Vraiment ?

L’Oreille tendue n’hésite pas à avoir recours au Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française. Elle y trouve généralement des réponses précises à ses questions. Elle n’est pas toujours d’accord avec ces réponses, mais, au moins, les choses sont claires.

Puis, un jour, des sources conjugales proches attirent son attention sur la définition suivante :

Se dit des emballages munis d’un trou ou d’une fente permettant de suspendre les articles aux broches d’un panneau de présentation.

Quel est le mot ainsi défini, dont le «quasi-synonyme» serait «brochable» et qui vient de «l’anglais pegboard désignant le panneau de présentation permettant l’accrochage des objets» ? Pegboardable.

Subitement, l’Oreille a une petite crainte. Pegboardable ? Vraiment ?

P.-S. — Pendant que nous y sommes : ça se prononce comment ?

 

[Complément du 14 juillet 2014]

La question se pose maintenant en France, écrit Loïc Depecker en 2013 : «Cet exercice d’adaptation du français n’est pas sans risque. Ainsi du terme peg-board, en cours de traduction : “présentoir garni de supports pour accrocher des articles”. La traduction proposée pour l’instant est celle de panneau d’accrochage. Soit. Mais comment traduire peg-boardable (“se dit des articles dont le conditionnement permet la présentation sur un panneau d’accrochage”). Faut-il préférer accrochable, panneautable, autre chose ? C’est là qu’on aperçoit les changements qui sont en cours dans le français d’aujourd’hui. Des termes apparaissent, qu’on n’aurait pas cru devoir être créés en français. Comment faire panneautable, si on n’a pas panneauter ? À moins que panneauter existe quelque part dans une entreprise ou dans l’esprit d’un grand penseur ! C’est là une autre affaire !» (p. 58).

 

Référence

Depecker, Loïc, «Le français est-il une langue moderne ?», dans François Gaudin (édit.), la Rumeur des mots, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 43-60.

Hostie, ostie, osti, estie, esti, astie, asti, stie, sti, etc.

«Hostie», publicité du diocèse de Montréal, 2011

Dans un coin, ceux qui se demandent si la baisse radicale de la pratique religieuse au Québec ne risque pas d’y menacer la survie du juron d’origine religieuse. Le National Post se posait la question le 9 septembre 2011, sous la plume de Graeme Hamilton : «Can Quebec’s Church-based curse words survive in a secular age ?» (Réponse évidente : oui.)

Dans l’autre coin, ceux qui croient que l’héritage catholique est encore bien vivant au Québec. C’est la position d’un collègue théologien de l’Oreille tendue, Olivier Bauer. Il la défend dans ses deux plus récents livres. Dans Une théologie du Canadien de Montréal (2011), il écrit par exemple : «Aussi bizarre que cela puisse vous paraître, je crois plus à la présence à long terme du christianisme au Québec qu’à celle de la religion du Canadien» (p. 152). Le dernier chapitre de l’Hostie, une passion québécoise (2011) est sous-titré «L’Église catholique tente de reconquérir l’hostie — vingt et unième siècle»; il porte sur la place dans le Québec d’aujourd’hui de cette «Petite rondelle de pain azimé que le prêtre consacre pendant la messe» (Diocèse de Montréal, avril 2006).

S’intéressant à l’hostie («le corps du Christ», dit la liturgie) au Québec, Olivier Bauer a nécessairement eu à réfléchir aux jurons qui lui sont rattachés. Il s’appuie sur les travaux de linguistes (Diane Vincent), d’historiens (René Hardy, Heinz Weinmann) et de lexicographes inégalement sérieux (Jean-Pierre Pichette, Gilles Charest, Léandre Bergeron) pour suivre l’histoire de ce sacre. Conclusion ? «Aussi surprenant que cela puisse paraître à des oreilles québécoises, il fallut entrer dans le vingtième siècle et attendre 1920 pour que “hostie” soit attestée comme sacre !» (p. 40) Pourquoi cette apparition tardive ? «On peut avancer deux explications : soit l’hostie était jusque-là trop sacrée pour devenir un sacre, soit elle était trop peu importante pour que les blasphémateurs aient l’envie d’en faire un sacre» (p. 40). En littérature, ce serait encore plus tardif. Bauer (p. 56), s’appuyant sur les travaux du Trésor de la langue française au Québec, affirme que la première occurrence du mot dans un texte littéraire date de 1964 : le mot apparaîtrait dans le Cassé de Jacques Renaud.

L’Oreille tendue aimerait se pencher autrement sur ce mot et ses dérivés (ostie, osti, estie, esti, astie, asti, stie, sti).

Comme tabarnak et crisse, dont il a longuement été question il y a une quinzaine, hostie et ses dérivés sont épicènes : ils ont la même forme au féminin et au masculin.

Pierre met du Beatles dans l’gettho
I regarde déhors i fait pas beau
En face y a une grosse tour à bureau
Ça d’l’air qu’y a une ostie de vue d’en haut (Les Dales Hawerchuk, «Dale Hawerchuk», chanson, 2005)

Mon voisin se lève et quitte en disant : — Si je le revoué l’hostie, m’a y crisser ma main su a yeule ! (Georges Dor, Anna braillé ène shot [Elle a beaucoup pleuré]. Essai sur le langage parlé des Québécois, p. 28)

Comme tabarnak et crisse, toujours, il s’agit d’une interjection.

Je laçais mes bottes de travail, assis dans l’escalier du vestibule, lorsque je l’entendis pousser un «osti !» sonore et inattendu (les excès de langage de mon père étaient rarissimes) (Nicolas Dickner, Tarmac, p. 219).

Think big, stie (Elvis Gratton).

Vas-tu souffler toutte le sac esti tu vas toutte te sécher en dedans (blogue les Fourchettes, 4 octobre 2011).

De la même façon qu’avec ses acolytes, on peut l’enchaîner avec jouissance :

Calice de ciboire d’hostie ! (Roch Carrier, la Guerre, yes sir !, p. 77)

Criss de tabarnak d’hostie de calice de ciboire d’étole de viarge, oussé kié le sacramant de calice de morceau de casse-tête du tabarnak ! (François Blais, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant, p. 124).

Il est possible d’imaginer des usages affectueux d’hostie et de ses dérivés, mais le plus souvent on emploie ces mots pour invectiver. Ainsi de ses autocollants visibles dans les rues de Montréal durant la campagne électorale d’ en avril 2004, où l’on voyait une photo du premier ministre Jean Charest accompagnée des mots «Ostie d’crosseur».

On ne connaît pas de verbe construit avec hostie, alors qu’il y a tabarnaker et crisser. Crissement existe, mais pas hostiment. Cela manque, dans un cas comme dans l’autre.

Malgré ces (relatives) limites créatives, hostie aurait été le juron préféré des Québécois au début des années 1980, selon une étude de l’Office de la langue française préparée par la «sacrologue» Diane Vincent (1982) et que cite Olivier Bauer. L’Oreille tendue est un peu déçue.

P.-S. — Un tweet de Leroy K. May du 7 janvier 2011 nous apprend une chose intéressante : «RT @LaurentLaSalle: Le nom de domain ost.ie est disponible, mais à 117$ US annuel, ça coûte cher comme joke…» En effet.

 

[Complément du 21 décembre 2018]

Les magistrats sont souvent appelés à mesurer la portée des mots. La Presse+ du jour donne un exemple d’une telle analyse lexicale.

Le juge Patrice Simard, de la cour municipale de Québec, a dû statuer, en novembre 2018, sur la portée de la phrase «Estie de gros douchebags» lancée par un citoyen à deux policiers. Jugement : «Le “estie”, blasphématoire en soi, est plutôt utilisé, à l’instar de l’adjectif “gros”, comme marqueur d’intensité pour le substantif qui les suit immédiatement, savoir le mot “douchebag”. Pris dans leur ensemble, il s’agit de propos injurieux, insultants, blessants, blasphématoires et grossiers.» Cela coûtera 150 $ au coupable.

Morale de cette histoire : en cour, ne dites jamais «Estie de gros juge», «estie» étant «blasphématoire en soi».

 

[Complément du 3 novembre 2020]

Autre variante, chez le Hugo Beauchemin-Lachapelle de la Surface de jeu : «Astique, Laurent, tu me dois ben ça !» (p. 137)

 

[Complément du 19 mars 2024]

L’Oreille découvre aujourd’hui, dans un numéro spécial de la revue Liberté, une nouvelle graphie : «stsi» (1987, p. 68).

 

[Complément du 12 juin 2024]

La graphie stsi est aussi celle de François Hébert dans son ouvrage Dans le noir du poème (2007, p. 60), comme si Hébert et Almanzor Ratapopoulos ne faisaient qu’un…

 

Références

Bauer, Olivier, l’Hostie, une passion québécoise, Montréal, Liber, 2011, 81 p.

Bauer, Olivier, Une théologie du Canadien de Montréal, Montréal, Bayard Canada, coll. «Religions et société», 2011, 214 p. Ill.

Beauchemin-Lachapelle, Hugo, la Surface de jeu. Roman, Montréal, La Mèche, 2020, 276 p.

Blais, François, Vie d’Anne-Sophie Bonenfant. Roman, Québec, L’instant même, 2009, 241 p.

Carrier, Roch, la Guerre, yes sir ! Roman, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du Jour», R-28, 1970, 124 p. Rééditions : Montréal, Stanké, coll. «10/10», 33, 1981, 137 p.; Montréal, Stanké, 1996, 141 p.; dans Presque tout Roch Carrier, Montréal, Stanké, 1996, 431 p.; Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2008, 112 p. Édition originale : 1968.

Les Dales Hawerchuk, «Dale Hawerchuk», les Dales Hawerchuk, disque audionumérique, 2005, étiquette CPR2-2098 C4 Productions.

Dickner, Nicolas, Tarmac, Québec, Alto, 2009, 271 p. Ill.

Dor, Georges, Anna braillé ène shot (Elle a beaucoup pleuré). Essai sur le langage parlé des Québécois, Montréal, Lanctôt éditeur, coll. «L’histoire au présent», 2, 1996, 191 p.

Hamilton, Graeme, «Can Quebec’s Church-based curse words survive in a secular age ?», The National Post, 9 septembre 2011.

Hébert, François, Dans le noir du poème. Les aléas de la transcendance, Montréal, Fides, coll. «Nouvelles études québécoises», hors série, 2007, 214 p.

Ratapopoulos, Almanzor, «Du char. Petit manuel à l’usage du FAD1001F», Liberté, numéro spécial «Watch ta langue !», 1987, p. 63-73.

Vincent, Diane, avec la collaboration de Hélène Malo et Louise Grenier, Pressions et impressions sur les sacres au Québec, Montréal, Gouvernement du Québec, Office de la langue française, coll. «Langues et sociétés», 1982, 143 p.

De la crosse au Québec

Crosse et ses dérivés sont populaires au Québec. Démonstration.

Réglons tout de suite une chose : au hockey, on joue avec un bâton, pas avec une crosse, quoi qu’en pense le traducteur de la Dague de Cartier de John Farrow (2009, p. 28 et 114), pour ne prendre qu’un exemple.

Restons un instant dans le monde du sport : un des deux sports nationaux du Canada est la crosse. C’est une loi du 12 mai 1994 qui le dit. Croyons-la.

Passons au sexuel. Se crosser désigne alors le geste de s’autosatisfaire. La forme réfléchie du verbe le dit clairement : cette activité s’exerce sur soi-même. Un exemple ? J’irai me crosser sur vos tombes, le roman d’Édouard H. Bond dont le titre rappelle celui de Boris Vian, J’irai cracher sur vos tombes. La forme non réfléchie existe aussi : l’activité vise alors le plaisir de l’autre.

Allons maintenant voir du côté de l’invective : dire de quelqu’un que c’est un crosseur signifie que cette personne est fourbe. Les exemples abondent.

«Le président du Conseil de la souveraineté [Gérald Larose] traite Layton d’“imposteur”, les autres de “crosseurs professionnels”» (le Devoir, 28 avril 2011, p. A1).

«T’as assez d’misère à être pompiste, tu f’ras pas long feu comme crosseur» (Gaz Bar Blues, film de Louis Bélanger, 2003).

«Si [Dieu] a vraiment fait l’homme à son image, ça m’a l’air d’être un joyeux “crosseur”» (Jean-François Mercier, l’Actualité, 34, 12, 1er août 2009, p. 6).

«“Je ne veux surtout pas que tu penses que je suis un crosseur”» (Nadine Bismuth, Scrapbook, p. 141).

S’agissant de crosseur en ce sens, que le mot soit un substantif ou un adjectif, le rapport à l’anglais est tout probable, où le verbe to cross désigne le fait de se mettre sur le chemin de quelqu’un et où double cross signifie rouler, doubler ou trahir une personne. (L’Oreille tendue croit se souvenir que le dramaturge Jean-Claude Germain a autrefois traduit to double cross par «double crosser», mais elle n’en mettrait pas sa main au feu.) Le verbe crosser est d’ailleurs attesté en ce sens. L’émission Tout le monde en parle, dans le cadre de sa spéciale du 31 décembre 2009, a monté une parodie, par le groupe Rock et belles oreilles, d’une chanson des Beatles (Les Bidules) : les fraudeurs (Vincent Lacroix, Earl Jones, Bernard Madoff, etc.), ces «criminels à cravate», y «crossent l’univers».

La prononciation crosseux pour crosseur s’entend, mais elle est rare. Elle se lit aussi, mais pas plus souvent. On en trouve néanmoins une occurrence dans la revue littéraire l’Inconvénient (numéro 17, mai 2004, p. 125).

Le mot crosseur existait en français hexagonal, d’abord dans un sens sportif : «crosseur (XVIIe s., au sens de “personne qui joue à la crosse, qui chasse la balle avec une crosse”, enregistré par Acad. 1re; XIXe s., au sens de “querelleur”.)». Il a cependant été supprimé du dictionnaire de l’Académie française.

Le crosseur se livre évidemment à la crosse : «Il venait d’une tribu de voleurs pis de restants de crosse de la route Madoc qui défonçaient les chalets pis les garages à environ cent milles à la ronde» (p. 86), écrit par exemple Samuel Archibald dans une des «histoire» de son Arvida (2011). C’est en pensant à ce sens du mot que Patrick Lagacé relève la manchette suivante, en effet riche d’ambivalence : «Fraude à l’Association canadienne de crosse.»

Beaucoup des dictionnaires de la langue parlée au Québec, les sérieux comme les autres, connaissent ce mot et ses dérivés. Léandre Bergeron (1980) aligne «crosse» (le sport), «crossage» («Masturbation» ou «Saloperie»), «crosser», «crosser (se)», «crossette» («Éjaculation provoquée par soi-même ou par un ou une autre», ce qui ouvre beaucoup de possibilités) et «crosseur» («Salaud») (p. 160-161). Ephrem Desjardins (2002) a «crosse», «crosser» (et notamment «crosser un client») et «crossette» (p. 72). Le Dictionnaire québécois d’aujourd’hui (1992, p. 279) de Jean-Claude Boulanger retient «crosser», «crossage» (notamment pour désigner une «perte de temps inutile»; exemple : «C’est du crossage de mouches», au pluriel), de même que «crosseur ou crosseux, euse» (exemple : «C’est un crosseur, mais pas un bandit»). Selon lui, le mot est toujours «vulgaire»; c’est assez peu contestable.

Le Dictionnaire québécois français. Mieux se comprendre entre francophones (1999) de Lionel Meney est le plus généreux des dictionnaires consultés par l’Oreille tendue en cette matière. Sous quatre entrées — «crosse», «crosser», «crossette» et «crosseur, crosseux» (p. 597-598) —, il multiplie les exemples et les sources. Il puise aussi bien dans la littérature (Jacques Renaud, Jean-Marie Poupart, Victor-Lévy Beaulieu, Réjean Ducharme, Yves Beauchemin, Gérald Godin, Francine Noël) et à la radio (Radio-Canada) que chez les chanteurs (Raymond Lévesque) et les humoristes (Claude Blanchard). Les synonymes pleuvent sous sa plume gaillarde.

En revanche, ni le Dictionnaire historique du français québécois (1998) publié sous la direction de Claude Poirier ni le Multidictionnaire de la langue française (2009) de Marie-Éva de Villers ne le définissent; c’est plus étonnant dans le premier cas que dans le second.

Résumons : crosse et ses dérivés font bel et bien partie du patrimoine linguistique québécois, qu’on les juge vulgaires — ce qui est le plus souvent le cas — ou pas. Il serait dès lors difficile de s’en passer, du moins dans certaines situations, qu’on choisira avec soin.

P.-S. — Le mot pourrait paraître n’être que québécois. Si l’on en croit Pierre Foglia, il existe pourtant une telle chose que la «crossette espagnole» (la Presse, 20 janvier 2011).

 

[Complément du 2 janvier 2014]

Autre sens possible, mais peu courant, du mot crosseur : «Quand mon gars dit “un crosseur”, il pense vraiment à un gars qui fait du motocross. Je fais le saut chaque fois» (@kick1972).

 

[Complément du 18 janvier 2017]

L’Oreille tendue n’avait pas consacré beaucoup d’efforts à découvrir le sens de l’expression crossette espagnole. Récemment, une explication s’est offerte à elle sans qu’elle la cherche.

De 2011 à 2014, Patrick Senécal a publié une série de quatre romans gore, Malphas.

Dans le deuxième, Torture, luxure et lecture (2012), il était allusivement question de «branlette espagnole» (p. 314). Or qui dit branlette dit crossette.

Il a toutefois fallu à l’Oreille attendre la lecture du quatrième roman, Grande liquidation (2014), pour en avoir le cœur net :

Je lui écarte donc doucement le visage et propose gentiment :
— Écoute, tu pourrais me faire une branlette espagnole ? Avec les seins que tu as, c’est trop tentant !
— C’est quoi, une branlette espagnole ?
Je le lui explique et elle s’exclame, amusée :
— Ahhhh ! Du crosse-boules !
Le regard vicieux, elle contracte à pleines mains ses deux formidables seins que ma lampe de chevet éclaire timidement et j’y glisse mon membre. Au bout de quelques minutes, je jouis enfin (p. 16).

On notera que les boules sont des seins et, donc, des djos.

 

[Complément du 12 février 2017]

Étendons la chaîne synonymique : crossette espagnole = branlette espagnole = cravate de notaire. En effet : «Au moment où Tchopper achevait son récit, Viger était en train d’émerger de l’isoloir derrière lequel la petite Indienne de Lac-Rapide venait de lui prodiguer, sur l’air de Power of Love — la version de 1985 signée Huey Lewis and the News, volume à fond —, une cravate de notaire, aussi appelée branlette espagnole, jusqu’à ce que petite mort s’ensuive», dixit Louis Hamelin dans son roman Autour d’Éva (p. 274).

 

[Complément du 6 décembre 2017]

Ne nous arrêtons pas en si bon chemin : crossette espagnole = branlette espagnole = cravate de notaire = crosse-tettes (ou crosstets). Cette expression aurait eu cours à la télévision, dans Série noire de François Archambault. (Merci Twitter.)

 

[Complément du 16 janvier 2023]

Il y a quelques décennies, des joueurs anglophones des Canadiens de Montréal — c’est du hockey — n’hésitaient pas à apprendre le français. C’était le cas de Ken Dryden, de Bob Gainey et de Larry Robinson. La preuve que Robinson avait bien étudié ? Il utilisait le mot «crosseurs», rapporte Pat Laprade dans sa biographie d’Émile Bouchard (p. 289).

 

Références

Archibald, Samuel, Arvida. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 04, 2011, 314 p. Ill.

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bismuth, Nadine, Scrapbook. Roman, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 176, 2006, 393 p. Édition originale : 2004.

Boulanger, Jean-Claude, Dictionnaire québécois d’aujourd’hui. Langue française, histoire, géographie, culture générale, Saint-Laurent, Dicorobert, 1992, xxxv/1269/343/lxi p. Cartes. Avant-propos de Gilles Vigneault.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Farrow, John, la Dague de Cartier, Paris, Grasset, coll. «Grand format», 2009, 619 p. Pseudonyme de Trevor Ferguson. Traduction de Jean Rosenthal. L’original anglais a paru deux ans après sa traduction : River City. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2011, 845 p.

Hamelin, Louis, Autour d’Éva. Roman, Montréal, Boréal, 2016, 418 p.

Laprade, Pat, Émile Butch Bouchard. Le roc de Gibraltar du Canadien de Montréal, Montréal, Libre expression, 2022, 357 p. Ill. Préface de Réjean Tremblay.

Meney, Lionel, Dictionnaire québécois français. Mieux se comprendre entre francophones, Montréal, Guérin, 1999, xxxiv/1884 p.

Poirier, Claude (édit.), Dictionnaire historique du français québécois. Monographies lexicographiques de québécismes, Sainte-Foy (Québec), Presses de l’Université Laval, 1998, lx/640 p. Ill.

Senécal, Patrick, Malphas 2. Torture, luxure et lecture, Québec, Alire, coll. «GF», 18, 2012, 498 p.

Senécal, Patrick, Malphas 4. Grande liquidation, Québec, Alire, coll. «GF», 31, 2014, 587 p.

Villers, Marie-Éva de, Multidictionnaire de la langue française, Montréal, Québec Amérique, 2009, xxvi/1707 p. Cinquième édition.

Chronique de saison

Il commence à faire frisquet de ce côté de l’Atlantique. La preuve ? Le tweet suivant, de Mahigan Lepage, le 16 septembre : «allumer le calorifère (oui, le calorifère) pour la 1ère fois de la saison, entendre crépiter la poussière, sentir griller les mouches mortes».

«Calorifère», donc. En l’occurrence : au Québec, un radiateur, qu’il soit électrique ou à eau chaude. Selon le Petit Robert (édition numérique de 2010), le mot est «vieux» pour désigner un «Appareil de chauffage». On ne dit rien de son usage régional.

On ne dit rien non plus de son usage chez Simenon dans l’Affaire Saint-Fiacre : «Il ne gaspillait pas les bûches, mais se contentait d’un réchaud à pétrole, qu’il plaçait tout près de lui, pour suppléer au calorifère… disait Maurice de Saint-Fiacre» (p. 103-104).

Le mot est utilisé depuis longtemps en Amérique septentrionale. Deux exemples des années 1920.

Le premier vient des 2000 mots bilingues par l’image de notre ami l’abbé Blanchard. La légende de l’illustration numéro 13 de la page 23 est la suivante : «Calorifère, serpentin. Coil, radiator

 

Abbé Étienne Blanchard, 2000 mots bilingues par l’image, éd. de 1920, p. 23, «Serrurerie, quincaillerie, etc.»

Le second est tiré de la Beauté du verbe (Entretiens sur la langue française au Canada) d’Alfred DeCelles fils. Il s’agit alors d’expliquer une apocope mâtinée de prononciation anglaise : «Caille ou coil (calorifère). Souventes fois on intercale ce mot dans des phrases de ce genre : “Faut qu’j’aille voir à ma caille, voir si ya d’lair dedans !”» (p. 31). Le mot serait féminin; l’Oreille tendue s’étonne un brin, qui ne connaît «caille» et «calorifère» qu’au masculin.

C’est ça ou une petite laine.

P.-S. — On trouve aussi le mot dans Filles du calvaire (2011) d’Annie Rioux : «Ça fait trop longtemps, c’était à la période glaciaire où on apprenait encore à nous réchauffer les mains sur les calorifères de nos rêves.»

 

[Complément du 22 mars 2012]

En janvier 1938, rapporte l’ouvrage le Diable en ville (2012, p. 105 n. 70), le Monument-National de Montréal présente un spectacle signé Henry Deyglun. Son titre ? Il fait froid, Qu’alors y faire !

 

[Complément du 27 juin 2014]

Le Devoir du jour offre un rare exemple d’emploi adjectival : «calorifère titre de l’album du groupe ad hoc Black Dub» (p. B4).

 

[Complément du 6 août 2018]

Fidèle à ses habitudes, Jules Verne voir plus grand que tout le monde : «Ce Gulf-Stream est un vaste calorifère qui permet aux côtes d’Europe de se parer d’une éternelle verdure» (Vingt mille lieues sous les mers, p. 399).

 

[Complément du 3 février 2021]

Selon un outil très précieux (À la recherche du temps perdu – Texte intégral), Marcel Proust utilise sept fois calorifère dans la Recherche, trois fois sous la forme calorifère à eau.

 

[Complément du 15 mai 2022]

Nouvel exemple adjectival, mais romanesque celui-là, chez Alex Viens : «L’enfant rejoint prudemment son père. Il écrase sa cigarette avant de cueillir sa fille avec ses mains calorifères» (les Pénitences, p. 127).

 

Références

Blanchard, abbé Étienne, 2000 mots bilingues par l’image, Montréal, L’Imprimerie des marchands limitée, 1920, 112 p. Ill.

DeCelles fils, Alfred, la Beauté du verbe (Entretiens sur la langue française au Canada), Ottawa, Imprimerie Beauregard, 1927, 58 p.

Lacasse, Germain, Johanne Massé et Bethsabée Poirier, le Diable en ville. Alexandre Silvio et l’émergence de la modernité populaire au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2012, 299 p. Ill.

Rioux, Annie, Filles du calvaire, Saint-Cyr-sur-Loire, publie.net, coll. «Décentrements», 2011. Édition numérique.

Simenon, Georges, l’Affaire Saint-Fiacre, Paris, Librairie générale française, coll. «Le Livre de poche», 14293, 2003, 186 p. Édition originale : 1932.

Verne, Jules, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, J. Hetzel et cie, 1871, 436 p. Illustré de 111 dessins par de Neuville.

Viens, Alex, les Pénitences. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2022, 128 p.

La visite du cousin

Java, Maudits Français, 2009, pochette

Il est français. Il débarque à Montréal et il tend l’oreille. Cela donne un «rap-musette», intitulé «Mots dits français» et tiré de l’album Maudits Français (2009) du groupe Java.

Le texte de la chanson repose sur le quiproquo linguistique, jusque dans son titre, les «Mots dits français» — ces mots qui ne seraient donc pas des mots français — étant interprétés laborieusement par un «Maudit Français». Le voyageur trouve son repas — poutine, burgers et «guedilles Michigan» — «écœurant» et son cicérone autochtone aussi : pour le premier, cela veut dire «dégoûtant»; pour le second, «trippant». Une fille rencontrée dans un bar utilise le verbe «capoter» («Tu capotes ?» / «Ça va ?»); il sort un préservatif. L’un «jase» quand l’autre «cause». Au risque de raconter une histoire sans queue ni tête, le groupe aime multiplier les confusions sur le sens des mots : «gelé» («drogué»), «char» («voiture»), «dépanneur» (alimentaire, pas mécanique), «dalle» («avoir la dalle» et «dalle de ciment»). Les anglicismes abondent : «cruiser» («draguer»), «smoke» («cigarette»), «joke» («blague»). Il y a évidemment le mot «quétaine», qui reste pourtant inexpliqué.

L’auditeur québécois va de découvertes étonnantes en découvertes étonnantes. Il apprend qu’on «fait un break» (au lieu de prendre un break), que «bébelle» serait masculin, que «chum» (tchomme) se prononcerait «atchoum» et que l’on pourrait confondre un «waiter» («ouéteur» / «serveur») avec les «waters» («ouatères») ou une «smoke» avec un «smoking».

Comme il se doit, le chanteur du groupe, de sa plus belle voix nasillarde, essaie d’imiter l’accent d’un des personnages. De même, il pense aussi être en mesure de sacrer. Non : on ne dit pas «tabernacle», mais tabarnak. Il y a même «des ours blancs et des orignaux» — à Montréal.

Ce ramassis de lieux communs et de moqueries se termine sur la voix de Richard Desjardins : «Quand j’aime une fois j’aime pour toujours.» Le chanteur de Java vient alors de faire l’éloge de ce pays de «résistants / Qui pratiquent avec finesse le langagement» et de lui déclarer sa flamme : «j’ai trippé comme un dingue […] La Belle Province j’suis en amour.»

La Belle Province n’en demandait pas tant.