L’art (chirurgical) du portrait

 Éric Chevillard, Dino Egger, 2011, couverture

«Dino Egger craint surtout de renaître sous les traits cireux et lisses de ces momies vivantes retouchées au scalpel que l’on dirait couvertes d’un film plastique et qui n’ont plus ni expression ni âge, puis autant de difficulté à sourire franchement que la paupiette ficelée.»

Éric Chevillard, Dino Egger. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2011, 153 p., p. 150-151.

Propos de bouche

Manuel de diction. Parlons bien, 1950, couverture

En 1950, aux Éditions de la bonne chanson de Saint-Hyacinthe (Québec), J.-H. Bernard, ptre, «professeur de diction», fait paraître Parlons bien. Ce Manuel de diction est précédé d’une dédicace (à «M. Eugène Lassalle, directeur-fondateur du Conservatoire Lassalle de Montréal»), d’une note de l’auteur («En diction, comme en chant, le meilleur traité ne vaut pas grand’chose, sans la voix et l’oreille du maître»), de six citations démontrant l’«Importance de l’élocution» (on y trouve notamment un M. Mallarmé, mais il s’agit du ministre de l’Éducation nationale de France, pas du poète de la «disparition élocutoire») et d’un avant-propos («Cet ouvrage n’est pas un traité complet […]»). Le lecteur aura été prévenu : avant de commencer à parler, il y de nombreuses étapes à franchir.

Pour aider ses utilisateurs (pas «les tout-petits, mais […] ceux qui ont déjà certaines connaissances en français»), l’auteur a divisé son ouvrage en quatre parties : la phonétique («Se faire entendre»), la phraséologie («Se faire comprendre») et le geste, cela suivi d’un supplément («Fables et exercices») fait de textes à lire, tirés d’auteurs surtout français (au premier rang desquels La Fontaine), plus rarement québécois (Henri Bourassa, Lionel Groulx, Félix-Antoine Savard).

S’il est vrai que les exercices sont massivement regroupés dans le «Supplément», on en trouve aussi dans la première partie. En voici deux exemples.

Le premier se présente sous la forme d’un texte truffé de difficultés, à la fin de la rubrique «La voyelle o et au» :

Où sont aujourd’hui nos Jérôme et nos Chrysostôme ? Si des hommes frivoles, ô Sauveur, osent nier l’autorité de ta parole, n’est-ce pas beaucoup notre faute, la nôtre, à nous, tes orateurs ? Orateurs monotones et mornes auditeurs, tout dort. Ô Nautonnier, rends-nous l’orage ! Flots profonds, tonnerres sonores, vous réveillez jusques aux morts. — D’un pôle à l’autre et de l’aurore jusqu’au couchant, à Toronto, comme aux Comores, à Nogvorod comme aux Açores, l’homme honore les Apôtres et les héros. — Par ce temps chaud, au bord de l’eau, dans les roseaux dort le crocodile. — Près du tombeau de son héros, Laocoon offre à Chronos en holocauste un bon taureau aux cornes d’or. — Gondal (p. 13).

Attribuées à Ignace Louis Gondal, l’auteur de Parlons ainsi de la voix et du geste (1900) et du Mécanisme de la parole (1895), mais sans références précises, ces phrases sont proches, involontairement, du surréalisme, version cadavre exquis, voire de la prose d’Éric Chevillard.

Elles ont pourtant une signification plus immédiate qu’une litanie comme celle de la p. 23 :

J.-H. Bernard, Manuel de diction. Parlons bien, 1905, p. 23

Quoi qu’il en soit de la nature des exemples retenus, tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de s’y livrer ne suffirait probablement pas. On détrompera peut-être l’Oreille tendue là-dessus.

 

Référence

Bernard, J.-H., ptre, Manuel de diction. Parlons bien, Saint-Hyacinthe (Québec), Les éditions de la bonne chanson, 1950, 102 p. Ill.

J.-H. Bernard, Manuel de diction. Parlons bien, 1905, p. 9

Divergences transatlantiques 015

Tout un chacun le sait : les mômes des uns sont les couilles des autres. En matière de reproduction humaine, les gosses français sont les fruits de la génération, alors que les gosses québécoises en sont un des agents actifs. Rien là de neuf.

Histoire d’être grivois à peu de frais, on s’est souvent amusé à inventer des phrases à double sens, du genre J’ai embrassé ses gosses. On peut pourtant se demander si les risques de confusion sont réels. Quand le père courroucé de la pièce Un reel ben beau, ben triste de Jeanne-Mance Delisle (1980) déclare «L’hostie d’cochon, m’as y arracher les gosses avec mes dents !» (p. 94), peut-on vraiment croire qu’il souhaite s’en prendre à la progéniture de cet «hostie d’cochon» ? Contexte, tout est contexte.

Pourquoi rappeler aujourd’hui cette évidence lexicale universellement (re)connue ? Parce que le titre d’un texte récent d’Annick Farina est un peu trop vague. Quel est l’exemple principal étudié dans «L’utilisation des marques lexicographiques au Québec : un choix politique» (2010) ? Le mot gosse, précisément, ce «mot “tabou”» dans les dictionnaires jusque dans les années 1980 (p. 77), qui n’est pourtant qu’un «petit mot assez inoffensif» (p. 84). Un conseil de l’auteure mérite d’être cité : «De même qu’on ne rédige pas un essai médical sur les “inflammations de la gosse”, une personne qui recevra un coup de pieds dans les testicules ne dira pas “aïe, j’ai mal aux gonades”» (p. 79). En effet.

Deux remarques linguistiques, pour conclure. On ne confondra pas gosses et gosser. En France, gosse est épicène, pas au Québec, où en son sens sexué, il n’existe qu’au féminin.

P.-S. — Dans le même ouvrage collectif, signalons l’étude de Mirella Conenna, «Le québécois dans la valise : les dictionnaires à usage touristique», consacrée à six «mini-dictionnaires» (p. 139), malheureusement rédigée avant la sortie du Parler québécois pour les nuls (2009), le joyau de Marie-Pierre Gazaille et Marie-Lou Guévin.

 

[Complément du 26 août 2018]

Qui part (rien que) sur une gosse ne se dirige vers l’entrejambe de personne. L’expression désigne une mise en action (trop ?) rapide, un démarrage vif. Exemple dramatique tiré de J’aime Hydro, de Christine Beaulieu (2017) : «Le 11 octobre 2016, je suis partie rien que sur une gosse, pas trop préparée» (p. 159). Oui, vous avez bien lu : une femme peut partir rien que sur une gosse.

 

Références

Beaulieu, Christine, J’aime Hydro, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 13, 2017, 253 p. Illustrations de Mathilde Corbeil.

Conenna, Mirella, «Le québécois dans la valise : les dictionnaires à usage touristique», dans Sergio Cappello et Mirella Conenna (édit.), Dizionari. Dictionnaires. Dictionaries. Percorsi di lessicografia canadese, Udine, Forum, coll. «Collana di studi del Centro di Cultura Canadese», 2, 2010, p. 127-140.

Delisle, Jeanne-Mance, Un reel ben beau, ben triste, Montréal, Éditions de la pleine lune, coll. «Théâtre», 1980, 179 p.

Farina, Annick, «L’utilisation des marques lexicographiques au Québec : un choix politique», dans Sergio Cappello et Mirella Conenna (édit.), Dizionari. Dictionnaires. Dictionaries. Percorsi di lessicografia canadese, Udine, Forum, coll. «Collana di studi del Centro di Cultura Canadese», 2, 2010, p. 75-96.

Gazaille, Marie-Pierre et Marie-Lou Guévin, le Parler québécois pour les nuls, Paris, Éditions First, 2009, xiv/221 p. Préface de Yannick Resch

Divergences transatlantiques 014

Il est bon d’apprendre. Mieux : il est bon d’apprendre tous les jours. Comment exprimer cela entre francophones ?

À droite de l’Atlantique (si l’on peut dire) : «je viens de découvrir que je suis flexitarienne (France Culture), je me coucherai moins bête ce soir» (@eclectante).

À gauche, on se couchera moins niaiseux. C’était, par exemple, le titre d’une série documentaire à la chaîne québécoise Ztélé.

Lecteur, tu te coucheras moins bête / niaiseux.

 

[Complément du 19 septembre 2016]

L’Oreille tendue l’a déjà dit : il peut être utile ou amusant, quand on réfléchit au sens d’une expression, d’inventer son antonyme.

Le personnage principal du roman Vox populi (2016) de Patrick Nicol se livre à ce type d’exercice : «“Se coucher moins niaiseux”, Marc connaît cette expression depuis toujours, mais, ça le frappe aujourd’hui, il ne lui connaît pas de contraire. “Se lever plus cave”, par exemple, n’existe pas» (p. 28). En effet.

 

Référence

Nicol, Patrick, Vox populi. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 98, 2016, 89 p.

Défense et illustration de la minuscule, bis

Il y a quelque temps, on a vu, citation de Christian Gailly à l’appui, qu’une Américaine n’est pas une américaine. Rebelote, en quelque sorte.

Nicolas Ancion : «Quittant en un mouvement le bord du trottoir, il se glisse entre deux petites japonaises, une rouge et une bleue.» Une Japonaise rouge (ou bleue), cela (d)étonnerait.

Sébastien Bailly : «Le français ne supporte pas la faute de grammaire» (p. 35). La situation est plus trouble dans ce cas : s’il n’est pas sûr que le français «ne supporte pas la faute de grammaire», il est avéré, en revanche, que beaucoup de Français affirment ne pas la souffrir.

Sur Twitter : «Je vais enfin “avoir” mon grand danois !» (@Mlle_V). Un grand Danois, ce ne serait pas tout à fait pareil.

Entre majuscule et minuscule, et vice versa, il y a un monde.

 

Références

Ancion, Nicolas, Les ours n’ont pas de problème de parking, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Fiction 17», 2011. Édition numérique. Édition originale : 2001.

Bailly, Sébastien, les Zeugmes au plat. Éloge d’une tournure humoristique, Paris, Mille et une nuits, coll. «Mille et une nuits», 585, 2011, 107 p. Avant-propos de Hervé Le Tellier.