Lecture de lit

Prévost, Histoire d’une Grecque moderne, éd. de 1990, couverture

«Il me vint à l’esprit que si j’avois des lumières certaines à espérer, c’étoit au lit même de Théophé, qui étoit encore en désordre. Je saisis avidement cette pensée. Je m’en rapprochai avec un redoublement de crainte, comme si j’eusse touché à des éclaircissemens qui emportoient la dernière conviction. J’observai jusqu’aux moindres circonstances, la figure du lit, l’état des draps et des couvertures. J’allai jusqu’à mesurer la place qui suffisoit à Théophé, et à chercher si rien ne paraissoit foulé hors des bornes que je donnois à sa taille. Je n’aurois pu m’y tromper; et quoique je fisse réfléxion que dans une grande chaleur elle pouvoit s’être agitée pendant le sommeil, il me sembloit que rien n’étoit capable de me faire méconnoitre ses traces. Cette étude, qui dura longtems, produisit un effet que j’étois fort éloigné de prévoir. N’aiant rien découvert qui n’eût servi par dégrés à me rendre plus tranquille, la vue du lieu où ma chère Théophé venoit de reposer, sa forme que j’y voyois imprimée, un reste de chaleur que j’y trouvois encore, les esprits qui s’étoient exhalés d’elle par une douce transpiration, m’attendrirent jusqu’à me faire baiser mille fois tous les endroits qu’elle avoit touchés. Fatigué comme j’étois d’avoir veillé toute la nuit, je m’oubliai si entièrement dans cette agréable occupation, que le sommeil s’étant emparé de mes sens, je demeurai profondément endormi dans la place même qu’elle avoit occupée.»

Abbé Prévost, Histoire d’une Grecque moderne, Paris, GF-Flammarion, coll. «GF», 612, 1990, 345 p., p. 254-255. Édition établie par Alan J. Singerman. Édition originale : 1740.

Que pogne-t-on alors ?

Daniel Grenier, Françoise en dernier, 2018, couverture

L’autre jour, sur Twitter, @ysoboy opposait deux conceptions de l’expression pogner le fixe.

D’une part, celle du Wiktionnaire : «Tomber dans un état de rêverie ou d’hébétude temporaire.»

D’autre part, celle de la suite logicielle Antidote : «Faire une obsession de.»

Conclusion ? «Il me semble que la définition dans Wikipédia (associée à la rêverie) est bien plus près de l’usage courant que celle dans Antidote.»

Compliquons un peu les choses en nous tournant vers trois dictionnaires, le premier plus sérieux que les deux suivants.

Dans son Trésor des expressions québécoises (éd. de 2015), Pierre DesRuisseaux a une entrée à «Fixe» : «Pogner [poigner] le fixe (sur qqn). Fixer longtemps qqn ou qqch., s’amouracher, s’enticher de qqn» (p. 151). On notera que DesRuisseaux glisse de «qqn» à «qqch.».

Léandre Bergeron, en 1980, présente deux expressions : «Avoir le fixe — Le regard lourd de sommeil. Pogner le fixe — Figer sur place» (p. 227). Il en ajoute une l’année suivante : «Pogner le fixe pour quelqu’un — Être épris de quelqu’un» (p. 101).

Compliquons encore les choses avec un passage du roman Françoise en dernier de Daniel Grenier (2018) et l’expression avoir le fixe :

Sam a démarré et elles ont roulé derrière lui pendant une heure ou deux, à une distance qu’elles jugeaient «normale», et elles ont pouffé de rire en répétant le mot plusieurs fois. Il n’y avait personne d’autre sur l’autoroute, seulement elles dans leur Volks et lui dans son camion. Françoise avait le fixe sur la vieille plaque d’immatriculation, une plaque souvenir, verte et dorée, du centenaire de la Colombie-Britannique. 1858-1958. Elle avait le fixe sur le numéro, 322-658, en sachant très bien que c’est le genre de chose dont elle se souviendrait probablement des années plus tard, quand elle raconterait son voyage avec Sam à quelqu’un qui se montrerait intéressé. Non, pas aux membres de sa famille, à des inconnus rencontrés par hasard (p. 145).

Tant de mots, si peu d’heures.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

DesRuisseaux, Pierre, Trésor des expressions populaires. Petit dictionnaire de la langue imagée dans la littérature et les écrits québécois, Montréal, Fides, coll. «Biblio • Fides», 2015, 380 p. Nouvelle édition revue et augmentée.

Grenier, Daniel, Françoise en dernier. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 16, 2018, 217 p.

Les zeugmes du dimanche matin et de Ken Dryden

Ken Dryde, Scotty, 2019, couverture

«And to make that even more unavoidable, running down the middle of every building from top to bottom like an umbilical cord, connecting every flat, was a ventilation shaft that amplified each sound and smell and drama» (p. 27).

«Cournoyer’s injured back, which had taken away his speed and joy, wouldn’t be getting better, and so he retired» (p. 213).

Ken Dryden, Scotty. A Hockey Life Like no Other, Toronto, McClelland & Stewart, 2019, viii/383 p. Ill.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 4 novembre 2019.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Laurence Dauphinais

Aalaapi, 2019, couverture

«Je vous remercie de prendre le temps à votre tour de vous pencher sur ces voix trop peu entendues dans l’étendue de leur complexité. Et je vous invite à ne jamais vous lasser de tendre l’oreille. Ce projet m’aura appris que c’est en écoutant les autres que l’on apprend à vivre autrement» (Laurence Dauphinais, p. 11).

Le collectif Aalaapi, Aalaapi. Faire silence pour entendre quelque chose de beau, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 21, 2019, 103 p. Ill. Précédé d’un «Mot de la metteuse en scène», Laurence Dauphinais. Suivi de «Contrepoint. Un désir de voix», par Marie-Laurence Rancourt. D’après une idée originale de Laurence Dauphinais et Marie-Laurence Rancourt.