La machine de la mémoire

Élisabeth Nardout-Lafarge, Carnet d’inventaire, 2023, couverture

(Transparence, totale comme on dit à la Presse+ : l’Oreille tendue et Élisabeth Nardout-Lafarge ont longtemps été collègues.)

 

«Va savoir qui se souvenait de quoi.»

C’est un abécédaire, d’«Abitibi» à «Ysengrin», en passant par «Silence». L’épistolarité est partout : lettres, courriels, cartes postales, mots de condoléances, courrier du cœur, manuels de civilité, lettres de recommandation, cartes de vœux, invitations, etc. Il est question de langue à presque toutes les pages : mots, expressions, noms propres (lieux, personnes), surnoms et pseudonymes, accents, tics d’écriture, étymologies et «bribes de […] parole» (p. 195) font tourner «la machine de la mémoire» (p. 148), d’abord la familiale. Pierre Bergounioux, François Bon, Annie Ernaux et Pierre Michon sont cités — et le rapprochement va de soi. (Martine Sonnet y aurait été qu’on n’aurait pas été étonné.) Certaines phrases sont parfaitement cadencées : «“Quand même !” signalait chez elle [la mère] l’étendue de la bévue, de la faute, de l’offense, et le bien-fondé, la légitimité, l’évidence de sa réprobation» (p. 183).

Le Carnet d’inventaire d’Élisabeth Nardout-Lafarge — «je suis plus près aujourd’hui du bilan que du programme» (p. 150) —, c’est de la magnifique ouvrage, qui a tout pour ravir l’Oreille.

 

Référence

Nardout-Lafarge, Élisabeth, Carnet d’inventaire, Montréal, Leméac, 2023, 237 p.

Accouplements 201

Le «câlice» de Megan dans Mad Men, 2012

(Accouplements : une rubrique où l’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Dans la Presse+ du jour, Marc Cassivi s’en prend à cette idée — en effet étrange — qu’une série télévisée produite au Québec doive être doublée en France : «On parle la même langue. Déniaiser en France veut dire la même chose qu’au Québec. Que les Français se déniaisent. Qu’ils fassent un minimum d’efforts pour comprendre certaines particularités liées à nos régionalismes»; «La francophonie, ce n’est pas une métropole qui impose son idiome partout dans le monde, sans réciprocité. C’est une relation de donnant-donnant. Le français, ce n’est pas une langue stagnante qui n’évolue plus depuis Molière.»

Au même moment, l’Oreille tendue recevait l’excellente lettre d’information Sur le bout des langues. Son auteur, Michel Feltin-Palas, rappelle que les dictionnaires le Robert ont récemment fait entrer dans leur nomenclature le mot glottophobie.

De quoi s’agit-il ? «Discrimination basée sur certains traits linguistiques, notamment les accents» (le Robert. Dico en ligne). Le linguiste Médéric Gasquet-Cyrus présente le mot en détail ici.

Glottophobe, Canal+ ?

P.-S.—Il y a peu, l’Oreille participait à une discussion publique sur l’avenir du français. Une participante se demandait alors ce qu’était la langue française. Réponse de l’Oreille : une des langues les plus centralisées au monde, voire la langue la plus centralisée. Ne dit-on pas qu’il n’est bon bec que de Paris ?

D’Hydro

Salaün, Franck, «Le “feu électrique” selon Diderot», 1998, titre de l’article

Les spectateurs du Québec sont exposés, depuis quelques années, à plusieurs créations de théâtre documentaire, de Faire l’amour aux Hardings.

Beaucoup de Québécois sont fiers de la société qui produit leur énergie électrique, Hydro-Québec.

L’Oreille tendue a publié sa thèse de doctorat, en 1996, sur la correspondance de Denis Diderot.

Quel est le rapport entre ces trois choses ? Le lait, bien sûr.

Justin Laramée est le concepteur d’une (excellente) pièce de théâtre, Run de lait. («Run de lait» ? Par ici.) On y apprend tout ce que l’on doit savoir sur l’industrie laitière au Québec. (On ne ricane pas dans le fond de la classe : c’est passionnant.) L’Oreille a vu le spectacle mercredi soir à La Licorne, à Montréal.

Puisqu’il s’agit de théâtre documentaire, l’auteur (et comédien principal) fait deux allusions à J’aime Hydro, de Christine Beaulieu, le plus grand succès du genre au Québec, devant son acolyte, Benoît. (Il a été question de J’aime Hydro par .) Dans la première, en espagnol, un ouvrier guatémaltèque évoque la pièce auprès de Justin Laramée, non sans surprise chez celui-ci. Dans la seconde, un transformateur laitier du Saguenay—Lac-Saint-Jean raconte s’être trompé à la salle Michel-Côté d’Alma. Il pensait assister à une représentation de la pièce de Beaulieu et il est tombé sur un spectacle où il était question de Jacques le fataliste, de l’Encyclopédie et des Lumières : il ne s’agissait pas d’Hydro, mais de Diderot — et le spectateur-transformateur n’était pas content.

L’Oreille tendue peut parfaitement se mettre dans sa peau. Pour des raisons amicales puis conjugales, en effet, elle a beaucoup entendu parler d’Hydro-Québec au fil des ans. À toutes les fois, elle pensait «Diderot Québec ?». Elle se croyait toute seule à souffrir de ce problème auditif. Que nenni !

Racontant sa situation sur Twitter, l’Oreille a eu droit à une réponse d’une romancière — «Et dans la chanson “Lignes d’Hydro” de Lisa LeBlanc, j’entends toujours “lignes Diderot” !» —, puis d’une professeure de cégep — «J’ai aussi vu cela dans une réponse d’examen, “Denis D’Hydro”».

Il est bon de savoir que l’on n’est pas seul.

P.-S.—C’est vrai : ce n’est pas la première fois que cette confusion apparaît en ces lieux.

 

Références

Beaulieu, Christine, J’aime Hydro, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 13, 2017, 253 p. Illustrations de Mathilde Corbeil.

Bürger, Alexia, les Hardings, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 19, 2019, 99 p. Ill. Suivi de Ouanessa Younsi, «Contrepoint. Être Thomas Harding».

Melançon, Benoît, Diderot épistolier. Contribution à une poétique de la lettre familière au XVIIIe siècle, Montréal, Fides, 1996, viii/501 p. Préface de Roland Mortier. http://hdl.handle.net/1866/11382

Olivier, Anne-Marie, Faire l’amour, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 01, 2014, 110 p. Ill.

Salaün, Franck, «Le “feu électrique” selon Diderot», Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, 53, 2018, p. 279-285. https://doi.org/10.4000/rde.5738

Glanes péritouristiques

«Ah, les régions.»
Christophe Bernard, la Bête creuse

 

L’Oreille tendue revient. Pendant son absence, elle a pris des notes.

C’est la saison des festivals ? Désolé, l’Oreille ne croit ni à la communion individuelle ni à la communion collective.

Vacances au Québec en PPP : Pas de Problème de Passeport.

Marcel semble avoir pris le relais de Mario.

Marcel à marde, camion, Saint-Côme, juillet 2022

Signalétique régionale 1 (forme du verbe) : s’agissant du verbe fitter, l’Oreille aurait écrit «fitte» plutôt que «fit».

Affichage, Canadian Tire, Joliette, juillet 2022

Signalétique régionale 2 (accord de l’adjectif) : «privé» du féminin ?

Signalétique, Saint-Côme, juillet 2022

Bien que dans Lanaudière, l’Oreille s’est sentie, à un moment, comme dans le Dégelis de l’excellent film Arsenault & fils de Rafaël Ouellet.

Animal en liberté, Saint-Côme, juillet 2022

La guichetière (vingtenaire ? trentenaire ?) aux randonneurs sexagénaires : «Pour aller aux chutes, ça me prend sept-huit minutes. Ça vous en prendra une quinzaine.» Ils en mirent sept, pas une de plus.

Entendu en randonnée pédestre (un autre jour) : «J’ai beaucoup étudié la littérature belge. C’est ça qui m’a endurci.» Durant la même randonnée : Elle : «Fais-toi désirer.» Lui : «Personne ne me désire, moi.»

Signalétique régionale 3 (accord du verbe avec le sujet) : «ont» ?

Signalétique, Parc Régional des Chutes-Monte-à-Peine-et-des-Dalles, juillet 2022

Patate au carré, voire métapatate.

La Patate à patate, Saint-Côme, juillet 2022

Signalétique régionale 4 : quelque chose s’en vient — mais quoi ?

Signalétique, panneau vide, Saint-Côme, juillet 2022

L’Oreille a passé beaucoup (trop) de temps sur la route récemment. Elle a (donc) pensé beaucoup (trop) aux Cracker Jacks.

Un cycliste québécois remporte une étape du Tour de France. Sa PQ ? «Le petit gars de Saint-Perpétue.»

Nous ne l’avons pas vu. Si nous l’avions vu, comment l’aurions-nous appelé ?

Signalétique, parc du Mont-Tremblant, juillet 2022

On dit qu’un pape est venu au Québec en juillet. C’est aussi rare que…

Signalétique régionale 5 : les «guillemets» sont, «parfois», une «source» d’«étonnement».

Signalétique, Saint-Côme, juillet 2022

Signalétique régionale 6 : quelqu’un l’a mal été.

Annonce de poste, Sainte-Julienne, août 2022

Tout ce temps, sans le savoir, dans une capitale !

Signalétique, Saint-Côme, «Capitale québécoise de la chanson traditionnelle», juillet 2022

 

 

Référence

Bernard, Christophe, la Bête creuse. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 14, 2017, 716 p.

La confusion des langues

Machine à sous

Les entreprises de paris sportifs polluent de plus en plus les ondes télévisuelles. Cela entraîne parfois des problèmes de prononciation.

Prenons Bet99.

Dans ses publicités, cette entreprise pratique l’alternance codique : on commence en anglais avec «Bet ninety nine», puis on continue en français avec «point net».

Un des commentateurs sportifs préférés de l’Oreille tendue a bien vu le problème. On lui doit (au moins ?) trois prononciations. La première toute en français : «Bet quatre-vingt-dix-neuf point net.» La deuxième toute en anglais : «Bet ninety nine dot net.» La troisième plus économique, mais en anglais : «Bet ninety nine.»

D’autres prononciations sont-elles possibles ? Les paris sont ouverts.