Le zeugme du dimanche matin et d’Alice Zeniter

Alice Zeniter, l’Art de perdre, 2017, couverture

«Hamid ne saisit pas ce que veut son interlocuteur. Son père travaille à l’usine, comme la plupart des voisins, et dans leur discours il semble n’en exister qu’une. C’est l’Usine. Celle qui fait qu’on les a emmenés là. Il n’a jamais pensé qu’elle produisait quoi que ce soit puisque Ali n’en n’est jamais revenu les mains chargées. Dans sa tête, l’Usine fabrique surtout de la fumée, des blessures, des crampes et une odeur de cramé que son père traîne d’une pièce à l’autre de l’appartement malgré les douches.»

Alice Zeniter, l’Art de perdre. Roman, Paris, Flammarion, 2017, 507 p., p. 224.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Les fourberies de…

On se demande parfois ce qu’est l’utilité des œuvres classiques. Sont-elles toujours d’actualité ?

Prenons un exemple. Le Théâtre du Nouveau Monde, «Le théâtre de tous les classiques, ceux d’hier et de demain», présente ces jours-ci une pièce du répertoire du XVIIe siècle.

Aux Ve et VIe scènes du deuxième acte, le personnage le plus fourbe de la pièce se donne pour mission de convaincre un père de famille naïf que celui-ci doit payer tout de suite une somme importante, histoire de ne pas avoir à payer une somme encore plus élevée dans le futur. À force de tromperies et d’arguments fallacieux, le fourbe arrivera à ses fins.

Toute ressemblance entre les Fourberies de Scapin de Molière et la gestion de la rémunération, actuelle et à venir, de certains types de personnel dans le système de santé québécois serait, évidemment, le fruit du hasard.

La clinique des phrases (v)

La clinique des phrases, logo, 2020, Charles Malo Melançon

(À l’occasion, tout à fait bénévolement, l’Oreille tendue essaie de soigner des phrases malades. C’est cela, la «Clinique des phrases».)

Soit ceci, dans le quotidien la Presse+ du jour, rubrique langue de margarine :

Service : Efficace, professionnel et à l’accueil, on est gâté car c’est la grande Catherine Wart, la gérante et la maître d’hôtel.

Cette phrase — qu’on pardonne cette exagération lexicale à l’Oreille tendue — pose des problèmes de structure et de ponctuation.

Reconstruisons-la, en la scindant :

Service : Efficace, professionnel. À l’accueil, on est gâté car c’est la grande Catherine Wart, la gérante et la maître d’hôtel.

Ponctuons-la scolairement (l’Oreille est scolaire), à la manière de Jean Girodet («Car doit toujours être précédé d’une ponctuation», Dictionnaire Bordas. Pièges et difficultés de la langue française, Paris, Bordas, coll. «Les référents», 1988 [troisième édition], 896 p., p. 137) :

Service : Efficace, professionnel. À l’accueil, on est gâté, car c’est la grande Catherine Wart, la gérante et la maître d’hôtel.

Reconstruisons-la, bis, car (précédé, comme il se doit, donc, d’une virgule) le «c’est» pourrait laisser espérer une proposition subordonnée («qui officie», par exemple) :

Service : Efficace, professionnel. À l’accueil, on est gâté, car il y a la grande Catherine Wart, la gérante et la maître d’hôtel.

Allégeons-la d’un article inutile :

Service : Efficace, professionnel. À l’accueil, on est gâté, car il y a la grande Catherine Wart, la gérante et maître d’hôtel.

À votre service.

P.-S.—«Maîtresse d’hôtel» existe, et depuis longtemps, mais, si l’on en croit Google, il n’est pas commun.

L’oreille tendue de… Raposo

Arturo Pérez-Reverte, Deux hommes de bien, 2017, couverture

«Raposo, qui contient difficilement un éclat de rire — et depuis déjà quelques minutes —, imagine madame Barbou dans le couloir, châle sur les épaules, en train de tendre l’oreille, guettant le résultat de l’entretien» (p. 361).

«Pendant un long moment, Raposo reste immobile, sur le qui-vive, encore penché sur un paquet de livres. Il tend l’oreille. On n’entend rien d’autre que la voix de la rivière et le frouement soudain d’un oiseau» (p. 480).

Raposo «se tasse pourtant davantage sur lui-même, jusqu’à ce que les feuilles mouillées d’une fougère lui frôlent le visage. Il respire profondément, puis retient son souffle, tend l’oreille aux bruits pour situer l’endroit exact où se tiendra l’adversaire quand il se découvrira» (p. 485).

Arturo Pérez-Reverte, Deux hommes de bien. Roman, Paris, Seuil, 2017, 501 p. Traduction de Gabriel Iaculli. Édition originale : 2015.

Jean Dion pourrait être professeur

Affiche des Jeux olympiques d’hiver, 1924L’Oreille tendue, comme nombre de lecteurs du quotidien le Devoir, déplore la faible présence du chroniqueur Jean Dion en ses pages depuis plusieurs mois.

Pour cause de JO coréens, on peut heureusement le lire ces jours-ci. Extrait de son texte du jour, «La fuite» :

L’inconvénient en l’occurrence : la conscience aiguë du temps qui fuit, l’assassin qu’on ne capturera jamais. Vous êtes assis là à gagner en âge sans trop vous en rendre compte, sans rien demander à personne, et paf, les Jeux olympiques viennent vous balancer en pleine face que vous n’êtes plus précisément un agneau du printemps. (Enfin, peut-être pas vous, mais moi, si, et je pourrais vous donner d’autres noms.) Vous vieillissez, mais eux [les athlètes] restent éternellement jeunes. Même qu’ils donnent l’impression de rajeunir (p. 4).

Foi d’Oreille, ce sentiment est partagé, un jour ou l’autre, par tous les professeurs.

P.-S.—Jean Dion a déjà préfacé un livre de l’Oreille.

Illustration : affiche d’Auguste Matisse pour les JO de Chamonix en 1924 déposée sur Wikimedia Commons