Robert et Maurice

The Standard Magazine, 9 février 1946, couverture de Robert LaPalme

Il arrive à l’Oreille tendue de se poser des questions existentielles. Exemple : l’artiste québécois Robert LaPalme a-t-il déjà dessiné Maurice Richard ? Après tout, ils sont contemporains : le premier est né en 1908, le second en 1921; LaPalme est mort en 1997, Richard en 2000.

Aucun des ouvrages sur LaPalme consultés par l’Oreille ne contenait de représentations de Richard (voir ci-dessous). Quelle ne fut pas sa joie quand, sur Mastodon, Vincent Giard a reproduit la couverture du Standard Magazine du 9 février 1946. Quel joueur de hockey portait le numéro 9 en 1946 à Montréal ? Richard, bien sûr. Dans la même équipe que Richard, en bleu, à l’arrière-plan, on voit un joueur portant le numéro 4; en 1945-1946, Léo Lamoureux avait ce numéro.

Joie redoublée dans le magnifique Picturing the Game. An Illustrated Story of Hockey de Don Weekes : on y trouve l’illustration de 1946 («hockey had rarely ever been interpreted in such a mesmerizing chaos», p. 208) et une caricature du 17 mars 1955, en lien avec ce qui deviendra l’Émeute Maurice-Richard, «La rançon de la gloire», parue dans le Devoir du 17 mars 1955 (p. 4; reproduite p. 188).

Robert LaPalme, «La rançon de la gloire», caricature, le Devoir, 17 mars 1955, p. 4

S’il est vrai que LaPalme s’est peu intéressé au hockey (p. 206), il a au moins laissé ces deux œuvres (en plus de «La gloire», une caricature d’un joueur non identifié des Canadiens dans le Devoir du 20 avril 1957, p. 4).

Voilà une question résolue.

P.-S.—Nouvelle question : en rouge, sur la couverture du Standard Magazine, l’adversaire de Richard est le numéro 12 — de qui s’agit-il ?

 

[Complément du jour]

Sur Twitter, Jean-Patrice Martel offre la réponse suivante à la question finale de l’Oreille : «Si l’image correspond à la saison 1945/46 et que l’équipe en bleu représente les Maple Leafs, alors le numéro 12 serait Ted “Teeder” Kennedy (la saison précédente, ce serait plutôt Ross Johnstone — Kennedy a joué 14 saisons pour Toronto mais n’a porté le 12 qu’une seule saison).» Merci.

 

Références

Motobiographie ou le Joyeux Testament de La Palme. Entretien avec Alain Stanké suivi de Ma vie de chien avec Lambert Closse. Une fantaisie historique de Robert La Palme, Montréal, Stanké, 1997, 210 p. Ill. Préface de Jean-Pierre Pilon.

Nadeau, Jean-François, LaPalme. La caricature et autres sujets sérieux, Montréal, L’Hexagone, coll. «Entretiens», 4, 1997, 151 p. Ill.

Weekes, Don, Picturing the Game. An Illustrated Story of Hockey, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2023, xviii/390 p. Ill.

Chapleau classique

Serge Chapleau, caricature de Bernard Drainville, inspirée par Jacques-Louis David, la Presse+, 23 avril 2023

Serge Chapleau est caricaturiste au quotidien montréalais la Presse depuis 1996, après avoir travaillé pour plusieurs autres publications. La plupart de ses caricatures sont des dessins, mais, depuis quelques années, il s’inspire à l’occasion de la peinture.

Il s’en explique dans son ouvrage Chapleau. Depuis mes débuts (2020).

Je me suis donc servi de cette quincaillerie-là [l’ordinateur, le logiciel Photoshop] pour faire des photomontages, mais aussi pour retravailler mes dessins en repositionnant ou en ajoutant des éléments.
Mais le plus beau, c’est que ça m’a permis de réunir deux passions : la caricature, bien sûr, et la peinture classique, héritage de mon passage à l’École des beaux-arts.
Je me suis donc fait un malin plaisir à insérer nos politiciens dans des tableaux de grands maîtres comme Hyacinthe Rigaud, Jacques-Louis David, Philippe de Champaigne, Jean-Auguste-Dominique Ingres (p. 198).

Parmi ces «grands maîtres», Chapleau se sert à l’occasion de peintres d’une période chère au cœur de l’Oreille tendue, le XVIIIe siècle.

En 2017, Michaëlle Jean, alors secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie, apparaît dans un décor emprunté à François Boucher (Chapleau 2017, p. 114). Goya est mis à contribution pour une réunion du Parti québécois (Depuis mes débuts, p. 205) et pour la relation entre Donald Trump et Steve Bannon (Depuis mes débuts, p. 207).

Le peintre des Lumières vers lequel Chapleau se tourne le plus volontiers dans la Presse est Jacques-Louis David. Il s’en inspire pour le couronnement de Pauline Marois (Depuis mes débuts, p. 204) et pour les interventions du président de l’Assemblée nationale du Québec de Jacques Chagnon (Chapleau 2018, p. 19).

Dans l’œuvre de David, Chapleau a un faible pour le tableau «La mort de Marat» (1793). Il a remplacé la tête du révolutionnaire français par celles de l’ancien premier ministre canadien Paul Martin («Je n’ai rien à voir avec le scandale des commandites», Depuis mes débuts, p. 202), de Luc Ferrandez («Fuck you / Nous autres !», la Presse+, 16 mai 2019) et, hier, de Bernard Drainville («Je m’excuse / Je m’excuse / Je m’excuse / Je m’excuse / Je m’excuse / Je m’excuse / Je m’excuse / », la Presse+, 23 avril 2023).

Le Siècle des lumières est bien vivant.

P.-S.—En effet : ce n’est pas la première fois qu’il est question ici d’un caricaturiste de la Presse. En 2018, il s’agissait de Jean-Pierre Girerd.

 

[Complément du 14 mai 2023]

Autre recours à Goya, en 2009, au sujet du Bye bye, spectacle télévisuel annuel (l’Année Chapleau 2009, p. 29).

 

Références

Chapleau, Serge, l’Année Chapleau 2009, Montréal, Boréal, 2009, 118 p.

Chapleau, Serge, Chapleau 2017, Montréal, Éditions La Presse, 2017, 127 p.

Chapleau, Serge, Chapleau 2018, Montréal, Éditions La Presse, 2018, 109 p.

Chapleau, Serge, Chapleau. Depuis mes débuts, Montréal, Éditions La Presse, 2020, 303 p. Textes d’Yves Boisvert, Jean-René Dufort, Lucien Bouchard, Guy A. Lepage, Pauline Marois, Jean Chrétien, Justin Trudeau, Jean Charest, François Cardinal, François Legault et Gilles Duceppe.

L’oreille tendue de… Leïla Slimani

Leïla Slimani, le Parfum des fleurs la nuit, 2021, couverture

«J’entre dans la salle contiguë où sont exposés de grands panneaux. Api e petrolio fanno luce a été réalisée à partir de la cire des cierges que les fidèles font brûler dans les églises de Rome. L’artiste, Alessandro Piangiamore, a fait fondre la cire qu’il a ensuite colorée et travaillée. La toile évoque un ciel d’orage en été, le défilement inquiet des nuages, la tempête prête à gronder. Elle est un entremêlement de blancs et de bleus, elle a des reliefs plus sombres, des creux emplis de lumière. De loin, on croirait que c’est de la peinture, et dès qu’on s’en approche, on perçoit la matière granuleuse et souple des bougies fondues. Si je tends l’oreille, peut-être entendrai-je les prières murmurées ? “Faites qu’il guérisse”, “Faites qu’il m’aime à nouveau”, “Seigneur, protégez mes enfants.”»

Leïla Slimani, le Parfum des fleurs la nuit, Paris, Stock, coll. «Ma nuit au musée», 2021. Édition numérique.

Marat à Bangkok

The Bangkok Asset (2015), de John Burdett, est un bien étrange livre — à la fois polar, roman de science-fiction, texte gore et délire transhumaniste —, à la fin spectaculairement bâclée.

Comme il se doit, il est difficile d’y dénombrer précisément les cadavres. Celui de Lord Sakagon, richissime avocat véreux, est l’objet d’une mise en scène élaborée, fondée sur le tableau «La mort de Marat» de Jacques-Louis David (1793).

Jacques-Louis David, «La mort de Marat», tableau, 1793

Quand il arrive sur les lieux du crime, le «héros» de Burdett, le détective Sonchai Jitpleecheep, trouve la victime nue dans sa baignoire.

I stare and stare.
The tableau is very famous, so famous I have come across it often in my endless travels through time and space on the Net. […] I open my smart phone, key in French Revolution, David, Marat, death of, and there they are : the picture on the phone and the still life, so to speak, in the bathroom.
[…]
[Krom] glances at me. «Murder as art ? The final farang decadence ?»
She is referring to the way the cadaver has been arranged to perfectly imitate the painting of the revolutionary Marat, with a few differences. For example, instead of a letter, Sakagorn is holding a barrister’s brief in his left hand. Instead of a cloth around his head the perp has wrapped his long hair up into a bun. Instead of an ink pot on a side stool, my half brother has wittily replaced it with an Apple laptop. But, as in the painting, one arm hangs out over the side of the bath, there is a light-colored towel with bloodstains under the armpit and a green towel also draped over the bath, and he is lurched to one side with his head almost resting on his right shoulder, his mouth slightly open and the fatal wound in his upper chest. As in the painting, the body has been dead just long enough to acquire a greenish tinge.

Reprises : la posture du corps de Marat, sa couleur funèbre, des tissus, dont certains tachés de sang.

Divergences : un document juridique au lieu d’une lettre, un chignon pour un turban, un ordinateur à la place d’un pot d’encre.

On n’arrête pas le progrès.

 

Illustration : Jacques-Louis David, «La mort de Marat», 1793, tableau déposé sur Wikimedia commons

 

Référence

Burdett, John, The Bangkok Asset. A Royal Thai Detective Novel, New York, Alfred A. Knopf, 2015. Édition numérique.

John Burdett, The Bangkok Asset, couverture

L’oreille tendue de… Gustave Desnoiresterres

Lemonnier, «Première lecture, chez Madame Geoffrin, de L’Orphelin de la Chine, tragédie de Voltaire, en 1755», 1812

«Il n’y avait pas que des violents, que des paysans du Danube, dans ce Paris. Il y avait, et nous le savons, des dominateurs par l’esprit, et chaque salon subissait l’influence plus ou moins absolue de l’un de ces causeurs armés jusqu’aux dents, autour desquels on se pressait, l’oreille tendue, prêts à applaudir aux moindres choses qui sortaient de leurs lèvres : un Rivarol, un Chamfort, un Rulhières.»

Gustave Desnoiresterres, la Comédie satirique au XVIIIe siècle, Paris, Librairie académique Didier, Émile Perrin, libraire-éditeur, 1885, 458 p., p. 141.

 

Illustration : Anicet Charles Gabriel Lemonnier, «Première lecture, chez Madame Geoffrin, de L’Orphelin de la Chine, tragédie de Voltaire, en 1755», 1812.