Un classique québécois

Sérafin, service financier numérique

«Moi, je mourrai un jour
mais Séraphin, lui, ne mourra jamais»
(Claude-Henri Grignon, 1969).

Du temps où elle était professeure, l’Oreille tendue a souvent donné des cours sur les classiques, histoire d’essayer de comprendre leur nature et leur évolution. Autrice, elle a écrit un livre sur ces questions, Nos Lumières (2020), pour une période, le XVIIIe siècle, surtout français.

Selon elle, le processus de «classicisation» peut tenir en deux mots : réduction; accumulation. On condense; on répète.

Réduction. Au Québec, Candide, le conte de Voltaire, est souvent ramené à une seule phrase, qui se trouve au début du vingt-troisième chapitre, «Candide et Martin vont sur les côtes d’Angleterre; ce qu’ils y voient». Candide discute alors avec Martin sur le pont d’un navire hollandais : «Vous connaissez l’Angleterre; y est-on aussi fou qu’en France ? — C’est une autre espèce de folie, dit Martin. Vous savez que ces deux nations sont en guerre pour quelques arpents de neige vers le Canada, et qu’elles dépensent pour cette belle guerre beaucoup plus que tout le Canada ne vaut.»

Accumulation. Reprenons un texte d’Edmond Paré paru en… 1899 : «Pour ma part, je commence à en avoir assez de ces quelques arpents de neige. Je n’aurais pas d’objection qu’on en parlât quatre à cinq mille fois. Mais en mentionnant cette fameuse phrase deux millions de fois, cela lui ôte beaucoup de son originalité.» Cela continue depuis. (Pour une vidéo explicative sur l’expression «arpents de neige», c’est ici. Pour un florilège, .)

En littérature québécoise, les choses ne sont pas différentes. À cet égard, le cas du roman Un homme et son péché, publié par Claude-Henri Grignon en 1933, est exemplaire.

Réduction I. Au Québec, un «séraphin» n’est pas un ange, mais un avare. Le Petit Robert (édition numérique de 2010) connaît ce sens du mot, date son apparition de 1941 (pourquoi ?) et en explique ainsi l’étymologie : «du n. d’un personnage de roman». Il est facile d’être plus précis : Séraphin Poudrier est le héros (noir) d’Un homme et son péché. (L’Oreille en a déjà parlé de ce côté.) Voilà pourquoi on trouve le mot dans la presse — «le gardien protège ses mots comme Séraphin son argent» (la Presse+, 27 janvier 2021), «Vos réactions à la “Séraphinflation”» (la Presse+, 29 juillet 2022) — et dans la caricature — un éphémère chef du Parti conservateur du Canada, Andrew Scheer, aurait apprécié, selon Serge Chapleau, l’«approche budgétaire» de Séraphin (la Presse+, 17 octobre 2019). Même l’intelligence artificielle s’en mêle : «Le projet Sérafin […] vise à éclairer les Québécois sur leurs finances personnelles», économies (espérées) à la clé.

Réduction II. Séraphin avait un juron favori : «viande à chien». «Viande à chien Luc, chu ton père !» crie un personnage, appelé Poudrier, dans la bande dessinée Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque (p. 23). Dans sa novella Des lames de pierre, Maxime Raymond Bock évoque une revue intitulée Viande à chiens.

Accumulation. Après sa parution en papier, le texte a été adapté à la radio (de 1939 à 1962), en bande dessinée (par Albert Chartier, de 1951 à 1970), à la télévision (de 1956 à 1970, puis de 2016 à 2021), au cinéma (en 1949, en 1950 et en 2002). Séraphin a eu son village (touristique) à Sainte-Adèle. Dans son livre l’Émergence des classiques, Daniel Chartier recensait, en 2000, 22 éditions d’Un homme et son péché, certaines avec plusieurs tirages (p. 56), dont une édition critique dans la prestigieuse collection «Bibliothèque du Nouveau Monde» en 1986. Il a été traduit en anglais (The Woman and the Miser). Des dizaines de travaux critiques lui ont été consacrés. Une statue de son auteur accueille les visiteurs à l’Espace Claude-Henri-Grignon de Saint-Jérôme. Vous souhaitez vous sustenter ? À quelques centaines de mètres de là, Un homme et son café vous offre ses services. La toponymie est généreuse : il y a des rues, des parcs, des bibliothèques Claude-Henri-Grignon. Les titreurs s’en donnent à cœur joie : «Une fonderie et son péché» (la Presse+, 22 juin 2022); «Arlette et son péché» (le Devoir, 4 août 2022); «Un diocèse et ses péchés» (Radio-Canada, 2 mars 2023).

Un homme et son café, Saint-Jérôme, Québec, été 2022

Toujours en matière d’accumulation, on cite Grignon (ses textes, ses adaptations, ses personnages) à l’envi, dans tous les registres.

«— Tu ne me dis pas, ma femme, que tu as réussi à ménager $750 ?
— Eh oui, je te le dis, grand fou…
— Adorable séraphine !» (le Hockey et l’amour, p. 15)

«Bien de l’eau a coulé par les moulins de la rivière du Nord depuis la mort du curé Labelle… Ne devrions-nous pas revisiter l’image que nous a laissée de ce personnage Claude-Henri Grignon, dans ses Belles Histoires des Pays-d’en-haut ?» (Coups de feu au Forum, p. 242)

«Henri, au nom de tous, encaissa les récriminations entremêlées de répliques des Belles histoires des pays d’en haut» (la Bête creuse, p. 605).

«Je m’étais donc forcée à penser à Marilyn Monroe, à Elizabeth Taylor, à Jenny Rock, qui n’actait pas mais fumait sûrement, et à Donalda, la femme de Séraphin, qui pouvait bien se permettre de fumer en cachette avant d’être canonisée […]» (Bondrée).

«C’est pas que j’aime mieux la télévision anglaise, c’est juste que le lundi soir à huit heures, quand ton père travaille de nuit pis qu’y est pas là pour insister pour qu’on regarde Les belles histoires des pays d’en haut, j’aime mieux regarder Lucille Ball faire ses grimaces que Donald laver son plancher en prenant des airs de martyre. Lucy, a’ me fait rire. Donalda, a’ m’énarve» (Conversations avec un enfant curieux, p. 131).

«mes draps forment un théâtre
tragique
où se démènent
enfants teigneuses
petites Aurores ébouillantées
Corriveau encagées
Donalda souffreteuses» (Mouron des champs, p. 77).

C’est ainsi que naissent et fleurissent les classiques, pas autrement.

P.-S.—N’oublions évidemment pas la séraphinade.

 

Références

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

Brisebois, Robert W., Coups de feu au Forum, Montréal, Hurtubise, 2015, 244 p.

Chartier, Daniel, l’Émergence des classiques. La réception de la littérature québécoise des années 1930, Montréal, Fides, coll. «Nouvelles études québécoises», 2000, 307 p. La citation de Grignon en épigraphe vient de cet ouvrage (p. 35).

Desharnais, Francis et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, Montréal, Éditions Pow Pow, 2012, 101 p.

Grignon, Claude-Henri, The Woman and the Miser, Toronto, Harvest House, coll. «French Writers of Canada», 1978, 112 p. Traduction d’Yves Brunelle.

Grignon, Claude-Henri, Un homme et son péché, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Bibliothèque du Nouveau Monde», 1986, 256 p. Édition critique par Antoine Sirois et Yvette Francoli. Édition numérique.

Loslier, Thérèse, le Hockey et l’amour. Roman d’amour mensuel, Montréal, Éditions PJ, numéro 22, s.d., 32 p.

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.

Michaud, Andrée A., Bondrée, Montréal, Québec Amérique, coll. «qa», 2020. Édition originale : 2014. Édition numérique.

Paré, Edmond, Lettres et opuscules, Québec, Dussault et Proulx, 1899, 253 p. Cité par Marcel Trudel dans l’Influence de Voltaire au Canada, Montréal, Fides, les Publications de l’Université Laval, 1945, t. II, p. 198.

Raymond Bock, Maxime, Des lames de pierre. Novella, Montréal, Le Cheval d’août, 2015, 104 p.

Tremblay, Michel, Conversations avec un enfant curieux. Instantanés, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, 2016, 148 p.

Voyer, Marie-Hélène, Mouron des champs suivi de Ce peu qui nous fonde, Saguenay, La Peuplade, coll. «Poésie», 2022, 196 p.

Statut de l’écrivain, Espace Claude-Henri-Grignon, Saint-Jérôme, été 2022

Sans limite

Panneau de signalisation, «Maximum 40»

Soit la phrase suivante, tirée du quotidien montréalais le Devoir, au sujet de Fabcaro : «Dans le genre pas barré à quarante, comme on dit au Québec, c’est un capable.»

Dans la langue populaire du Québec, qui n’est pas barré à quarante fonce, s’affirme, ne se laisse pas contraindre, repousse les limites imposées.

Variation sur le même thème, chez Pierre DesRuisseaux, sous «Ne pas être barré… (à quarante)» : «Ne pas être gêné, timide» (p. 30).

Ephrem Desjardins donne «effronté» comme synonyme (p. 39).

À votre service.

P.-S.—On peut, en effet, supposer que l’«érudite pas barrée» de Catherine D’Anjou (p. 58) ne l’est pas à quarante.

 

Références

D’Anjou, Catherine, On retourne toujours à Old Orchard. Poésie, Montréal, Del Busso éditeur, 2023, 76 p.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015 (nouvelle édition revue et augmentée), 380 p.

Lectures de route

Arc-en-ciel, Nouvelle-Écosse, octobre 2023

Voyageant, l’Oreille tendue lisait. Extraits.

Brousseau, Simon, Chaque blessure est une promesse, Montréal, Héliotrope, 2023, 209 p.

«Peut-être est-ce une question de perception; je me sens bien vieux, depuis que mon jeune père doit mourir» (p. 134).

Bucella, Fabrizio, Pourquoi boit-on du vin ? Une enquête insolite et palpitante du prof. Fabrizio Bucella, Malakof, Ekho, 2021, 286 p. Ill. Édition originale : 2019. Préface d’Alexandre Abellan.

«Le 45e parallèle de latitude Nord est vraiment magique : il passe par Bordeaux, Valence (vers Châteauneuf-du-Pape), Saint-Gervais-les-Bains où la majorité de cet ouvrage fut écrite, Turin, capitale de la région œnogastronomique du Piédmont où l’ouvrage fut entièrement relu, Trieste (siège des grands blancs italiens) et Milan où l’auteur a hurlé à la vie lorsqu’on lui a coupé le cordon ombilical» (p. 36-37 n. 2).

Homel, David, Tout ce que j’ai perdu, Montréal, Leméac, coll. «L’inconvénient», 2023, 99 p. Traduction de Jean-Marie Jot.

«S’il n’en tenait qu’à moi, les cours de traduction littéraire relèveraient du même département que la création littéraire, car ces deux domaines s’accordent naturellement et se complètent. À Concordia, personne ne partage malheureusement mon opinion; en tout cas, personne d’influent. Ce qui est dommage, car l’oreille du traducteur se développe comme celle de l’écrivain de fiction : en lisant, en écoutant, en combinant ses propres réflexions aux événements qui se produisent dans le monde, et ce, afin de mettre en scène le conflit à l’œuvre entre les deux» (p. 26).

Abdelmoumen, Mélikah, les Engagements ordinaires. Lutter de mères en filles, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 25, 2023, 89 p. Ill.

«C’est souvent de l’indignation partagée que nait l’action. Et de l’action concertée que nait un sentiment puissant de légitimité et de complétude. S’engager est “une forme de promotion, d’ascenseur social par le détour des fraternités militantes”, écrit encore Edwy Plenel dans Dire non. L’engagement ordinaire n’est jamais une chose solitaire. Même si ce sont les conditions individuelles (la conjonction de l’expérience personnelle, des circonstances, du hasard) qui préparent le terrain, ce sont les rencontres qui provoquent l’étincelle et allument le brasier» (p. 44).

Pelletier, Francine, Au Québec, c’est comme ça qu’on vit. La montée du nationalisme identitaire, Montréal, Lux éditeur, 2023, 213 p.

«Il y a ici l’aveuglement classique de ceux qui n’arrivent pas à comprendre qu’il existe d’autres victimes qu’eux, encore plus malmenées par l’histoire» (p. 108). (Oui, l’Oreille pense la même chose; voir ici.)

Arseneau, Isabelle, la Nostalgie de Laure, Montréal, Leméac, coll. «L’inconvénient», 2023, 109 p.

«On aura compris, je l’espère, qu’il ne s’agit ni de défendre les pires excès du structuralisme — qui a pu rêver de réduire l’œuvre à une formule mathématique, à l’écart de toute espèce de subjectivité — ni de réhabiliter à tout prix une série de créateurs qui ont fait la nouvelle au cours des dernières années. Il s’agit plutôt de préserver la complexité des textes et de rappeler qu’ils gagnent à être lus tels qu’ils sont (dans leur intégalité) et pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des constructions complexes et imaginaires qui sont prises en charge par des instances narratives qu’on ne peut réduire à la personne de l’auteur empirique et qui sont destinées à un “lecteur modèle” qui a peu à voir avec celui qui tient le livre entre ses mains» (p. 86).

Réhel, Jean-Christophe, la Blague du siècle. Roman, Montréal, Del Busso éditeur, 2023, 246 p.

«Le temps me glisse entre les doigts et je ne peux rien faire. J’assiste à la vie des gens qui m’entourent en admirant leurs défauts. Je suis jaloux d’eux. Je suis jaloux de mon frère schizophrène pour qui la vie semble si simple et si belle. Je suis jaloux de mon père qui a un cancer et qui ne se plaint jamais. Je suis jaloux du courage de mon père qui affronte la mort et qui souhaite à tout prix être en amour pour une dernière fois. Je le comprends tellement» (p. 86).

Basile, Jean, les Voyages d’Irkoutsk, Montréal, HMH, 1970, 1969. (La couverture indique Irkoutsk; la page de titre, Irkousz.)

«Il y a donc, dans Montréal, quatre lieux dits privilégiés qui, de leurs ondes concentriques, nourrissent chacun de nous selon les bons vouloirs des plaisirs, chaque lieu suscitant un bombardement sensuel et cérébral de moments culturels quand la culture oublie ses mécanismes livresques pour passer de l’environnement aux zones sensitives; ainsi le Parisien pleurera en voyant la Seine, l’Athénien embrassera l’asphalte de la place Omonia, l’Allemand entourera de ses bras les arbres de Unter den Linden. Nommons pour l’ancien Jonathan le Montréal de l’ambition, pour Jérémie le campus de McGill. De même, il y a, pour le maire Drapeau, le Montréal des vieilles maisons et, pour la ménagère de Rosemont, Dupuis Frères et l’immense billard électrique du parc Belmont pour ses enfants. Et de même il y a pour les disciples de Lévesque, le Montréal de la rue Sherbrooke au soir de la parade de la Saint-Jean Baptiste. Or tout cela formant les glorieuses étapes d’une vie, puisqu’aussi bien, à cette question, “Vivriez-vous ailleurs ?”, chacun d’entre nous répond “non”» (p. 69-70).

Melançon, Robert, le Paradis des apparences. Essai de poèmes réalistes, Montréal, Éditions du Noroît, 2004, 144 p.

«De ce côté des visages roses sourient
De toutes leurs dents parfaitement blanches
Sous des casques de cheveux blonds.

En face, on voit des corps ensanglantés;
Des foules en noir et blanc brandissent
Des pancartes; des réfugiés traînent des ballots.

On voit un tank, un missile, une explosion,
Ou la tête d’un premier ministre. Un peu à l’écart :
Des seins, des fesses. Ailleurs : des voitures,

Des paysages pastoraux, des animaux sauvages.
Les couvertures des magazines établissent la vérité
Du monde, par catégories, pour tous les goûts» (p. 16).

Kepner, Tyler, K. A History of Baseball in Ten Pitches, New York, Anchor Books, 2020, xiv/302 p. Ill. Édition originale : 2019.

«The pitches are the DNA of baseball, the fundamental coding of the game» (p. xiii).