belge, ainsi que le rappelaient Arnaud Hoedt et Jérôme Piron dans le journal Libération en 2018. Dès 1977, André Chervel, dans Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français…, parlait du «nombre faramineux d’heures que [l’enseignement du participe passé] engloutit durant le temps scolaire» (Le français est à nous !, 2019, p. 193). Les chiffres de l’AQPF ne sortent pas «de nulle part».

Moreau semble considérer que les règles du monde naturel et celles de la grammaire sont de même nature : «Espérons qu’on n’appliquera pas la même logique aux règles des mathématiques et de la physique, certaines pas si simples pourtant, et dont quelques-unes — horresco referens ! — remontent à Archimède ou à Pascal…» Rappelons, pour mémoire, que la règle actuelle de l’accord du participe passé avec le verbe avoir n’est apparue en français qu’au XVIe siècle, ainsi que le note Moreau, et qu’elle pourrait disparaître demain sans que cela change quoi que ce soit au fonctionnement de l’univers. On ne la confondra donc pas, si possible, avec la théorie de la relativité restreinte d’Einstein.

En matière d’évolution de la langue, le français aurait un statut à part : «il n’y a que la langue française qui est habituellement visée par ce procès en archaïsme et en complication»; «il n’y a que le français que l’on se croit en droit de transformer, de simplifier, de malmener». Pourtant, il y a des pays où la langue a été l’objet de transformations institutionnelles depuis le début du XXe siècle : l’Allemagne, les Pays-Bas, le Portugal (onze réformes), le Brésil (bis), la Grèce, l’Espagne et les pays hispanophones d’Amérique du Sud, la Hongrie, la Finlande, la Turquie, Israël, la Norvège, etc. Subitement, le français paraît moins seul, non ?

Comme tant d’autres, Patrick Moreau confond le français écrit et le français oral. Reprenons un de ses propres exemples : «La mort de l’homme que j’ai tant désiré.» En l’état actuel des choses, l’accord peut être au féminin («désirée») ou au masculin («mort»). Selon Moreau, il «permet de lever l’ambiguïté potentielle de cet énoncé». Cela n’est bien sûr vrai qu’à l’écrit, puisque l’accord en «e» ne peut pas s’entendre. Dans ce cas, comme l’ont montré nombre de travaux, le contexte est bien aussi efficace que l’accord pour éviter l’«ambiguïté», si tant est qu’elle soit réelle. (Dans Le français n’existe pas [2020, p. 21-23], Arnaud Hoedt et Jérôme Piron déconstruisent précisément cet exemple.)

Un peu d’hyperbole avec ça ? Il faudrait rappeler que «les grammairiens d’autrefois n’étaient ni des imbéciles ni d’infâmes dictateurs». Qui a porté de telles accusations ? Personne, bien évidemment.

Il y a un passage du texte de Patrick Moreau avec lequel on ne peut qu’être d’accord : «si l’on veut réformer l’orthographe, il faut procéder avec prudence, consulter grammairiens et linguistes, historiens de la langue notamment». Ça tombe bien : ils sont des centaines à recommander, et depuis longtemps, cette réforme. On ne l’apprendra pas chez Patrick Moreau.

P.-S.—Au moment de mettre ce texte en ligne, l’Oreille tendue découvre ceci dans une récente chronique d’Anne Catherine Simon, «Passion participe passé» (le Soir, 15-16 avril 2023, p. 7) : «On propose régulièrement de rectifier cette règle injustifiée. En France (1901, 1976), en Belgique (2018) ou en francophonie (2013). La règle rectifiée est simple : les participes passés conjugués avec l’auxiliaire avoir peuvent s’écrire dans tous les cas au masculin singulier. Elle met d’accord l’ensemble des spécialistes de la langue, et beaucoup d’autres» (c’est l’Oreille qui souligne).

 

[Complément du 26 avril 2023]

Sur Twitter, Arnaud Hoedt a proposé ce sublime exemple :

 

[Complément du 13 juillet 2023]

Patrick Moreau manque visiblement de lectures linguistiques. Suggérons-lui Qui veut la peau du français? de Christophe Benzitoun (2021). Ci-dessous, deux extraits.

«En résumé, l’accord du participe passé est un boulet que l’on se traîne depuis des siècles : un fonctionnement qui ne provient nullement de l’usage, que peu de personnes connaissent, mais dont on n’arrive pas à se débarrasser» (p. 76).

«Par ailleurs, dans le discours des opposants à la rationalisation de l’orthographe, un motif récurrent est mis en avant. Ceux-ci se lancent dans une comparaison avec une autre matière, à savoir les mathématiques, et avancent l’idée que si les enfants ne parviennent pas à comprendre certains principes des mathématiques, on ne va pas se mettre à les modifier en prétendant que 1 + 1 = 3. S’appuyant sur cette comparaison, ils justifient l’idée selon laquelle on ne va pas changer les bases de la langue française juste parce qu’elles seraient trop complexes pour les enfants d’aujourd’hui. On ne pourrait pas transformer la langue comme on ne peut pas modifier les mathématiques ou les lois physiques qui régissent le cosmos. Mais la comparaison s’avère totalement infondée. / Comme je l’ai évoqué, l’orthographe est une convention transitoire et non une loi générale permettant de décrire le monde qui nous entoure» (p. 135-136).

L’Oreille tendue a rendu compte de l’ouvrage de Benzitoun ici.

 

Références

Benzitoun, Christophe, Qui veut la peau du français ?, Paris, Le Robert, coll. «Temps de parole», 2021, 282 p.

Candea, Maria et Laélia Véron, Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique, Paris, La Découverte, 2019, 238 p. Nouvelle édition : Paris, La Découverte, coll. «La Découverte Poche / Essais», 538, 2021, 224 p.

Dupuis-Déri, Francis, Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Montréal, Lux éditeur, 2022, 315 p.

Hoedt, Arnaud et Jérôme Piron, Le français n’existe pas, Paris, Le Robert, 2020, 158 p. Préface d’Alex Vizorek. Illustrations de Xavier Gorce.

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