Accouplements 30

«Parlez ici devant l’hygiaphone»

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Le Belge Jean-Marie Klinkenberg s’intéresse depuis (au moins) le début des années 1990 à l’hygiaphone :

j’ai toujours admiré la petite mention, ératépiste elle aussi [de la RATP], m’enjoignant de «parler dans l’hygiaphone». Comme si je pouvais communiquer avec le préposé autrement que par ces petits trous, dont j’apprends le nom, du coup ! Et comme si, à moins d’avoir une imagination vraiment perverse, je pouvais faire autre chose avec cet instrument que d’aller au-delà de lui par la parole ! Je soupçonne fort une telle inscription, sans fin pratique réelle, de n’avoir d’autre rôle que de rappeler sans cesse le règne bigbrotheresque de l’écrit parmi nous (éd. de 2015, p. 168).

Une décennie plus tôt, le Québécois Jean Larose ouvrait précisément son dialogue entre «L’écrit» et «L’oral» sur le même appareil. Le premier est un brin guindé :

Pas un mot n’atteindra le guichetier du métropolitain, dans sa guérite climatisée, qu’il n’ait subi la chicane d’un étrange filtre. Comment le décrire ? L’ouverture désignée au commerce des voix, afin de garantir l’employé d’une infection, fut ménagée en zigzag, de manière que le seul son touche l’oreille laborieuse, l’air de millions de souffles peut-être pas sains se heurtant au bouclier de plexiglas, marqué, au-dessus d’une flèche impérieuse : «Parlez ici, devant l’hygiaphone» (éd. de 1984, p. 95-96).

Le second devisant est plus direct :

c’est français typique comme invention. Maniaque au coton, dans le genre bouche en cul de poule. La flèche ben autoritaire, puis l’ordre : «Parlez law, pis jusse law» (éd. de 1984, p. 96).

Savoir où parler n’irait pas de soi ? Avons-nous toujours besoin de filtres ? De prescriptions ?

 

Références

Klinkenberg, Jean-Marie, «Le français : une langue en crise ?», dans le Français en débat, Bruxelles, Communauté française, Service de la langue française, coll. «Français et société», 4, 1992, p. 24-45. Repris dans Études françaises, 29, 1, printemps 1993, p. 171-190, dans Jean-Marie Klinkenberg, la Langue et le citoyen. Pour une autre politique de la langue française, Paris, Presses universitaires de France, coll. «La politique éclatée», 2001, p. 98-122 et dans la Langue dans la Cité. Vivre et penser l’équité culturelle, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2015, p. 153-179.

Larose, Jean, «Frais de représentation», Liberté, 138 (26, 3), novembre-décembre 1981, p. 65-87. Repris, sous le titre «Frais de représentation. Du Québec et de la France», dans la Petite Noirceur. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1984, p. 95-117. https://id.erudit.org/iderudit/60327ac

Accouplements 29

Voltaire, Pensées végétariennes, 2014, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

En 2014, Renan Larue a tiré de l’œuvre de Voltaire des Pensées végétariennes. Dans sa postface, il décrit la santé, si l’on peut dire, de l’auteur :

Le grand homme souffrait de la perte prématurée de ses dents, de migraine, de cécité temporaire, d’une sensibilité extrême au froid, de désordres nerveux, de langueur, de maigreur excessive, de maux de ventre épouvantables et d’un cancer de la prostate dont il mourut à l’âge de quatre-vingt-quatre ans (p. 55).

Hollywood Ending (2002) est un film de Woody Allen. Celui-ci y joue le rôle de Val Waxman, un réalisateur qui devient brièvement aveugle durant le tournage d’un de ses films.

La «cécité temporaire» est-elle plus grave en littérature ou au cinéma ?

 

Référence

Voltaire, Pensées végétariennes, Paris, Mille et une nuits, no 632, 2014, 69 p. Édition établie, notes et postface par Renan Larue.

Accouplements 28

Pierre Encrevé et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, 2007, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Les Années (2008), d’Annie Ernaux, constituent «une sorte d’autobiographie impersonnelle» (p. 252). Leur but est, «en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, [de] rendre la dimension vécue de l’Histoire» (p. 251). L’auteure se souvient notamment d’une déclaration (de 2005) de celui qui deviendra, en 2007, président de la République française :

Un discours mauvais cognait librement, rencontrant l’assentiment de la plus grande partie des téléspectateurs qui ne s’émouvaient pas d’entendre le ministre de l’Intérieur vouloir «nettoyer au Karcher» la «racaille» des banlieues. […] On pressentait que rien n’empêcherait l’élection de Sarkozy, le désir des gens d’aller à son terme. Il y avait de nouveau une envie de servitude et d’obéissance à un chef (p. 238).

Parallèlement à celle des Années, l’Oreille tendue terminait, le même jour, la lecture des Conversations sur la langue française (2007). Le linguiste Pierre Encrevé y répond aux questions de Michel Braudeau. Dans leur troisième conversation, consacrée notamment à la langue des banlieues, il est question de la même déclaration (p. 81-85). Le jugement n’est pas moins sévère :

Cet emploi [«nettoyer au kärcher»] n’était «approprié» que s’il cherchait délibérément à provoquer des réactions virulentes. Rien n’autorise à le croire. Mais conjointe à la mort dramatique de deux jeunes gens, cette expression, augmentée du mot «racaille» pour désigner l’objet de cette «kärcherisation», est apparue à tous comme déterminante dans le développement d’une série de violences urbaines telles qu’on n’en avait pas vu en France depuis plus de deux décennies. […] Ce n’est pas très surprenant, dans un pays aussi soucieux de sa langue que le nôtre, qu’un tel usage de la langue française ait pu jouer dans cette affaire un rôle sinon de déclencheur du moins de relais efficace dans la propagation des émeutes (p. 81-82).

Quant à la métaphore du «nettoyage», elle a un lourd passé politique, qu’aggravait encore l’évocation du «kärcher». La connotation ici est déshumanisante. D’où le sentiment de révolte, et parfois les gestes, dans une situation urbaine, économique et sociale propre à les susciter (p. 83).

La littérature, la politique et l’histoire sont affaire de mots.

P.-S. — Alfred Kärcher est un «industriel allemand qui créa, vers 1935, la société qui a mis au point les nettoyeurs haute pression portant son nom» (Conversations sur la langue française, p. 84).

P.-P.-S. — L’une (p. 108-109) et les autres (p. 82) ont aussi un autre mot en commun, chienlit, employé par le général de Gaulle pour désigner ceux qui ont cru aux idéaux de Mai 68.

 

Références

Encrevé, Pierre et Michel Braudeau, Conversations sur la langue française, Paris, Gallimard, coll. «nrf», 2007, 190 p.

Ernaux, Annie, les Années, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 5000, 2015, 253 p. Édition originale : 2008.

Accouplements 27

Tiphaine Rivière, Carnets de thèse, 2015, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

L’Oreille tendue a donc pris quelques avions récemment.

Elle y a lu une bande dessinée un roman graphique sur les déboires d’une thésarde parisienne. L’héroïne (en quelque sorte) de Carnets de thèse est notamment forcée de donner des cours de littérature médiévale, alors qu’elle n’y connaît rien.

«Littérature médiévale, fait chier… Ma culture Moyen Âge c’est Game of Thrones… Éventuellement Robin des Bois à cause du ménestrel» (p. 41).

Dans le même avion, l’Oreille a aussi lu Prendre dates, le petit livre que Patrick Boucheron et Mathieu Riboulet ont écrit sur le vif au moment de l’attentat contre Charlie hebdo. Ils rapportent les événements de janvier 2015 au concept de guerre civile.

«La guerre civile, celle de tous contre tous, notre devenir Game of Thrones, série néo-shakespearienne et para-moyenâgeuse où l’on trucide allègrement avec un goût prononcé pour les gorges tranchées, au couteau ou à la hache selon l’humeur» (p. 57).

Une période, une série télévisée — des regards bien différents.

P.-S.—L’Oreille tendue a présenté Prendre dates le 29 septembre 2015 et Carnets de thèse, le 12 septembre 2015.

 

Références

Boucheron, Patrick et Mathieu Riboulet, Prendre dates. Paris, 6 janvier-14 janvier 2015, Lagrasse, Verdier, 2015, 136 p.

Rivière, Tiphaine, Carnets de thèse, Paris, Seuil, 2015, 179 p.

Accouplements 26

Patrick Nicol, la Nageuse au milieu du lac. Album, 2015, couverture

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux textes d’horizons éloignés.)

Dans ses Notules dominicales de culture domestique, Philippe Didion évoque un ami «mort au champ d’Alzheimer» (2008, p. 119).

Dans la Nageuse au milieu du lac (sous-titre : Album), un des personnages de Patrick Nicol dit : «Quand je la nomme, François, cette maladie, c’est pour dire que ma mère vaut plus cher au Scrabble que dans la vie» (2015, p. 82).

À chacun sa façon de dire l’oubli et la perte.

P.-S. — Dans un autre registre, sur la même maladie, on lira l’extraordinaire Barney’s Version de Mordecai Richler (1997).

 

[Complément du 6 novembre 2016]

Autre lecture suggérée sur le même sujet : On n’est pas là pour disparaître d’Olivia Rosenthal (2007). Extrait : «Si on vous demandait de porter le nom de votre conjoint, aimeriez-vous que ce nom soit Alzheimer ? Aimeriez-vous vous appeler comme ça, signer comme ça, répondre comme ça quand on vous demanderait de décliner votre identité : je m’appelle Alzheimer. Alzheimer est mon nom» (p. 115).

 

[Complément du 5 janvier 2022]

Un adjectif ? «Si j’en crois vos gourous nombre d’entre vous finiront alzheimerisés, ce qui ne vaut pas mieux que dingues» (le Dernier Bain de Gustave Flaubert, p. 158).

 

Références

Didion, Philippe, Notules dominicales de culture domestique, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, coll. «Temps réel», 2008, 355 p. Édition numérique.

Jauffret, Régis, le Dernier Bain de Gustave Flaubert. Roman, Paris, Seuil, 2021, 328 p.

Nicol, Patrick, la Nageuse au milieu du lac. Album, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 85, 2015, 154 p.

Richler, Mordecai, Barney’s Version. With Footnotes and an Afterword by Michael Panofsky, Toronto, Alfred A. Knopf, 1997, 417 p. Paru en français sous le titre le Monde de Barney. Accompagné de notes et d’une postface de Michael Panofsky, Paris, Albin Michel, coll. «Les grandes traductions», 1999, 556 p., traduction de Bernard Cohen. Édition originale : 1997.

Rosenthal, Olivia, On n’est pas là pour disparaître, Paris, Gallimard, coll. «Folio», 4890, 2007, 235 p.