Avec ou sans ?

Sur Twitter, le 10 février, Larousse faisait de maganer son #motdujour : «Au Québec, abîmer, user (familier).» Le Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron (1980, p. 302) et le Petit lexique d’Ephrem Desjardins (2002, p. 101) ont cette orthographe. Si vous l’aviez interrogée là-dessus, l’Oreille tendue vous aurait répondu la même chose : pas de h.

Il est pourtant des gens qui en mettent un. Ainsi, le Devoir des 28-29 janvier 2012 contient le mot «maghanant» (p. B2). Avant lui, Réjean Ducharme a intitulé une de ses pièces le Cid maghané; une affiche d’une production québecquoise de 1977, visible sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec, confirme la présence de cette consonne. Les spécialistes de Ducharme, par exemple Józef Kwaterko, Élisabeth Haghebaert et Michel Biron, ont suivi son exemple.

Qui nous dira l’étymologie du mot et réglera la question ?

D’ici là, ça fait désordre.

 

[Complément du 15 mars 2013]

Les jeunes ne devraient pas fumer. D’où, à la subtile adresse https://www.facebook.com/degueu, cette mise en garde.

Magane pas tes poumons

Merci à OffQc | Quebec French Guide.

 

[Complément du 25 août 2013]

L’emploi du mot n’est pas récent. On en trouve deux occurrences, à la fin du XIXe siècle, dans les Mystères de Montréal d’Hector Berthelot, d’abord sous la forme maganer (p. 123), puis sous la forme maganner (p. 159).

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Berthelot, Hector, les Mystères de Montréal par M. Ladébauche. Roman de mœurs, Québec, Nota bene, coll. «Poche», 34, 2013, 292 p. Ill. Texte établi et annoté par Micheline Cambron. Préface de Gilles Marcotte.

Biron, Michel, la Conscience du désert. Essai sur la littérature au Québec et ailleurs, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 2010, 212 p.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Haghebaert, Élisabeth, Réjean Ducharme, une marginalité paradoxale, Québec, Nota bene, coll. «Littérature(s)», 34, 2009, 337 p.

Kwaterko, Józef, «Ducharme essayiste ou “Sartre maghané”», Littératures (revue de l’Université McGill), 6, 1991, p. 21-38; repris dans Pierre-Louis Vaillancourt (édit.), Paysages de Réjean Ducharme, Montréal, Fides, 1994, p. 147-166.

Faire du camping chez Jean-Jacques Rousseau

Promenade à Ermenonville et à ses environs, 1954, couverture

Chaque bibliothèque personnelle a son histoire. Des livres ont été achetés, d’autres reçus en cadeau. Certains sont annotés, quelques-uns, ou plusieurs, pas. On les classe, ou non, parfois avant de les reclasser autrement.

Chaque bibliothèque personnelle a aussi ses mystères. Hier, l’Oreille tendue retrouvait dans la sienne une brochure de 1954 intitulée Promenade à Ermenonville et à ses environs. Elle n’a aucune idée de la provenance de ce guide touristique dû au Touring Club de France.

De quoi s’agit-il ? D’une présentation des lieux où Jean-Jacques Rousseau a vécu les derniers jours de sa vie et où sa dépouille a reposé pendant seize ans (Rousseau est mort en 1778 et la translation de ses restes au Panthéon, à Paris, a eu lieu en 1794). Ce «célèbre écrivain», à «l’œuvre inégale, mais immense» (p. 16), y était l’hôte du marquis de Girardin.

Les auteurs anonymes de la brochure ont réfléchi à l’évolution du tourisme : «De nos jours, les préoccupations littéraires et philosophiques tiennent moins de place dans l’esprit du touriste moderne, encore que les étudiants, futurs bacheliers ou professeurs de belles lettres, ne dédaignent pas de s’attarder en ces lieux où Jean-Jacques vint passer, dans le calme et la paix de la nature, les dernières heures de sa vie tourmentée» (p. 6). On ne dit pas Rousseau; «Jean-Jacques» suffit.

Ils donnent évidemment des conseils, et militairement précis : «Si le visiteur vient par la route, qu’il ne craigne pas de gravir les hauteurs de Montmélian; du haut de cette colline qui domine la plaine environnante de 100 mètres d’altitude (cote de la carte d’État-Major), le promeneur, soucieux des belles choses, et non tourmenté par le prurit de la vitesse, s’arrêtera et jouira d’un admirable panorama, si toutefois l’absence de brume le permet» (p. 6). On ne saurait nier que la brume peut, en effet, gâcher la vue.

Ils expliquent à leurs lecteurs, qui s’interrogeraient là-dessus, ce qu’est la contribution du TCF à l’histoire des lieux : «En 1700, par le mariage de Geneviève de Vic, petite-fille du capitaine Sarrèdes, la terre d’Ermenonville passait aux mains des Lombards : 70 ans plus tard, Ermenonville entrait dans les annales du romantisme avec Jean-Jacques Rousseau et René de Girardin, avant d’entrer dans celles du tourisme, avec le Touring Club de France» (p. 11).

Enfin, une partie du parc ayant été transformée par le TCF en terrain de camping «à l’usage exclusif de ses sociétaires titulaires de la licence de camping et des campeurs étrangers porteurs du carnet international de Camping» (p. 11), ils traduisent pour les voyageurs des vers dont le sens pourrait leur échapper :

Dans la grotte de la Cascade, une longue inscription en vers, par le marquis de Girardin, encore et toujours, mais imitée d’un poète anglais, se termine ainsi :

Des habitants de l’heureuse Arcadie,
Si vous avez les nobles mœurs
Restez ici, goûtez-y les douceurs
Et les plaisirs d’une innocente vie.
Mais maudits soient les insensibles cœurs,
Ceux qui, cèdant
[sic] aux passions sauvages,
Voudraient briser nos tendres chalumeaux,
Fouler aux pieds nos fleurs, rompre nos arbrisseaux.

En termes plus simples et plus précis, nous résumerons les désirs exprimés par ces Nymphes des Eaux :

Ne cassez rien, ne cueillez rien, ne gravez rien (p. 24).

En 2001, Catherine Bertho Lavenir mettait en garde les lecteurs hautains : «Ne nous moquons pas des poètes départementaux, même s’ils appartiennent à l’Automobile Club» (p. 140). Aurait-elle pu dire la même chose de ceux du Touring Club de France ? Non : ils sont bien trop prosaïques.

 

[Complément du 7 mai 2017]

Humant l’air hexagonal pré-électoral, le journaliste Yves Boisvert, pour la Presse+, visite Ermenonville. Récit, sans camping, mais avec maltraitance.

 

Références

Bertho Lavenir, Catherine, «La découverte des interstices», Cahiers de médiologie, 12, 2011, p. 129-140. https://doi.org/10.3917/cdm.012.0128

Promenade à Ermenonville et à ses environs, Paris, Touring Club de France, 1954 (deuxième édition), 31 p. Ill.

Périple laurentien, prise trois

De samedi en samedi, l’Oreille tendue poursuit ses aventures familiales sur l’autoroute des Laurentides (la 15, pour les intimes).

On a vu qu’on peut s’y sustenter et s’y amuser tard le soir.

On peut aussi habiter ses environs. Dès qu’on entre à Laval, un panneau publicitaire annonce en effet la construction de «condominiums urbains».

De deux choses l’une.

Ou Laval est une ville — et «condominium urbain» est un pléonasme.

Ou Laval n’est pas une ville — mais elle aimerait en devenir une : en attendant, elle donne un cachet urbain à ses condos.

Tout bien considéré, restons montréalais.

Des ursidés sonores

Samuel Archibald, Arvida, 2010, couverture

Le Petit Robert (édition numérique de 2010) donne la prononciation «ourss» et «ourss brun» (mais on pourrait aussi, semble-t-il, dire «ourz brun»), sans distinguer la prononciation au singulier de celle au pluriel.

Claude-Henri Grignon et Albert Chartier, dans leur Séraphin illustré (2010), préféraient «Un ourre !» (p. 74). Ils rejoignaient par là Léandre Bergeron qui, dans son Dictionnaire de la langue québécoise (1980), classait les ursidés à «our» et non à «ours» (p. 357). (À «ours», il est plutôt question de l’«Organe sexuel féminin».)

Pour les personnages d’Arvida (2011) de Samuel Archibald, c’est plus complexe : «On prononçait à l’envers sur les terres du Seigneur. On disait un our et des ourses» (p. 136). Mais «à l’envers» de qui ?

 

[Complément du 23 février 2012]

Compliquons un peu les choses en citant deux vers d’une comédie de 1784, le Concours académique, signée par Cubières de Palmézeaux :

«Ses dehors sont peu doux ainsi que ses discours.
Il a beaucoup moins l’air d’un homme que d’un ours» (acte I, scène III, p. 226).

 

[Complément du 26 août 2014]

S’il faut en croire le journaliste Jean-François Nadeau, les étudiants de la Faculté de droit de l’Université Laval (Québec) ont trouvé une solution à cette question. En période d’initiation — de bizutage —, ils sont forcés de chanter «Cours avant qu’t’je fourre avec ma grosse graine d’ours» (le Devoir, 25 août 2014, p. A3). La rime ne saurait mentir.

 

[Complément du 14 février 2016]

«Le chum à Chabot», le personnage créé par Fabien Cloutier, dans son spectacle Scotstown, choisit lui aussi our (DVD, 2015, 4e minute).

 

[Complément du 14 février 2016, bis]

Autre occurrence, en chanson cette fois, gracieuseté de @revi_redac : «On a essayé l’tunnel d’amour, fait noir comme dans l’cul d’un ours» (Richard Desjardins, «Kooloo Kooloo»).

 

[Complément du 12 février 2017]

Et vous, comment prononceriez-vous ceci : «Retour aux ours» (Autour d’Éva, p. 390) ?

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Cloutier, Fabien, Scotstown et Cranbourne, Montréal, TVA Films et Encore management, DVD, 2015.

Cubières de Palmézeaux, le Concours académique, ou le Triomphe des talents, dans Théâtre moral ou pièces dramatiques nouvelles, Paris, Belin, Veuve Duchesne et Bailli, 1784, tome premier, p. 197-327.

Grignon, Claude-Henri et Albert Chartier, Séraphin illustré, Montréal, Les 400 coups, 2010, 263 p. Préface de Pierre Grignon. Dossier de Michel Viau.

Hamelin, Louis, Autour d’Éva. Roman, Montréal, Boréal, 2016, 418 p.