Ludolinguistique

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Vocabulax est un site consacré à la langue, dans une perspective ludique : Étymotest, Cure termale, Définition in vitro, Jargonite, quiz divers (prononciation, grammaire, orthographe, argot, etc.).

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Citation tourangeau-malaise du jour

Jean Echenoz, l'Équipée malaise, 1986, couverture

«— On ne parle pas chinois, dit-elle, dans la Mayenne. Tu as parlé en chinois. Tu as appelé là-bas.

Pas en chinois, s’abstint de relever Pons. En malais. Et dans le meilleur malais. L’État de Johore, où se trouve la plantation, est connu comme celui où l’on parle la langue la plus pure, la plus exempte d’accents régionaux, d’influences allogènes. C’est un peu comme la Touraine pour nous autres.»

Jean Echenoz, l’Équipée malaise. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1986, 251 p., p. 132.

Là (là)

Marie-Éva de Villers, le Vif Désir de durer, 2005, couverture

Qu’est-ce que le français parlé au Québec au début du XXIe siècle ? Une variété régionale du français.

On y trouve des mots réputés archaïques selon les dictionnaires publiés en France (barrer la porte pour verrouiller la porte), des mots, inconnus ailleurs, pour désigner des réalités locales (poudrerie pour neige poussée par le vent pendant qu’elle tombe), des mots créés pour éviter d’avoir recours à d’autres venus de l’anglais (courriel pour e-mail), quelques mots amérindiens (achigan) ou anglais (aréna) entrés dans la langue courante. La féminisation des titres de fonctions y est recommandée (auteure). Il y a des accents québécois comme il y a des accents hexagonaux. Sur le plan de la syntaxe, rien de significatif ne distingue cette variété du français de la langue dite standard.

(Sur ces questions, surtout de vocabulaire, une lecture recommandée : le Vif Désir de durer. Illustration de la norme réelle du français québécois, de Marie-Éva de Villers, Montréal, Québec Amérique, 2005, 347 p. Ill.).

Et il y a des fréquences lexicales qui ne sont pas les mêmes des deux côtés de l’Atlantique.

Un seul exemple, décliné trois fois dans les médias hier : le mot , beaucoup plus souvent utilisé ici que… là, et dans toutes sortes de contextes.

Dans la Presse, une publicité pour Toyota : «La Corolla, là, là» (21 juillet 2009, p. A11). Ce «là là» est non seulement repérable comme élément de la langue courante pour tout Québécois francophone, il est aussi une allusion à un trait réputé propre aux habitants de la région du Saguenay. On l’entend notamment à satiété dans la bouche du maire de la ville de Saguenay, Jean Tremblay, ce qui lui a valu le surnom de Jean «là là» Tremblay.

Le matin, à la radio, une entrevue de Guy A. Lepage, au sujet de la troupe d’humoristes, aujourd’hui disparue, Rock et belles oreilles : il y méditait sur «ce métier-là». De quoi s’agit-il ? Pas besoin de le dire : n’importe quel artiste québécois sait désigner sa pratique par cette expression convenue. Plombier, garagiste, artisan : ce sont des métiers. Artiste : c’est «ce métier-là».

Toujours à la radio, en fin d’après-midi, une chronique de livres : en sept minutes, la chroniqueuse parle de «ce livre-là» (trois fois), de «cette ferme-là», de «cette façon-là», de «ce goût du monde-là» — et l’Oreille tendue en oublie.

On lui reprochera peut-être d’insister sur des cas particuliers. Néanmoins, elle croit que ces trois exemples-là sont clairs, là (là).

Ne quittez (toujours) pas

Michael Bay, Transformers 2 : La Revanche, 2009, couverture

Recette : dans des décors transcontinentaux — de Shanghaï aux pyramides, en passant par Paris et New York —, chorégraphier maints combats de kung-fu entre robots extraterrestres appelés Decepticons (les méchants) et Autobots (les bons); saupoudrer de souvenirs de westerns et de films de guerre; évoquer, explicitement et implicitement, les attentats du 11 septembre 2001; déshabiller — mais pas trop — quelques jeunes personnes, dont les costumes seront inspirés de publicités de bière; mettre le volume sonore au maximum. Résultat ? Le film Transformers 2. La revanche de Michael Bay.

La version française fait se tendre l’oreille.

L’accent des acteurs qui doublent les voix est neutre, ni spécialement français, ni particulièrement québécois.

Le lexique, en revanche, n’hésite pas à avoir recours à quelques québécismes. Sam, le héros, a une «blonde», Mikaela. Celle-ci doit protéger son «chum» des avances d’Alice, qui invite Sam à «avoir du fun» avec elle. La même Mikaela se prend d’affection pour un Decepticon canin, car elle le trouve «cute». Sauf erreur, le mot «poutine» est même prononcé une fois.

Surtout, pendant une visite au Smithsonian National Air and Space Museum de Washington, un agent de sécurité exige d’un visiteur qu’il sorte du Musée. Que lui dit-il ? «Je vous demanderais de quitter.»

L’Oreille tendue se réjouissait, il y a peu, de compter quelques alliés dans sa lutte, perdue d’avance, contre l’emploi intransitif du verbe quitter. Si Hollywood s’en mêle, le combat devient par trop inégal.

En direct de la cour d’école 001

Les journalistes franco-québécois n’hésitent guère à employer le mot full (beaucoup, très). Ils le mettent parfois en italiques, histoire de le garder un peu à distance, mais, autrement, cela fait partie de leur vocabulaire. Ils montrent par là qu’ils sont sensibles à ce qu’ils imaginent être la langue des jeunes.

Un éditorial du Devoir sur la persévérance scolaire s’intitule «L’école full poche» (9 juin 2009, p. A6). Pour celui sur la non-persévérance écologique montréalaise, la Presse a choisi «Un plan full Kyoto» (19 mai 2007, cahier Plus, p. 7). Plus tôt, on y recommandait de «Vivre full éthique» (17 février 2005, p. 1).

De source sûre, l’Oreille tendue sait cependant que l’usage, dans les cours d’école, a changé : full de est devenu courant. On peut dire aussi bien full cool que full de cool, full mal que full de mal, full diff que full de diff (difficile).

Les linguistes du futur expliqueront peut-être cette construction par l’influence du modèle «full + nom» : T’as full de choses; Y a full de personnes; J’ai full de devoirs.

Quoi qu’il en soit, et en attendant, le fossé linguistique entre les générations se creuse sous nos yeux.

 

[Complément du 15 novembre 2012]

Il serait même possible — ô paradoxe des paradoxes ! — de dire, par exemple d’un frigidaire, qu’il est full vide, voire full de vide. L’Oreille tendue tient cette information d’une source sûre : les hautes sphères de l’Office québécois de la la langue française. Elle ne s’en étonne pas moins.

 

[Complément du 8 février 2015]

Version euphonique et féminine :

Bibliothèque de Cartierville, 7 février 2015

 

[Complément du 16 octobre 2024]

Histoire de respecter la prononciation, Kev Lambert, dans les Sentiers de neige (2024), écrit «foule de cash» (p. 60).

 

Référence

Lambert, Kev, les Sentiers de neige. Conte d’hiver, Montréal, Héliotrope, 2024, 412 p.