Curiosité voltairienne (et linguistique)

Marie-Ève Thuot, la Trajectoire des confettis, 2019, couverture

«— De toute façon, maugréa Louis, pourquoi on aurait la mission de protéger la langue des Français, quand ils nous ont envoyés dans un climat merdique pour avoir de la fourrure de castor, avant de nous domper au premier problème ?

— Tu t’en viens soûl, Louis.

— C’est notre langue… protesta Jacques. Tu comprends tout de travers.

— Qu’est-ce que tu chantais, Zack ? demanda Cécilia, qui peinait à suivre la conversation et s’accrochait de nouveau aux mélodies.

— Attention, Louis nous sort les deux trucs qu’il se rappelle de ses cours d’histoire du secondaire.

— C’était Jean Leloup, répondit Charlie à Cécilia.

— Qui se soucie de ces quelques arpents de neige ?

— Ben Louis, il les a pas compris, ses cours d’histoire du secondaire, pour nous sortir des affaires de même. Le français, c’est notre langue.

La langue de Voltaire ! s’écria Zack en coupant court à la cacophonie, son téléphone en main. Tiens, écoutez ce qu’il pensait de notre beau pays : “Quand deux ou trois marchands de Normandie, sur l’espérance d’un petit commerce de pelleterie, établirent une colonie dans le Canada, pays couvert de neiges et de glaces huit mois par année, habité par des barbares, des ours et des castors.” Ça ferait une bonne pub de voyage, en fait…

— Lâche ton cell, Zack.»

Marie-Ève Thuot, la Trajectoire des confettis. Roman, Montréal, Les Herbes rouges, 2019, 615 p.,  p. 73-74.

 

Au début du vingt-troisième chapitre de Candide (1759), le conte de Voltaire, «Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient», Candide discute avec Martin sur le pont d’un navire hollandais : «Vous connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France ? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.»

Les barbares, les ours et les castors ? Cela est tiré du 151e chapitre de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations (1756), des «Des possessions des Français en Amérique», et de Wikipédia.

 

Voltaire est toujours bien vivant.

Où faire le pli ?

Albert Chartier, Onésime, août 1981, case comportant les mots «Ça m’fait pas un pli !»

Le français de référence connaît l’expression ne pas faire un pli : «être sûr, assuré ou fatal» (Larousse). Le français populaire du Québec propose un autre sens : «laisser complètement indifférent» (Usito).

Exemples du premier usage :

«Deviennent-ils insolents ? il est aisé d’y remédier. On leur donne quelques coups de bâton; on les paie, et on les renvoie : cela ne fait pas le moindre petit pli» (Fougeret de Monbron, Margot la ravaudeuse, p. 98-99).

«Mais quand même en cinquième maison, Vénus conjointe, en principe ça ne faisait pas un pli» (Jean Echenoz, l’Équipée malaise, p. 50).

Exemples du second usage :

«Ça ne lui fait pas un pli. C’est drôle, quand ça ne la concerne pas ça l’ennuie» (Réjean Ducharme, Dévadé, p. 96).

«Il aurait pu m’enduire la tête de morve de bison, ça ne m’aurait pas fait un pli» (Suzanne Myre, Humains aigres-doux, p. 152).

Compliquons un peu les choses. Le pli québécois peut toucher diverses parties du corps.

Le pis, s’agissant de vaches : «Qu’on leur pique leur lait pour l’envoyer chez Provigo plutôt que de le donner à leur veau, ça ne leur fait pas un pli sur le pis» (Pierre Foglia, «Un vrai job, enfin», la Presse, 16 octobre 2010, cahier Plus, p. 2).

Le ventre : «À bien y penser, il n’est pas un restaurant dans Manhattan, in ou pas, où Lafleur ne pourrait pas dîner en paix avec sa femme, sans que son voisin de table ne se doute une seconde de qui il est et s’en douterait-il que ça ne lui ferait probablement pas un pli sur le ventre» (Pierre Foglia, «Flower Loves New York», la Presse, 22 octobre 1988).

La différence : «C’est juste que ma mère dit qu’il existe deux types de monde dans le monde : les ceuses qui se sentent solidaires avec un fugitif juste parce qu’il a échappé aux bœufs, même si c’est un criminel ou s’il a blessé ou volé du monde, pis les ceuses pour qui ça fait pas un pli sur la différence» (William S. Messier, Dixie, p. 136).

La poche : «Je pense à tous les astres en chute libre vers leur étoile et que ça ne fait pas un pli sur la poche à personne» (Marie-Andrée Gill, Uashtenamu, p. 16); «“Ça m’fait pas un pli su’a poche” / ça veut dire que quelque chose ne nous dérange / ne nous perturbe pas» (Fabien Cloutier, Trouve-toi une vie, p. 70).

À votre service.

P.-S.—Rappelons la polysémie québécoise de la poche.

P.-P.-S.—L’Oreille tendue a présenté Dixie en 2015 et Trouve-toi une vie en 2016.

 

Illustration : Albert Chartier, Onésime, août 1981 (éd. de 2011, p. 216)

 

Références

Chartier, Albert, Onésime. Les meilleures pages, Montréal, Les 400 coups, 2011, 262 p. Publié sous la direction de Michel Viau. Préface de Rosaire Fontaine.

Cloutier, Fabien, Trouve-toi une vie. Chroniques et sautes d’humeur, Montréal, Lux éditeur, 2016, 140 p. Dessins de Samuel Cantin.

Ducharme, Réjean, Dévadé. Roman, Paris et Montréal, Gallimard et Lacombe, 1990, 257 p.

Echenoz, Jean, l’Équipée malaise. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1986, 251 p.

Fougeret de Monbron, Margot la ravaudeuse, Cadeilhan, Zulma, coll. «Dix-huit», 1992, 119 p. Édition originale : 1750. Présentation de Michel Delon.

Gill, Marie-Andrée Gill, Uashtenamu. Allumer quelque chose, Saguenay, La Peuplade, 2025, 102 p.

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Myre, Suzanne, Humains aigres-doux. Nouvelles, Montréal, Marchand de feuilles, 2004, 157 p.

Curiosité voltairienne (et optique)

Hervé Le Tellier, l’Anomalie, 2020, couverture

«Comme le Pangloss de Voltaire, ils croient que les nez ont été faits pour porter des lunettes, et que c’est pourquoi nous avons des lunettes.»

Hervé Le Tellier, l’Anomalie. Roman, Paris, Gallimard, 2020, 327 p., p. 303.

 

C’est expliqué au premier chapitre de Candide (1759), le conte de Voltaire : «Il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes; aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées et pour en faire des châteaux; aussi monseigneur a un très beau château : le plus grand baron de la province doit être le mieux logé; et les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année. Par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise : il fallait dire que tout est au mieux.»

 

Voltaire est toujours bien vivant.

L’art du dialogue (façon de parler)

ain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe, éd. de 1963, couverture

«Il s’arrête aussitôt, sur une phrase incertaine, bouclée à la hâte dans une direction que le début n’annonçait guère, et dont le caractère interrogatif est si peu net que la femme conserve la possibilité de s’abstenir d’y répondre» (p. 72).

«Aussitôt le soldat confirme par des explications plus détaillées; mais, à peine lancé, un doute le prend, si bien qu’il préfère se limiter, par prudence, à une succession de phrases décousues, c’est-à-dire sans lien apparent, pour la plupart inachevées, et de toute façon très obscures pour son interlocuteur, où lui-même d’ailleurs s’embrouille davantage à chaque mot. L’autre ne bronche pas, prêtant l’oreille d’un air d’intérêt poli, les yeux légèrement plissés, la tête inclinée sur le côté gauche, ne manifestant pas plus de compréhension que d’étonnement» (p. 150-151).

Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1963, 221 p. Édition originale : 1959.

Lectures sous contrainte

Page de garde avec la signature de Benoît Melançon, juillet 1980

La retraite permet de se livrer à des expériences imprévues. Au cours des dernières semaines, l’Oreille tendue, par exemple, a décidé de ne lire que des livres de sa bibliothèque achetés il y a plus de quarante ans et jamais lus / achevés, ou complètement oubliés. (Elle en possède quelques-uns.)

Bilan d’étape.

Beaucoup de ces livres procurent des bonheurs de lecture, indûment reportés : Gustave Flaubert, la Tentation de saint Antoine (1874); Alain-Fournier, le Grand Meaulnes (1913); Blaise Cendrars, Bourlinguer (1948); Gabrielle Roy, Rue Deschambault (1955 — mais le premier texte choque fort aujourd’hui, bikôse le mot en n-); Franz Kafka, la Métamorphose (1955); Samuel Beckett, Fin de partie (1957); Claude Roy, Défense de la littérature (1968); Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort (1968); Jacques Ferron, le Saint-Élias (1972).

Certains se laissent lire, sans plus, aussitôt refermés aussitôt presque oubliés : Honoré de Balzac, Une fille d’Ève (1839); Alain Robbe-Grillet, Dans le labyrinthe (1959); Heinrich Böll, l’Honneur perdu de Katharine Blum ou Comment peut naître la violence et où elle peut conduire (1975); Peter Handke, la Femme gauchère (1976).

Mais il y a aussi des daubes : Raymond Radiguet, le Diable au corps (1923); André Malraux, la Voie royale (1930, le pire de tous).

À suivre ?