Le français, langue européenne

Benoit Murray, le personnage principal du roman Tiroir no 24 de Michael Delisle, est adopté à six ans par la famille montréalaise qui possède la Boulange Cyr, ces «marchands de mokas» (p. 126). Treize ans plus tard, la situation commerciale est mauvaise, d’autant que vient de s’ouvrir en face une épicerie plus raffinée, Le Traiteur. Benoit finira par y travailler.

Qui dit raffinement culinaire dit souvent raffinement linguistique. Benoit va donc changer sa façon de parler. C’est madame Jean qui, la première, le souligne :

Mon Dieu, l’avez-vous entendu, «les pains à salade» ! Es-tu rendu avec un accent français, mon petit Benoit ? (p. 78)

Elle a entendu juste.

Je m’enferme dans les toilettes et je serre les dents. La vieille vache a raison. Il m’arrive d’avoir un accent. Ça m’échappe. C’est à force de travailler avec des Européens. C’est normal, mais ce n’est pas nécessaire de le claironner devant la clientèle (p. 79).

De qui Benoit a-t-il attrapé cet «accent français» ? De son patron, et amant, Jean-Pierre Lemaire. Celui-ci est… belge.

 

Référence

Delisle, Michael, Tiroir no 24, Montréal, Boréal, 2010, 126 p.

Interrogation cantologique

C’était dans le Devoir du 15 février : «À travers la Travers. Montréal en lumière et Radio-Canada célèbrent La Bolduc» (p. B8).

Un festival et une société d’État s’unissent pour rendre hommage, le 20 février, à la chanteuse Mary Travers, dite La Bolduc (1894-1941).

Boucar Diouf, Sénégalais d’origine établi au Québec, sera à l’animation d’un documentaire sur cette «immigrante de souche».

Est-ce à lui qu’on demandera de chanter «L’ouvrage aux Canadiens», un texte de 1931, qu’on peut (ré)entendre sur le site de Bibliothèque et Archives Canada ?

C’est à Montréal qu’y a des sans-travail
C’t’effrayant d’voir ça les gensses qui travaillent pas
C’est pas raisonnable quand il y a de l’ouvrage
Qu’ça soit les étrangers mais qui soient engagés
Un bon Canadien ça vaut trois immigrés
Et pis ça s’adonne qui ont pas peur d’travailler
Au pic pis à la pelle ça les dérange pas
Pour peupler l’Canada j’vous dis qu’sont un peu là
[…]
On s’occupe de l’hygiène et du bureau d’santé
On s’couche pas une dizaine dans une chambre à coucher
On s’nourrit pas à l’ail et au baloney
C’est pour ça qu’ces gensses-là se donnent meilleur marché

Ça ne manquerait pas de piquant.

La vie avant l’extrême

Jean-Philippe Domecq, Ce que nous dit la vitesse, éd. de 1994, couverture

Humant l’air du temps à la recherche des mots à la mode, il arrive que l’on lise un texte et qu’à travers lui on entende ce qu’il aurait été s’il avait été écrit aujourd’hui. Exemple.

Le pilote automobile Ayrton Senna se tue le 1er mai 1994 sur le circuit d’Imola en Italie. Jean-Philippe Domecq consacre un texte à cette mort dans son ouvrage, publié la même année, Ce que nous dit la vitesse.

Ce livre rassemble, outre «Senna : pourquoi ce deuil mondial ?», trois textes sur la course automobile. «Quel héroïsme aujourd’hui ? Le cas Lauda» a d’abord paru en 1985. Il contient la phrase suivante :

Quant à l’évolution respective des courses d’endurance et des courses de concurrence limite, elle est différemment ressentie d’une décennie à l’autre, et on constate que l’endurance n’est pas systématiquement valorisée (p. 105).

Il y a fort à parier que, rédigé aujourd’hui, ce texte donnerait à lire courses de concurrence extrême plutôt que limite, tant l’extrême est devenu banal.

 

Référence

Domecq, Jean-Philippe, Ce que nous dit la vitesse. Essai, Paris, Quai Voltaire, 1994, 148 p.

Vraiment beaucoup ?

La Presse, 14 février 2011 : «L’arrondissement de Ville-Marie abrite un magma d’humanités» (cahier Sports, p. 8).

«Un magma d’humanités», l’Oreille tendue imagine que c’est beaucoup (il y a un s à humanités), mais elle n’est pas tout à fait sûre.

Sentiments mêlés

Si l’on en croit le Devoir, l’ancienne ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport du gouvernement du Québec, Michelle Courchesne, qui est aujourd’hui présidente du Conseil du trésor, aurait déclaré ceci : «Maintenant que nous sommes sensibilisés à cette question, soyez assurés que je vais faire moi-même une vérification pour m’assurer que le citoyen sera répondu en français» (10 février 2011, p. A4).

D’une part, on peut se réjouir qu’elle ne soit plus ministre de l’Éducation : elle n’aura plus l’occasion de proposer aux élèves et étudiants son usage du verbe répondre. D’autre part, elle l’a déjà été.