Langue de garderie

L’Oreille tendue a déjà eu l’occasion de le dire : il y a une langue de garderie propre au Québec.

On y pratique allègrement le qui qui : Les amis de la garderie, qui qui veut des beignes à matin ?

On y a un usage fort particulier du tutoiement : Les amis de la garderie, es-tu prêt ?

On aime aussi s’adresser au groupe. Exemple :

Déception de l’Oreille

Le Tutoiement des parents par les enfants, 1944, couverture

«Il faut lutter contre
une propagande du tutoiement
qui se fait, personne n’en doute,
avec de bonnes intentions
dans la majorité des cas.»

Vous êtes tout content : vous allez enfin lire un livre attendu. Vous l’avez repéré chez un libraire de livres anciens. Vous l’avez commandé. Vous l’avez reçu.

Vous vous installez donc pour lire goulûment le Tutoiement des parents par les enfants de Mgr A. Camirand, v.g. (1944).

Cela commence mal. Vous constatez d’abord que le texte que vous avez entre les mains est celui d’un religieux français, Mgr Gaume, paru dans le Benedicite au 19e siècle : «Nous donnons autant que possible le texte même de Mgr Gaume» (p. 4).

Ça ne s’améliore pas. Le Tutoiement des parents par les enfants est un collage de citations. Parfois, vous savez qui parle : Mgr Baunard, l’abbé Texier, Jean Charruau, le révérend père Archambault, le chanoine Groulx, Mgr Brunault. Parfois, vous n’en avez pas la moindre idée.

Mais où est donc passé Camirand ?

Heureusement, les positions défendues dans son opuscule sont fermement posées.

Quelles sont-elles ?

la formule du tutoiement [des parents par leurs enfants] est 1o honteuse dans son origine; 2o absurde en elle-même; 3o funeste dans son application; 4o souverainement humiliante pour les pères et mères (p. 7).

a) le tutoiement nous vient du paganisme, donc il semble aller contre l’esprit chrétien; b) il est révolutionnaire, donc il semble aller contre le respect; c) il est brutal, donc il semble aller contre la charité (p. 20).

Les causes de la déchéance ne sont pas moins clairement formulées. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les valeurs de la France, et par conséquent de la Nouvelle-France, étaient solides. Puis il y eut des gens comme Jean-Jacques Rousseau, «le célèbre sophiste» (p. 17). Finalement, la Révolution vint finir de tout bousiller. C’est elle qui sapa l’autorité paternelle :

Formule de la sauvage égalité des démagogues de 93, [l’emploi du tutoiement] est absolument contraire aux rapports de l’inégalité naturelle et nécessaire entre les parents et les enfants (p. 14).

De ce pas, l’Oreille tendue va discuter la situation avec ses fils. On va voir ce qu’on va voir.

 

Référence

Camirand, v.g., Mgr A., le Tutoiement des parents par les enfants, Arthabaska, L’Imprimerie d’Arthabaska, Inc., 1944 (édition augmentée—4e mille), 33 p.

Changez-en

Un collègue de l’Oreille tendue, Pierre Popovic, le dit depuis des années : en études littéraires, il faudrait cesser de parler inconsidérément de posture.

Deux exemples lus ces jours-ci ?

Dans le plus récent numéro de la revue Liberté (306, hiver 2015) — par ailleurs excellent —, l’une parle de «non-posture» (p. 46), l’autre de «posture temporelle singulière» (p. 55).

On crée un moratoire ?

P.-S. — Un de ces jours, l’Oreille ajoutera le mot posture ici.

 

[Complément du jour]

Dès le 21 août 2011, Pierre Assouline moquait les «experts en posturologie». (Merci à @revi_redac pour le lien.)

 

[Complément du 29 avril 2016]

La presse généraliste commence itou à se méfier du mot, guillemets à l’appui : «Est-ce qu’on peut dire ça sans que ce soit une “posture” ?» écrit Yves Boisvert dans la Presse+ du jour.

Oui, méfions-nous.

 

[Complément du 14 juillet 2016]

Annonce de colloque du jour : «Féministe et étudiant.e : une posture engagée

 

[Complément du 1er décembre 2016]

L’État français s’y met. (Merci à @cgenin.)

Message de Vigipirate (France)

[Complément du 12 décembre 2016]

Julien Clerc s’y met. Il vouvoie sa (jeune) compagne ? s’interroge Paris Match. Réponse : «C’est venu comme ça et c’est naturel désormais. Mais je comprends que cela soit difficile à croire, que l’on puisse y voir une posture.»

 

[Complément du 24 septembre 2017]

La posture serait-elle un siège ?

 

[Complément du 16 décembre 2017]

C’était couru : les romanciers s’y sont mis, par exemple David Turgeon, dans le Continent de plastique (2016). Parfois, posture et position sont en concurrence : «Il n’y avait bien qu’une poignée d’aigris pour lui reprocher sa posture… sa position peut-être un brin hégémonique» (éd. de 2017, p. 14). À d’autres moments, on attendrait l’un et on a l’autre : «Toute cette saison-là j’appréhendai d’entrer dans une librairie : je savais que le livre de mon rival y serait, et en bonne posture […]» (p. 50); «Il s’était placé en posture d’attente» (p. 168). Des heures de plaisir.

 

[Complément du 8 octobre 2018]

Extrait d’un entretien, paru en 2011, entre David Martens et Jérôme Meizoz :

«D. M. — Dans le détour par lequel tu passes avant de répondre à cette première question, tu évoques le “puissant effet agrégatif” du concept de posture “sur les recherches consacrées à la figure d’auteur”, et tu considères que cela “suscit[e] une forme d’engouement presque dérangeant”. Peux-tu nous en dire plus sur ce qui te paraît dérangeant dans cet engouement ?

J. M. — D’abord, je ne peux que me réjouir d’un engouement de pas mal de chercheurs, au Québec et en Belgique, par exemple, pour ce que permet la notion de posture d’auteur. Cela signifie pour moi que les nouvelles recherches sur l’auteur, après une éclipse au temps du structuralisme, disposent désormais de bons outils pour penser l’articulation entre un sujet biographique (une personne civile), un rôle social (un écrivain) et un énonciateur textuel. Cela est dû à la conjonction progressive de recherches d’horizons divers et donc d’un véritable effet interdisciplinaire : notamment, les travaux de Ruth Amossy sur l’ethos (2010), ceux de Dominique Maingueneau sur la scénographie (2004) et les miens sur la posture d’auteur ont permis un véritable dialogue, très fécond, entre nos points de vue de chercheurs. Ceci dit, l’engouement peut conduire à un usage tous azimuts de la notion de posture (elle-même coûteuse à distinguer d’un terme du langage courant, par exemple dans le journalisme, “la posture agressive de Sarkozy”, etc.) qui risque d’affaiblir ses usages techniques précis. Je pense aussi à la notion de “champ” chez Pierre Bourdieu, qui apparaît à la fin des années 1960. Des les années 1990, tout le monde se met à voir des “champs” partout et n’importe quel enseignant d’histoire littéraire dit aujourd’hui “le champ littéraire” là où il  aurait dit, il y a trente ans, la vie littéraire ou le milieu littéraire. Or, on ne change pas une conception de la pratique littéraire avec un seul mot. Si l’ancienne conception demeure au-dessous de termes nouveaux, c’est raté. L’effet heuristique du “champ” ou de la “posture” n’est plein que lorsque toute la conception sous-tendue par la notion est investie dans l’analyse. À cause de ces effets de mode verbale, je crains que le mot “posture” ne serve bientôt à désigner tout et n’importe quoi, c’est-à-dire, d’un point de vue épistémique, rien» (p. 203).

En effet.

 

Références

«La fabrique d’une notion. Entretien avec Jérôme Meizoz au sujet du concept de “posture”. Propos recueillis par David Martens», Interférences littéraires / Literaire Interferenties, 6, mai 2011, p. 199-212. http://www.interferenceslitteraires.be/index.php/illi/article/view/606/474

Turgeon, David, le Continent de plastique. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 16, 2017, 298 p. Édition originale : 2016.

Citation révolutionnaire du jour

«Du jour au lendemain, les mœurs se font démocratiques. Rien ne subsiste des anciennes distinctions sociales. […] Les formules de cérémonieuse politesse font place au tutoiement; l’ouvrier et le patron, le député et l’électeur, le soldat et l’officier, les hommes et les femmes se tutoient; et, remarque Pigault-Lebrun, comme en France l’administration est toujours la même, on lit en entrant dans tous les bureaux possibles : “Ici on se tutoie. Fermez la porte, s’il vous plaît.”»

André Le Breton, le Roman français au XIXe siècle. I, Avant Balzac, Paris, Société française d’imprimerie et de librairie, 1901, 315 p., p. 71.

Notes de périple I

L’Oreille tendue s’est éloignée de son clavier quelques jours. Récit (comme on dit maintenant à Radio-Canada, au lieu de parler de reportage), en quelques trames.

Trame pronominale

En une heure, un quinquagénaire se fait tutoyer par une inconnue qui a quarante ans de moins que lui, puis se fait demander, par une serveuse de son âge, si «on» a choisi ce qu’«on» allait manger. Le Québec des pronoms personnels.

Trame périodique

L’Oreille n’a pas abandonné sa fréquentation des journaux pendant son séjour au vert.

Elle a donc pu croiser des «épicuriens passionnés» (le Devoir, 23-24 août 2014, p. D5) : deux fautes — erreur de sens, contradiction dans les termes — pour le prix d’une.

La langue de margarine lui a barbouillé les oreilles : «une cuisine ancrée résolument dans les traditions, mais impeccablement moderne» (la Presse+, 23 août 2014); «la cuisine, toujours ancrée dans des ingrédients d’ici, mais résolument française» (la Presse+, 24 août 2014). Résolument

Elle a assisté en direct à un voyage (presque) sur mer (presque) autour du monde : «Maintenant que leur périple de deux parties sur la route est terminé, les Alouettes rentreront à Montréal […]» (la Presse+, 23 août 2014).

Et elle s’est souvenue que son grand-père aurait dit, comme chez Simenon, que quelque chose était écrit «sur le journal» (la Veuve Couderc, éd. 2003, p. 1163).

Trame météorologique

Après cinq ou six jours, il a pu arrêter de pleuvoir. Le lac était de niveau.

Trame signalétique

À côté d’un terrain de golf, ce panneau :

Panneau impossible à interpréter

 

Interrogation de l’Oreille sur Twitter : «Tout est interdit ?» Réponse, sous forme de question, d’@Hortensia68 : «Ou rien ?»

Trame bibliothéconomique

L’Oreille a été catastrophée par les déclarations du ministère de l’Éducation du Québec, Yves Bolduc, sur la situation dans les bibliothèques scolaires de la province, déclarations rapportées par le journal le Devoir le 22 août :

L’achat de livres dans les bibliothèques n’est donc pas essentiel pour le ministre de l’Éducation ? «Il n’y a pas un enfant qui va mourir de ça et qui va s’empêcher de lire, parce qu’il existe déjà des livres [dans les bibliothèques]», affirme le ministre Bolduc, en ajoutant que les commissions scolaires n’ajouteront seulement pas de livres dans leur collection et achèteront moins de nouveautés littéraires ces prochaines années. «J’aime mieux qu’elles achètent moins de livres. Nos bibliothèques sont déjà bien équipées. […] Va dans les écoles, des livres, il y en a, et en passant, les livres ont été achetés l’an passé, il y a 2 ans, ou 20 ans

Elle s’est néanmoins réjouie en voyant les médias sociaux se payer la tête du ministre et en se rappelant qu’une catégorie du blogue Mots et maux de la politique d’Antoine Robitaille rassemble les bolducries.

Pour le dire, synthétiquement, comme Claude Quenneville (@cqlr) :

Moins de livres pour les bibliothèques. Les jeunes vont parler le même français que le ministre Bolduc.

Trame nautique

À vue de nez : porter une veste de flottaison, sur un bateau à moteur, ça ne se fait juste pas; en revanche, en kayak, cela va de soi.

À suivre…

 

Référence

Simenon, la Veuve Couderc, dans Romans. I, édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 495, 2003, p. 1043-1169 et 1458-1471. Édition  originale : 1942.