Correction bienvenue

Portrait de Barack Obama avec des écouteurs, Spotify, 2023

L’ancien président états-unien Barack Obama aime faire des recommandations de lectures et de pièces musicales. Parmi ces dernières, il y a souvent du Ella Fitzgerald.

En 2015, il y avait «Let It Snow ! Let It Snow ! Let It Snow !» En 2016, 2017 et 2018, rien. En 2019, «How High the Moon». En 2020, rien. En 2021, «Lush Life». En 2022, rien. En 2023, «Cry Me a River» — voilà qui est mieux.

P.-S.—Fitzgerald, une chanteuse pour années impaires (sauf 2017) ?

L’adolescence d’Ella

Fiche d’Ella Fitzgerald à son arrivée à la New York State Training School for Girls en avril 1933

Quand on l’interrogeait sur son adolescence, Ella Fitzgerald a souvent eu recours à une ellipse. Elle racontait que sa mère était morte quand elle avait quinze ans, puis qu’elle avait commencé à participer à des concours d’amateurs au Apollo Theater d’Harlem; c’est là qu’on l’a découverte.

Dans ces entretiens, il semblait y avoir une continuité nette entre deux évènements : la mort de sa mère; son entrée dans le monde de la musique. Ce n’est pas tout à fait le cas, ainsi que le rappelle «Acting Out», l’épisode du 7 juillet 2023 du podcast Revisionist History, de Malcolm Gladwell. Entre les deux, Ella Fitzgerald a passé plusieurs mois dans ce qu’on appellerait au Québec une école de réforme.

Ben Naddaff-Hafrey raconte à Gladwell comment la future star a vécu à la New York State Training School for Girls, à Hudson (New York), à partir d’avril 1933, avant de s’en évader, quand cet établissement est géré par Fannie French Morse. Le racisme y était évident. Ces informations ne sont pas nouvelles : Nina Bernstein avait déjà écrit sur le sujet en 1996 dans le New York Times.

Comme toujours, chez Gladwell, cet épisode biographique s’inscrit cependant dans un cadre bien plus large, celui de l’apparition de la théorie des réseaux (social network theory) en sciences sociales, et des expériences de Jacob Levy Moreno (1889-1974) et de Helen Hall Jennings (1905-1966).

À écouter.

Jazzer le hockey

Hugo Blouin, Sport national, 2023, pochette

«Le but !
But, but, but, but, but !»

L’Oreille tendue s’intéresse aux liens entre sport et culture au Québec. Elle a écrit, entre autres sujets, sur des icônes sportives — Maurice Richard, Jean Béliveau, Guy Lafleur —, sur les relations entre bande dessinée et hockey, et sur la chanson et ce sport.

Elle se devait d’écouter le plus récent album du compositeur et contrebassiste Hugo Blouin, Sport national (2023).

Blouin n’est (n’était ?) pas un amateur de hockey : les onze pièces «de musique de chambre de hockey» qu’il vient de lancer «suivent [sa] découverte fascinée de ce sport et de cet objet culturel», à la «manière d’un documentaire» (livret de l’album). Il n’est donc pas obsédé — comme l’est parfois l’Oreille — par la langue de puck ou — comme le sont certains — par les arcanes du sport.

Il met en scène des événements largement connus : l’équipe des Canadiens de Montréal est créée en 1909, comme le rappelle «Sport national»; l’émeute du 17 mars 1955 à la suite de la suspension de Maurice Richard est évoquée dans «La soupape» et dans «Ne plus causer de trouble»; la série de 1972 (dite «du siècle») entre les Canadiens et les Soviétiques, ces «robots», se retrouve dans «Attaboy» (en français, en anglais et en russe), dans «God is Canadian» (en anglais) et dans «This is War» (en anglais et en français). Blouin sait qu’il y a eu récemment une équipe de la Ligue nationale de hockey à Québec, mais qu’il n’y en a plus : «Ce n’est pas une séparation / Ce n’est pas un divorce / C’est une mort» («Le glas»).

Relevant du jazz, les chansons sont toutes interprétées par Julie Hamelin, souvent accompagnée par un chœur, sauf la dernière, «Ne plus causer de trouble». (L’Oreille doit confesser un tout petit chagrin : au «trouble» de cette version, elle aurait préféré le «troubbe» d’origine.) La plupart des pièces s’appuient, de façon plus ou moins importante, sur des «repiquages» d’extraits sonores : reportages télévisés (Radio-Canada, CBC, etc.), documentaires, vox-pop, conférences de presse (Pierre Elliott Trudeau, Phil Esposito). On reconnaît aussi bien Marc Bergevin que Foster Hewitt, Jean St-Onge et Kim Saint-Pierre. Des paroles sont tirées de déclarations officielles, d’entrevues, de chroniques, de reportages, de tribunes téléphoniques ou d’histoires du sport. Olivier Niquet a collaboré à «Ça sent la coupe», en fournissant «les propos de nos hommes de hockey préféré», propos tous moins glorieux les uns que les autres.

Des choses sont inattendues. En néophyte, Blouin n’a pas de prévention envers le hockey féminin : «Manon» rappelle les souvenirs de la carrière de Manon Rhéaume et les niaiseries sexistes auxquelles elle a dû faire face; «Le but» fait entendre la victoire en prolongation de l’équipe féminine canadienne contre l’équipe américaine aux jeux Olympiques de Sotchi en 2014. «Sport national» s’appuie sur un court métrage assez peu connu des amateurs de sport, Un jeu si simple, de Gilles Groulx (1964). Faire chanter la violence et les bagarres par une voix féminine donne un air d’étrangeté aux propos des goons : «Lachez pas, y faut toutes les tuer» («Pas des mitaines»). Peu de joueurs sont nommés, alors que plusieurs des chansons enregistrées multiplient traditionnellement ce genre d’allusions. Tout cela est bienvenu.

Bref, foi d’Oreille, c’est à mettre entre entre toutes (les oreilles).

P.-S.—Elle est un peu perplexe devant le refrain de «Sport national» : «Bassin ! Bassin !»

 

Références

Melançon, Benoît, «Chanter les Canadiens de Montréal», dans Jean-François Diana (édit.), Spectacles sportifs, dispositifs d’écriture, Nancy, Questions de communication, série «Actes», 19, 2013, p. 81-92. https://doi.org/1866/28751

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Benoît Melançon, Langue de puck. Abécédaire du hockey, 2014, couverture

Les zeugmes du dimanche matin et de Steven Jezo-Vannier

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, 2021, couverture

«Les jeunes filles partagent les plats de pâtes et les enseignements de l’école publique no 18, sur Park Hill avenue» (p. 29).

«Le 2 octobre, Ella avance péniblement sous les projecteurs du Music Hall Center de Détroit, soutenue par les applaudissements de la salle et le bras d’un assistant» (p. 351).

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, Marseille, Le mot et le reste, 2021, 367 p.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 1er juillet 2021.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Histoire d’une voix

Steven Jezo-Vannier, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, 2021, couverture

Comme tous les biographes d’Ella Fitzgerald, Steven Jezo-Vannier, qui vient de publier Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, est confronté à une vraie difficulté. Comment raconter la vie d’une artiste dont on ignore tant de choses de la vie personnelle, notamment au sujet de son enfance et de son adolescence ? On proposera alors de suivre à la trace la carrière de cette artiste.

Ella Fitzgerald naît en 1917 à Newport News (Virginie) et meurt en 1996 à Beverly Hills (Californie). À la fin de l’adolescence, elle se fait remarquer en gagnant des concours amateurs de chants à Harlem, avant d’être recrutée par Chick Webb pour son orchestre. Ses conseillers (agents, producteurs) sont s’abord Moe Gale et Joe Glaser, puis Milt Gabler. Quand Norman Granz entre en jeu, la carrière de Fitzgerald paraît prendre un élan nouveau. Ardent défenseur du jazz et militant antiraciste, Granz lance notamment la série des Great American Songbooks (Cole Porter, Rodgers & Hart, Duke Ellington, Irving Berlin, George et Ira Gershwin, Harold Arlen, Jerome Kern, Johnny Mercer); entre 1956 et 1964, cette série d’enregistrements fera autant pour asseoir la carrière de Fitzgerald que pour démontrer la légitimité du jazz comme musique sérieuse de l’Amérique. Entre les années 1930 et la fin des années 1980, la chanteuse passera son temps en tournée aux quatre coins du globe; cela ne lui permet guère d’avoir une vie privée (amoureuse, familiale) riche. On l’entend à la radio, on la voit à la télévision. Ses dernières années sont marquées par des maladies à répétition.

Sur le plan musical, l’auteur présente clairement ce qui caractérise celle qui fut d’abord «The First Lady of Swing», puis «The First Lady of Jazz», et enfin «The First Lady of Song» : étendue du registre vocal; sens du rythme; clarté de la diction; goût de l’improvisation; maîtrise du scat, sa «signature artistique» (p. 82); énergie en apparence à toute épreuve; étendue de son répertoire (on le lui a souvent reproché), des ballades classiques du jazz aux chansons des Beatles, en passant par le blues et le country. Les amis et collaborateurs y sont : Louis Armstrong, Duke Ellington, Oscar Peterson, Count Basie, Joe Pass, Frank Sinatra, Ray Brown, Dizzy Gillespie, etc. Les faiblesses ne sont pas masquées : chez Capitol, Fitzgerald s’est «égarée» (p. 311). La comparaison avec Billie Holiday est une figure obligée de ce genre de livre.

Jezo-Vannier suit méthodiquement et dans le détail la carrière de la chanteuse. Son ouvrage est d’abord et avant tout une synthèse des travaux existants, dûment cités en notes. Il est quand même quelques aspects de cette carrière sur lesquels il apporte un éclairage neuf. C’est le cas quand l’auteur explique comment l’orientation stylistique d’Ella Fitzgerald doit beaucoup plus qu’on ne le dit à Milt Gabler; toutes les réussites de la chanteuse ne sont pas le fait du seul Granz, malgré ce que lui-même a pu prétendre (p. 166, p. 181, p. 210). Un autre passage (p. 262-263), sur le quoting, cette «tradition du jazz qui consiste à citer et intégrer différents airs dans une même chanson» (p. 263), est également novateur.

Sur le plan de la psychologie fitzgeraldienne, Jezo-Vannier insiste sur l’insécurité de la chanteuse : «Consciemment ou non, Ella utilise la chanson pour apaiser ses doutes et être aimée» (p. 40); «Le manque d’estime déforme la vision qu’Ella a d’elle-même» (p. 89); «Sa vision d’elle-même et de ses capacités est déformée par le doute» (p. 177); «Hypersensible, elle peut facilement chavirer, se renfermer et subir les affres de la dépression» (p. 290). Cela ne fait pas de doute.

Sauf pour les dernières années de la vie de Fitzgerald, traitées un peu succinctement, cette biographie musicale donne à lire avec honnêteté et précision une carrière hors du commun.

 

Référence

Jezo-Vannier, Steven, Ella Fitzgerald. Il était une voix en Amérique, Marseille, Le mot et le reste, 2021, 367 p. Ill.