Trop extrême

[Lecteur, si tu aimes les textes brefs, passe ton chemin.]

«plusieurs ont écrit
que le Boxing Day est devenu
un phénomène trop extrême»
(la Presse, 31 décembre 2000).

En 2004, préparant le Dictionnaire québécois instantané, nous avions décidé, Pierre Popovic et l’Oreille tendue, d’octroyer des prix aux mots à succès au Québec, les «Perroquets» (d’or, d’argent, de bronze). Sans la moindre hésitation, nous avions choisi en première place le mot extrême.

Nous écrivions alors ceci : «Beaucoup, voire trop. Comme dans sport ~ (tennis ~, ski ~, golf ~, vélo ~, frisbee ~, marathon ~), mais pas seulement. […] Tout, en effet, est devenu extrême […]. […] Ce mot n’est pas nécessairement nouveau. Il reste cependant résolument à la mode» (p. 85). Six ans plus tard, nous pourrions tenir exactement les mêmes propos : extrême est encore et toujours partout.

Le mot le plus fréquemment associé à extrême paraît être transformation : «Transformation extrême» (la Presse, 4 octobre 2005, p. S10); «Transformation extrême d’un modèle T.» (la Presse, 9 octobre 2005, Cahier L’auto, p. 4); «La transformation extrême de Gérald Tremblay» (la Presse, 5 novembre 2005, p. A34); «MusiquePlus : Transformation extrême» (la Presse, 19 mars 2008, cahier Arts et spectacles, p. 1); «Vous pourriez gagner la transformation extrême de votre garage !» (publicité par courriel de Bélairdirect, juillet 2005).

Des personnes peuvent être extrêmes : les pères (ou papas), les collectionneurs, les esthètes, les cow-boys, les patineurs, une biologiste (Pascale Otis).

La culture est extrêmement extrême : la télé-réalité, les saxophones, la radio, le patrimoine, un album trash, un documentaire, le cinéma, la littérature, un réalisateur, des courts métrages, la peinture, la chanson et des chansons. Claude Gauvreau était un «poète extrême» et Thomas Bernhard, un «Autrichien extrême»; il y aurait une «expérience extrême de Salvador Dali». Le cirque et l’humour, dont certains disent qu’ils sont des formes d’art, pourraient être extrêmes.

En matière de «culture de l’extrême», la palme revient cependant au «théâtre extrême». Il en est question dans la Presse du 25 mai 2006 (cahier Arts et spectacles, p. 6) et du 20 juin 2007 (cahier Arts et spectacles, p. 7), et dans le Devoir du 14 février 2008 (p. B7) et du 19 janvier 2009 (p. B7).

Le corps et l’âme sont l’objet d’attentions extrêmes. C’est vrai du piercing, de la chirurgie esthétique, du lifting, de la frustration, du yoga, de la modestie, du trouble narcissique, de la colère, de l’allaitement, du régime, de l’empathie, des nausées de grossesse, du bronzage. Les «crèmes extrêmes» (la Presse, 10 octobre 2005, cahier Actuel, p. 5) masquent ce que d’autres produits révèlent : «Commode turquoise prématurément vieillie grâce à une patine “extrême” chez Hanjel» (la Presse, 15 septembre 2007, cahier Mon toit, p. 1).

Quand on parle de «sexe extrême» — et on en parle —, cela concerne le plus souvent les humains. La «fornication extrême» dont parle la Presse du 24 mai 2006 occupe un cheval, Barbaro, qui reçoit 150 000 $ par saillie (p. S6).

Le mot a beaucoup été utilisé pour caractériser des activités physiques, notamment dans le monde du sport : patinage, performance et endurance, yoyo, pêche, baignade, shuffleboard, partisans, tennis, jonglerie. On ne s’étonnera donc pas de lire des choses comme les suivantes : «La gestion obligataire devient un sport extrême» (la Presse, 9 août 2004, cahier Affaires, p. 5); «Noël, sport extrême ?» (la Presse, 9 novembre 2006, p. A12); «Prêts pour le “sport cérébral extrême” de Télé-Québec ?» (la Presse, 6 décembre 2006, cahier Arts et spectacles, p. 4); «Faire un bébé, c’est grave, ne cessait-il de répéter sans être nécessairement convaincu que ce sport extrême était le chemin à suivre» (la Presse, 10 mai 2001).

S’il y a «pollution extrême», il y a nécessairement «écologie extrême», «vert extrême» et «écotourisme extrême».

Cela va de soi : il existerait une «langue “québécoise extrême”» (la Presse, 25 mars 2009). Elle aimerait, on peut le craindre, le trop extrême.

Trois citations, pour conclure.

De Jean Dion, dans le Devoir du 3-4 avril 2004 :

Ça n’a sans doute rien à voir, mais pour mesurer combien l’extrême est dans l’air, il existe un petit jeu pour toute la famille permettant de meubler les moments creux sans briser de matériel ni courir le risque de se faire mal. Vous allez dans l’annuaire téléphonique […] et vous trouvez le nom de tous les commerces qui ont le mot «extrême» dans leur nom. Fascination garantie. Il y en a des aisés à comprendre : chez Plaisirs extrêmes, on s’ennuie probablement assez peu. Plus mystérieux sont en revanche Location d’auto Extrême, Dépanneur Extrême, Déjeuners Extrême, Bronzage Extrême, L’Extrême Pita et Remorquage Extrême. Quant au salon de coiffure Studio Extrême Plus, j’imagine que si vous voulez changer considérablement de tête, vous n’avez pas à chercher plus loin.

De Jean-François Chassay, dans son roman Sous pression :

«Extrême», comme aiment dire ses étudiants dès qu’ils sortent du laboratoire et vont prendre un verre. Tout devient prétexte à être extrême. On se demande pourquoi. La Voie lactée est «extrême» : deux cents milliards d’étoiles. À côté de ça, on voit mal comment un film pour handicapés mentaux racontant les avatars d’un tueur psychotique qui découpe des femmes à la scie électrique peut être qualifié d’«extrême»» (p. 172-173).

De Nicolas Lévesque, dans son essai (…) Teen Spirit, s’agissant de l’adolescent :

Sports extrêmes, sexe extrême, blagues extrêmes, musique extrême, films extrêmes, n’importe quoi dont le beat bat plus fort que son propre cœur affolé. Le rythe fou de nos vies modernes est le rythme cardiaque d’un adolescent en colère ou en amour (p. 17).

P.-S. — Croix de bois, croix de fer (si l’Oreille ment, elle va en enfer) : tous les exemples sont réels.

 

Références

Chassay, Jean-François, Sous pression. Roman, Montréal, Boréal, 2010, 224 p.

Dion, Jean, «Extrêmement», le Devoir, 3-4 avril 2004, p. B2.

Lévesque, Nicolas, (…) Teen Spirit. Essai sur notre époque, Québec, Nota bene, coll. «Nouveaux essais Spirale», 2009, 147 p.

Melançon, Benoît, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Benoît Melançon, en collaboration avec Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Vigne urbaine ?

Titre sibyllin dans la Presse d’hier, dans des pages consacrées à l’aéronautique : «La grappe montréalaise se mobilise» (cahier Affaires, p. 11).

Qu’est-ce que cette «grappe montréalaise» ? Il ne paraît pas s’agir de celle du Petit Robert, «Assemblage de fleurs ou de fruits portés par des pédoncules étagés sur un axe commun» — la vigne pousse peu sur les flancs du mont Royal — ou «Assemblage serré de petits objets (grains, etc.), ou de personnes» — un «assemblage serré» de «petits objets» ne peut pas «se mobiliser». (De la même façon, il ne pourrait pas se vouloir.)

S’agirait-il alors de cet «Assemblage serré […] de personnes» évoqué par le Petit Robert ? Pas tout à fait.

Cette «grappe» a une dimension proprement québécoise. Dans le cas qui nous intéresse, il est question d’AéroMontréal, «la grappe aérospatiale du Montréal métropolitain». Celle-ci «regroupe les avionneurs et grands donneurs d’ordre, leurs sous-traitants, les institutions de formation et de recherche, les milieux syndical et associatif ainsi que les partenaires gouvernementaux».

On ne manquera de sentir ici l’influence de Gérald Tremblay, l’actuel maire de Montréal. Du temps qu’il était ministre de l’Industrie, du Commerce, de la Science et de la Technologie du gouvernement du Québec (1989-1994), «c’est lui qui a conçu et mis de l’avant la stratégie de développement économique du Québec basée sur le concept des grappes industrielles» (Portail officiel de la ville de Montréal).

En revanche, on ne confondra pas cette grappe avec celle chantée par Renaud dans «Dès que le vent soufflera» : «Je f’rai le tour du monde / Pour voir à chaque étape / Si tous les gars du monde / Veulent bien m’lâcher la grappe» (morgane de toi…, 1982).

Méchante distinction

Grâce à @Hortensia68, l’Oreille tendue découvre un texte de deux linguistes français en vue de la «Construction d’un lexique affectif pour le français à partir de Twitter». Il s’agit d’une proposition de communication pour le congrès Traitement automatique des langues qui vient de se tenir à Montréal.

On y lit la phrase suivante : «Les auteurs ont commencé par deux types d’adjectifs germes : positifs (comme “bonne”, “agréable”, “excellent”, etc.) et négatifs (“mauvais”, “méchant”, etc.).» Au Québec, il faudrait nuancer : «méchant» n’est pas toujours négatif. En fait, c’est un intensif fort prisé dans la Belle Province.

Les publicitaires s’en servent :

«Les Méchants Mardis sont de retour et Stéphane Pelletier tentera sa chance au concours du Méchant Million» (2003).

«Méchante offre de Fido» (la Presse, 24 septembre 2008, p. A10).

Les écrivains aussi :

Nicolas Charette : «Je sais pas, c’est un hasard ! Un méchant hasard !» (p. 10)

François Lepage : «Je commençai à craindre qu’il se mette à boire à même la bouteille, ce qui aurait déclenché un méchant scandale» (p. 82).

Diane Vincent : «Méchants maniaques !» (p. 113)

Les chanteurs ne sont pas en reste, Shaka (2001) en tête :

Méchants pétards, méchants pétards, méchants pétards
Méchants pétards, méchants pétards, méchants pétards

On ne confondra donc surtout pas le «méchant» affectif, négatif et assez banal, et le «méchant» intensif, plus neutre, mais ô combien populaire, et d’usage varié.

 

Références

Charette, Nicolas, Jour de chance. Nouvelles, Montréal, Boréal, 2009, 225 p.

Lepage, François, le Dilemme du prisonnier, Montréal, Boréal, 2008, 151 p.

Shaka, «Méchants pétards», disque audionumérique, étiquette Guy Cloutier Communications, PGC-CD-132 DJ, 2001, 3 minutes 1 seconde.

Vincent, Diane, Peaux de chagrins, Montréal, Triptyque, coll. «L’épaulard», 2009, 236 p.

Deux regrets

Être à la fois de l’islam et du Québec ? L’Oreille tendue aurait aimé inventer l’expression Québécois de souk, cette variété particulière du Québécois de souche. Cela a déjà été fait, notamment ici.

Pour tracer la généalogie imaginaire de ce Québécois de souk, il faudrait probablement remonter à l’arab’n’roll du Clan Murphy. Ce groupe québécois des années 1970 — une des pièces de leur album le Cœur et la raison (Polydor, 1976) s’appelait «Allah-Allah» —, est aujourd’hui bien oublié.

Le Clan Murphy, Le cœur et la raison, 1976, pochette

 

[Complément du 17 avril 2016]

Ajoutons à cette brève lignée les paroles suivantes, tirées de la chanson «Oasis 33» du groupe CQFD :

Ça m’a rappelé ma mère, sa logique binaire
«Range ton souk, sinon pas de désert»

 

[Complément du 6 août 2018]

Découverte du jour, via France Culture : le «Maroc’n’roll».

 

[Complément du 25 mai 2022]

Une autrice québécoise, hier, sur Twitter : «Abdelmoumen la Québécoise de souk va aller se coucher.»

Des pitons

Ils sont nombreux au Québec.

Les quincailliers et les géologues ont les leurs, comme il se doit, les mêmes qu’ailleurs dans la francophonie.

Ils désignent aussi des boutons, comme dans peser sur le piton — du téléphone, de la télécommande, de la machine distributrice, de la manette. Au figuré, on trouve être vite sur le piton (être alerte, éveillé; dégainer rapidement).

En un sens différent, (se) remettre sur le piton signifie retrouver la forme. Exemple journalistique : «La saison 2008-2009 n’a jamais décollé en raison d’une fracture à un péroné de [la patineuse Annabelle] Langlois durant un entraînement estival. Deux opérations ont été nécessaires pour la remettre sur le piton» (le Droit, 15 janvier 2010, p. 44). Exemple musical, style néotrad (peut-être) : «Une pilule, une p’tite granule, une crème, une pommade / Y a rien de mieux mon vieux si tu te sens malade / Une pilule, une p’tite granule, eine infusion, eine injection / Y a rien de mieux fiston pour te remettre su’l’piton» (Mes Aïeux, «Remède miracle», Ça parle au diable, 2000).

L’origine de (se) remettre sur le piton est un mystère, évidemment insondable.