Citation non euphémisante du jour

Code-barres, 1, hiver-printemps 2011, couvertureL’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de déplorer la généralisation du verbe décéder. Pierre Popovic met en poème cette euphémisation de la mort.

«[…]
Nous mourons emportés mais incapables de colère
Étonnés que l’autre soit mort avec euphémisme
Et qu’il sera décédé se sera éteint aura disparu aura expiré aura mal fini
Aura péri aura passé aura trépassé aura péri
Au péril de sa vie sera parti aura été ad patres
Aura perdu la vie sera descendu dans la tombe
Aura tout rendu, l’âme, le dernier soupir, l’esprit
Aura fermé les yeux aura fini ses jours et surtout le dernier
Aura été rappelé par Dieu quoique cela ne soit plus de mode
Aura calanché clamecé claqué crevé une fois pour toutes
Aura cassé son extrait de naissance et avalé sa pipe
Aura passé l’arme à gauche entre autre planches les pieds devant
Oui, lui ne sera mort qu’une fois, aura mouru et sera mort et bien mort
[…]»

Pierre Popovic, «Cérémonial pour un massacre», Code-barres, 1, hiver-printemps 2011, p. 30-33, p. 33.

Mot de la semaine (dernière)

Les Canadiens viennent d’élire leurs nouveaux députés (c’était le 2 mai). Cette élection a donné lieu à des surprises multiples. Parmi celles-ci, la résurgence du mot poteau, utilisé à profusion par les médias.

Qu’est-ce qu’un poteau dans le vocabulaire politique français au Canada ? Un candidat qui n’a, en théorie, aucune chance de se faire élire. Il est là pour faire, en quelque sorte, mais à des degrés divers, de la figuration, voire pour éviter qu’il ne reste des «circonscriptions orphelines» (la Presse, 7 mai 2011, p. A7). Exemple.

L’Oreille tendue — qui invite ses lecteurs à ne tirer aucune conclusion de ce fait — habite une circonscription électorale plus que bourgeoise. Westmount—Ville-Marie est en effet peuplée de citoyens plus riches que la moyenne canadienne, qui ont la réputation de toujours voter pour le Parti libéral du Canada. Les médias parlent parlaient de bastion libéral ou de château fort libéral. Le député sortant était sûr de se faire réélire; on lui a donc opposé des candidats dont on croyait qu’ils n’avaient aucune chance de le battre (le poteau vient rarement seul). Les partis qu’ils représentaient leur faisaient un peu de publicité en installant des affiches sur les poteaux de téléphone du quartier (indice étymologique). Puis, le 2 mai, au Québec, tout fut bouleversé : nombre de poteaux, à la surprise générale et particulière (la leur), furent élus (mais pas dans le comté de l’Oreille tendue, malgré une lutte beaucoup plus serrée que prévu).

Le poteau le plus célèbre s’appelle Ruth Ellen Brosseau. Anglophone (et travaillant en Ontario), elle a été élue dans un comté francophone (du Québec) où elle n’a jamais mis les pieds. Mieux (ou pire) : elle a passé une partie de sa campagne électorale en voyage à Las Vegas pour célébrer son anniversaire. Pour toutes ces (mauvaises) raisons, la nouvelle députée de Berthier-Maskinongé pour le Nouveau parti démocratique du Canada est devenue une vedette nationale.

Le mot poteau est triplement intéressant.

Le poteau peut avoir tous les sexes, mais un seul genre. Mme W est un poteau, comme M. V.

Le mot a une forte dimension géographique. Mme X n’est pas un poteau dans l’absolu. Elle l’est parce qu’elle se présente contre M. Z dans une circonscription réputée imprenable et parce qu’elle défend une formation politique qui n’y aurait, croit-on, aucune chance. Cette Mme X, représentant le parti de M. Z dans le même comté, ne serait pas un poteau. Elle pourrait même s’y faire élire haut la main contre les poteaux qu’on lui aurait opposés.

Surtout, ce mot est lié à une chronologie bien particulière. M. Y n’est un poteau qu’en période électorale. Dans la langue courante, l’Oreille tendue est prête à parier sa collection de boules Quies que le mot n’est jamais utilisé entre les élections. Il est cependant un peu difficile d’en décrire très précisément le rythme biologique : on ne vote pas à date fixe au Canada. Il y a eu des élections fédérales en 2006, en 2008 et en 2011; on attend les prochaines pour 2015. Bref, le mot était à la mode la semaine dernière et il devrait bientôt hiberner, jusqu’à la prochaine fois.

 

[Complément du jour]

Cette fois-ci, poteau aura peut-être droit à un peu plus de longévité qu’au cours des élections précédentes. Le premier cahier du Devoir d’aujourd’hui (le 9 mai) compte trois textes sur les «candidats fantômes», ceux de Manon Cornellier, de Josée Boileau et de Caroline Morgan, ci-devant candidate «prête-nom».

L’art du portrait, en sombre

Nicolas Ancion, Les ours n’ont pas de problème de parking, éd. de 2011, couverture

«Il tourna la tête pour scruter la rue, son visage ressemblait à une carapace de crabe, rouge et luisante, qu’on aurait fichée sur un vieux manteau usé et des épaules tombantes. Au milieu de l’animal, un nez crochu comme une pince de crustacé et deux yeux minuscules, retranchés au fond d’un entonnoir de rides.

[…]

Quel âge est-ce qu’il pouvait avoir ? Avec les cheveux blancs qui lui jaillissaient des oreilles et les pattes d’oie qui lui bouffaient la moitié du visage, je lui aurais donné cent ans ou presque. Quoique. Après le coup du crachat et à sentir son odeur de vieux fauve en fin de chasse, je ne lui aurais rien donné du tout. Pas même prêté, à vrai dire. Un bon bain chaud, à la limite, mais sans garantir l’état de la baignoire à la fin de l’opération. Il avait une véritable tête de crapule et des ongles d’oiseau de proie, aussi longs qu’ils étaient noirs et pointus. Le genre d’homme au long cours dont l’existence n’avait pas dû couler paisiblement.»

Nicolas Ancion, Les ours n’ont pas de problème de parking, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Fiction 17», 2011. Édition numérique. Édition originale : 2001.

Proposition de moratoire 002

Extrait de la Presse+

Il est aujourd’hui officiellement proposé aux lecteurs de l’Oreille tendue de s’insurger haut et fort contre les paires titrologiques mariant modernité, ou un mot apparenté, et autre chose, généralement de l’ordre de la tradition.

Exemples (à proscrire, donc).

«Entre tradition et modernité» (le Devoir, 9-10 avril 2011, p. F1).

«L’Inde écartelée entre tradition et modernité» (le Devoir, 5 janvier 2011, p. A1).

«Le Mythe Deneuve. Une “star” française entre classicisme et modernité» (le Monde diplomatique, janvier 2011).

«Les sociétés sportives : un corps social entre tradition et modernité. L’exemple jurassien au début du XXe siècle» (Jean-Nicolas Renaud, 2010).

«Hope ouvrit les yeux juste à temps pour apercevoir les dernières secondes d’un court métrage touristique intitulé Between Tradition and Modernism» (Tarmac, p. 172).

Les Relations entre le Québec et l’Acadie de la tradition à la modernité (Fernand Harvey et Gérard Beaulieu, 2000).

Universités et institutions universitaires européennes au XVIIIe siècle, entre modernisation et tradition (collectif, 1999).

«Entre modernité et tradition : Mme de Lambert et l’éducation des filles» (Robert Granderoute, 1997).

Frenchmen into Peasants : Modernity and Tradition in the Peopling of French Canada (Leslie P. Choquette, 1997) et sa traduction française, De Français à paysans. Modernité et tradition dans le peuplement du Canada français (2001).

Jean-Marie Chassaignon : ein Antiphilosoph zwischen klassizistischer Tradition und Moderner Ästhetik (Fritz-Günther Frank, 1973).

P.-S. — On l’aura remarqué : le mal n’est pas limité au français et il n’est pas particulièrement récent.

 

[Complément du 12 avril 2015]

Récolte du jour

Gossage, Peter et J.I. Little, Une histoire du Québec. Entre tradition et modernité, Montréal, Hurtubise, coll. «Cahiers du Québec. Histoire et politique», 2015.

«Centenaire des Cercles de fermières. Entre tradition et modernité» (le Devoir, 7-8 mars 2015, p. B5).

«Entre tradition et modernité» (la Presse, 25 mai 2013, cahier Voyage, p. 1).

 

[Complément du 18 juillet 2015]

Variation sur le même thème : «Un mélange de traditions et de modernité» (la Presse, 27 juin 2015, cahier Maison, p. 5).

 

[Complément du 26 juillet 2015]

On peut faire parfois l’économie de la conjonction de coordination. Exemple :

 

[Complément du 6 juin 2017]

Et encore…

Barroux, Gilles, la Médecine de l’Encyclopédie. Entre tradition et modernité, Paris, CNRS éditions, 2017, 280 p.

Onana, Godefroy Noah, Tradition et modernité. Rupture ou continuité ?, Paris, L’Harmattan, coll. «Ouverture philosophique», 2016, 246 p. Préface de Michel Castillo.

«Entre tradition et modernité» (la Presse+, 26 décembre 2015).

«Le Met au cinéma. Tradition et modernité» (le Devoir, 18 janvier 2015, p. B7).

Weidmann Koop, Marie-Christine (édit.), le Québec à l’aube du nouveau millénaire. Entre tradition et modernité, Québec, Presses de l’Université Laval, 2008, 436 p.

Collque «Entre héritage et modernité»

 

[Complément du 25 février 2018]

Que s’est-il passé depuis la dernière fois ?

«Entre tradition et modernité, la culture russe en fête à Sotchi» (site Euronews).

Dans la Presse+, des traditions, mais une seule modernité et une seule histoire.

Pourquoi pas continuité et rupture(s) pendant que nous y sommes ?

http://twitter.com/StephanePicher/status/338297363145822208

Une citation romanesque, pour finir (pour l’instant) :

«il s’est levé, s’est emparé d’une craie et a écrit au tableau les mots “Tradition” et “Modernité”» (Mélissa Grégoire, l’Amour des maîtres, p. 27).

 

[Complément du 17 janvier 2019]

Récolte de la nouvelle année.

Preyat, Fabrice, «Le roman du Sacré-Cœur : tradition et modernité dans Cruzamante, ou la Sainte-Amante de la croix (1786) de Marie-Françoise Loquet», dans Isabelle Tremblay (édit.), les Lumières catholiques et le roman français, Liverpool, Liverpool University Press, coll. «Oxford University Studies in the Enlightenment», 1, 2019.

Caron, Jean-Luc, Regards sur Carl Nielsen et son temps. Trait d’union entre tradition et modernité, Paris, L’Harmattan, coll. «Univers musical», 2018, 400 p. Préface de David Fanning.

«Un portrait cynique d’une jeunesse chinoise tiraillée entre traditions et modernité» (le Devoir, D le magazine, 7-8 juillet 2018, p. 16).

«Tradition et modernité» (le Devoir, D Le magazine, 21-22 avril 2018, p. 53).

«La foulée musicale entre tradition et modernité», Tribune de Genève, 26 avril 2018.

Série d’articles sur le Nord dans le Devoir, 17-19 avril 2018 : «Jongler entre tradition et modernité» (surtitre).

[Complément du 12 décembre 2022]

Certains ne s’en lassent (malheureusement) pas.

«“Au-delà des hautes vallées” : entre tradition et modernité» (le Devoir, 9 décembre 2022).

«Une campagnarde indienne, entre tradition et modernité» (la Presse+, 3 décembre 2022).

«Derrière une passion amoureuse, le portrait d’un pays entre tradition et modernité» (le Devoir, 24-25 juillet 2021).

Fourgnaud, Magali, «Innover au XVIIIe siècle, selon quelles temporalités ? L’idéal éducatif chez Marmontel : entre tradition et modernité», Lumières, 32, 2e trimestre 2018.

«Munich figure parmi les meilleures villes du monde. Le Devoir brosse le portrait de la capitale de la Bavière, entre modernité et tradition» (Twitter, 13 juin 2019).

Signalons deux variations sur le même thème :

«Des juke-box dansant entre vintage et modernité» (la Presse+, 2 mai 2020).

Misset, Juliette, «Entre modernité, tradition et conventions : la figure du/de la pédagogue chez Mary Wollstonecraft, Maria Edgeworth et Hannah More», Lumières, 32, 2e trimestre 2018.

 

Références

Dickner, Nicolas, Tarmac, Québec, Alto, 2009, 271 p. Ill.

Grégoire, Mélissa, l’Amour des maîtres, Montréal, Leméac, 2011, 245 p.

Mais c’est bien sûr !

Il y a quelques jours, l’Oreille tendue s’interrogeait sur la nature de l’outdooring. Elle vient peut-être de trouver, dans un cahier publicitaire du journal la Presse, la réponse à ses interrogations. Et si l’outdooring n’était que l’autre nom du «cocooning extérieur» ? Ça expliquerait tout.

P.-S. — Chez H2zen, qui se réclame de ce «cocooning extérieur», on offre même de vous installer un «spatio». On n’arrête pas le progrès.