Le zeugme du dimanche matin et de Kafka

Franz Kafka, la Métamorphose, éd. de 1980, couverture

«[…] perché sur une jambe, le corps en avant, il épiait en même temps la musique du couteau sur sa botte et la rue traversière d’où devait déboucher le destin.»

Franz Kafka, «Un fratricide», dans la Métamorphose, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 74, 1980, 189 p., p. 165-168, p. 166. Édition originale : 1955. Traduction d’Alexandre Vialatte.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

L’oreille tendue de… Simon Brousseau

Simon Brousseau, Foule monstre, 2025, couverture

«Petite marmotte, il creuse avec ses pattes de devant en rejetant la neige entre ses jambes, dans la hâte de se retrouver seul, enfin, tout au tond de son terrier. Quand il s’y cache, il s’amuse à souffler son haleine contre la paroi du mur jusqu’à ce qu’elle durcisse et brille. Il tend l’oreille au son étouffé des voitures, à la voix des passants, aux sirènes au loin.»

Simon Brousseau, Foule monstre, Montréal, Héliotrope, 2025, 225 p., p. 123.

 

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté ce texte le 25 septembre 2025.

Autopromotion (indirecte) 854

Anthony Glinoer, les Classiques littéraires, 2025, couverture

Dans son essai Défense de la littérature, en 1968, Claude Roy s’intéressait au statut des œuvres classiques :

Une chose pourrait rendre les classiques profondément embêtants, mortels : ce serait de les croire immortels. Heureusement, ils ne sont pas immortels. Chaque génération enterre des classiques, en ressuscite d’autres. Tout se passe avec eux exactement comme dans la compagnie des vivants : les gens entrent, sortent, on préfère les uns, ignore les autres, et dans chaque être, ce qui vient à la lumière bouge, change, varie (p. 97).

C’est précisément aux mécanismes de l’évolution des classiques que s’intéresse Anthony Glinoer dans un livre qui paraît ces jours-ci, les Classiques littéraires. Introduction à une sociologie.

L’Oreille tendue ne peut pas ne pas vous recommander la lecture de cet ouvrage; elle en a été l’éditrice conseil.

P.-S.—Oui, c’est cet Anthony Glinoer-là.

 

Références

Glinoer, Anthony, les Classiques littéraires. Introduction à une sociologie, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2025, 147 p.

Roy, Claude, Défense de la littérature, Paris, Gallimard, coll. «Idées», 161, 1979, 187 p. Édition originale : 1968.

Autopromotion 853

«Architecture et parties qui en dépendent. Maçonnerie», premier volume des planches de l’Encyclopédie, Paris, 1762, planche XIII

La 672e livraison de XVIIIe siècle, la bibliographie de l’Oreille tendue, est servie.

La bibliographie existe depuis le 16 mai 1992. Elle compte 78 300 titres.

À partir de cette page, on peut interroger l’ensemble des livraisons grâce à un rudimentaire moteur de recherche et soumettre soi-même des titres pour qu’ils soient inclus dans la bibliographie.

Illustration : «Architecture et parties qui en dépendent. Maçonnerie», premier volume des planches de l’Encyclopédie, Paris, 1762, planche XIII

Changements de perspective

Simon Brousseau, Foule monstre, 2025, couverture

Dans l’Art du roman, en 1986, Milan Kundera proposait sa définition de ce genre : «La grande forme de la prose où l’auteur, à travers des egos expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques grands thèmes de l’existence» (p. 178).

Le projet de Foule monstre (2025), le plus récent livre de Simon Brousseau, rejoint en quelque sorte, mais à une autre échelle, celui de Kundera. Renouant avec la forme brève et fragmentaire de Synapses (2016), l’auteur dresse une série de portraits à partir de quelques règles : ces instantanés tiennent en un paragraphe; ils font une page ou deux; ils mettent en scène des personnages désignés par leur seul prénom. Des détails (un mot, une image, une marque de commerce, une profession, un animal, un lieu, un sport) lient des fragments entre eux.

Brousseau écrit, en guise d’introduction, sous le titre «Dépersonnalisation» : «me voilà débarrassé de l’obligation d’être moi, c’est la plus belle chose qui pouvait m’arriver» (p. 11). Les «egos expérimentaux» de Foule monstre, qui remplacent son «moi», sont de tous âges (bébé, enfant, ado, adulte, personne âgée), hommes ou femmes, nés ici ou venus d’ailleurs, d’orientations sexuelles variées. Il leur arrive des choses, ou rien. Ils changent de vies, ou pas. On reconnaît à l’occasion des événements évoquant des faits divers médiatiques ou l’actualité (épidémiologique, guerrière, climatique, numérique, militante, politique, etc.). Parfois, on vit une situation au présent; parfois, on se souvient.

«Quelques grands thèmes de l’existence» sont abordés — la solitude, la maladie (physique et mentale), l’amour, la parentalité et ses anxiétés, les attentes de la société, la mort (souvent) —, mais aussi l’ordinaire des jours (la pratique du cricket, des reprise de bail, la présence d’un joueur d’accordéon, une première soirée de gardiennage d’enfant). Cela donne un ensemble fort hétéroclite. Des personnages vivent des choses étonnantes, d’autres uniquement des banalités. Les coups d’éclat sont rares, contrairement aux accidents. De rares scènes violentes (une initiation au hockey, une agression dans une chambre d’hôtel, les cris d’un voisin, le texte final) rompent avec l’enchaînement de récits paisibles. Prises individuellement, ces tranches de vie, même avec des chutes bien tournées, ne captent pas toujours l’attention; considérées dans leur ensemble, elles rappellent la diversité infinie des expériences du monde, et la nécessité d’y porter le regard.

Ce n’est pas rien (pour le dire comme un des personnages, p. 224).

P.-S.—Saluons l’imagination de l’auteur pour nommer les groupes musicaux adolescents. Que préférer entre Les civières écervelées (p. 14) et Les laryngites véloces (p. 176) ?

P.-P.-S.—Un puriste pourrait reprocher à l’auteur d’utiliser l’expression «fermer la lumière» (p. 32) ou l’adjectif «dispendieux» (p. 218). N’y a-t-il pas aussi le même mot, «garde-robe», au féminin et au masculin ? En revanche, ce n’est pas être vétilleux que de déplorer la présence de «John Hopkins», au lieu, bien sûr, de «Johns Hopkins» (p. 98).

 

Références

Brousseau, Simon, Synapses. Fictions, Montréal, Le Cheval d’août, 2016, 107 p.

Brousseau, Simon, Foule monstre, Montréal, Héliotrope, 2025, 225 p.

Kundera, Milan, l’Art du roman, Paris, Gallimard, 1986, 199 p.