Fiat lux

Murale représentant Leonard Cohen, Montréal

La phrase de Leonard Cohen est célèbre : «There is a crack, a crack in everything / That’s how the light gets in.» Elle se trouve dans la chanson «Anthem» de l’album The Future (1992).

En France, on traduit parfois crack par fissure : «Il y a une fissure dans toute chose; c’est ainsi qu’entre la lumière.»

Au Québec, on voit (fréquemment) craque ou (à l’occasion) brèche.

Charlotte Aubin, dans son recueil Toute ou pantoute (2024), offre un autre son de cloche :

je le sais
je vois la lumière
réussir à s’infiltrer malgré moi
à travers les trous (p. 38)

C’est comme ça.

 

[Complément du 18 octobre 2024]

Grâce à Mastodon, l’Oreille tendue découvre que Pomme a choisi pour titre de son album les Failles en pensant à Cohen.

 

Référence

Aubin, Charlotte, Toute ou pantoute. Poésie, Montréal, Del Busso éditeur, 2024, 87 p. Ill.

Accouplements 246

Pierre Lapointe, Déjouer l’ennui, 2019, pochette

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Ducharme, Réjean, l’Avalée des avalés. Roman, Paris, Gallimard, 1966, 281 p.

Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe (p. 7).

Lapointe, Pierre, «Pour déjouer l’ennui», Pour déjouer l’ennui, 2019.

Comme tu vois, je n’sais pas c’que j’dois faire
Toute mes larmes, tous mes doutes, dois-je les taire ?
Tout m’avale, tout fait mal, tout m’atterre
Comme un con, oui j’avoue que j’espère

Aubin, Charlotte, Toute ou pantoute. Poésie, Montréal, Del Busso éditeur, 2024, 87 p. Ill.

tout me transperce
m’habite
m’avale (p. 25)

Qu’on se le magne !

Fromage Déguédine !, emballage

S’agissant de fromage, l’Oreille tendue, il y a jadis naguère, annonçait qu’il lui faudrait bien, un de ces jours, se pencher sur déguédine. Ce jour est arrivé.

Soit les quatre phrases suivantes :

«Calmez-vous, calmez-vous, comment ça, me calmer ? Toi, fais ta job de 911 pis déguédine, si j’étais calme, madame, je serais pas normalement constituée» (Venir au monde, p. 30).

«Laisse faire, on va protéger la tienne ! Viens-t’en, passe en avant, déguédine ! lui cria Lalonde» (Atavismes, p. 173).

«Enwèye, dégéduine» (publicité).

«Déguédine Dan déguédine Dan Dan comme Zinédine Zidane» (Loco Locass, «Groove Grave», Amour oral, 2004).

Déguédine, donc, du verbe déguédiner. Il s’agit, dans le français populaire du Québec, d’une injonction de mouvement : allez, hop ! On se grouille !

Phonétiquement (façon de parler), Pierre Corbeil propose «Dziguédzine» (p. 131). De même, Léandre Bergeron connaît aussi bien «déguédine» que «diguidine» (p. 91).

Quelle serait l’étymologie de ce mot ? Sur Twitter, en 2019, on proposait ceci : «“Déguédine” vient de l’anglais “dig it in”. Ordre du foreman au bûcheron pour dégager un arbre avant de le couper.» En 2022, Gabriel Martin est bien sceptique devant cette explication : «Elle semble donc inventée de toutes pièces» (p. 32). Mais alors ? «Sans qu’on puisse l’affirmer avec fermeté, il se pourrait que ce mot puise ses origines dans la vocalisation onomatopéïque diguedaine à laquelle recouraient fréquemment les chansons populaires d’autrefois» (p. 32).

Depuis peu, ce verbe, employé «surtout à l’impératif», se trouve dans la nomenclature du dictionnaire le Robert; voir ici.

À votre service — et plus vite que ça !

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise précédé de la Charte de la langue québécoise. Supplément 1981, Montréal, VLB éditeur, 1981, 168 p.

Bock, Raymond, Atavismes. Histoires, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 03, 2011, 230 p.

Corbeil, Pierre, Canadian French for Better Travel, Montréal, Ulysse, 2011 (troisième édition), 186 p. Ill.

Martin, Gabriel, «L’origine du québécisme déguédiner », Histoire Québec, 28, 1, 2022, p. 32-33.  https://id.erudit.org/iderudit/100334ac

Olivier, Anne-Marie, Venir au monde, précédé d’un «Mot de la metteure en scène», Véronique Côté, suivi de «Contrepoint. Tenir bon», par Catherine-Amélie Côté, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 14, 2017, 101 p.

Se méfier épistolairement

Enveloppe publicitaire comportant la photo de Maurice Richard

La correspondance, dans sa forme la plus usuelle, suppose une enveloppe contenant une lettre. Cette enveloppe est, en soi, un message, qui incite à lire, ou pas.

Albin de la Simone, dans sa chanson «J’aime lire» (Bungalow !, 2018), sait le potentiel explosif de la lettre reçue.

Mais non
Je ne l’ouvrirai pas
Je la laisserai là
Cachetée silencieuse
Je ne risquerai pas
Je ne la lirai pas
Je la laisserai là
Grenade silencieuse
Je ne risquerai pas

La menace n’est pas moindre grande dans le roman la Classe de madame Valérie de François Blais (2013) :

[Justine Trudel] mit le chandail sur un cintre et le rangea dans le placard. En passant la main dessus pour le défroisser, elle constata qu’il y avait un papier dans la poche kangourou. Une enveloppe, avec son prénom écrit dessus. L’écriture de Noémie. Justine grimaça comme si elle avait mordu dans un citron. Elle avait pourtant insisté dans sa lettre sur le fait qu’elle ne souhaitait aucune réponse, que tout était dit. Pourquoi faire traîner les choses ainsi ? Mais pouvait-on mettre fin à une histoire d’amour comme cela, congédier l’autre sans lui accorder un droit de réplique ? Justine décida que oui. Elle chiffonna l’enveloppe et la lança dans sa corbeille puis, songeant qu’elle ne pourrait pas résister à la tentation d’aller la récupérer dans un moment de faiblesse, elle la déchira plutôt en petits morceaux, qu’elle alla jeter dans la toilette. Elle tira la chasse.

Albin de la Simone et François Blais auraient-ils lu Diderot ?

Le 17 ou le 18 décembre 1772, recevant une lettre de son frère le chanoine et sachant qu’ils ne se trouvent pas, l’un et l’autre, du même côté du bénitier, Diderot entreprend de lui répondre directement sur l’enveloppe, sans même la décacheter :

M. l’abbé, si j’étais sûr de retrouver mon frère dans cette lettre, je l’ouvrirais et je ne la lirais pas sans verser des larmes de joie. Mais j’aime mieux vous la renvoyer toute cachetée, et m’épargner deux peines; l’une, d’entendre et l’autre de répondre des choses déplaisantes (Correspondance, éd. Versini, p. 1152).

Maître herméneute, Diderot épistolier s’arroge le droit de ne pas lire. Sûr de son fait, il fait fi, comme le feront Albin de la Simone et François Blais, d’un des aspects constitutifs de tout pacte épistolaire : reconnaître à l’autre le droit d’exister par l’écriture.

P.-S.—L’Oreille tendue a déjà abordé la question de l’enveloppe, et cité le texte de Diderot, dans un texte de son «Cabinet des curiosités épistolaires» (2016).

 

Références

Blais, François, la Classe de madame Valérie. Roman, Québec, L’instant même, 2013, 400 p. Édition numérique.

Diderot, Denis, Œuvres. Tome V. Correspondance, Paris, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1997, xxi/1468 p. Édition établie par Laurent Versini.

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 42, 2016, p. 151-153. [Histoires d’enveloppes]

Les Lumières un dimanche

Benoît Melançon, Nos Lumières, 2020, couverture

Hier, l’Oreille tendue a croisé les Lumières là où elle ne les attendait pas.

À la télévision d’abord. Le capitaine Raymond Holt, dans la série Brooklyn Nine-Nine (septième saison, sixième épisode, «Trying», 2020), discute de philosophie avec le lieutenant Terry Jeffords. Que pense-t-il de l’évolution de la philosophie en France ? «Any French philosophy post-Rousseau is essentially a magazine» (La philosophie après Rousseau n’est rien d’autre qu’un magazine).

Sur la scène ensuite. Dans la version anglaise de la comédie musicale les Misérables, la chanson «Master of the House» (premier acte, 1985) fait aussi allusion à un auteur du XVIIIe siècle, mais de façon beaucoup moins positive :

Master of the house ? Isn’t worth my spit !
Comforter, philosopher and lifelong shit !
Cunning little brain, regular Voltaire
Thinks he’s quite a lover but there’s not much there
What a cruel trick of nature landed me with such a louse
God knows how I’ve lasted living with this bastard in the house !

La Thénardier chante pis que pendre de son mari : il ne vaut pas un crachat, c’est une merde, il ne peut la satisfaire au lit, voilà un pou et un bâtard. Et elle le compare à Voltaire, toujours à l’affût d’une nouvelle ruse médiocre («Cunning little brain»).

Des deux philosophes, l’un est en meilleure compagnie que l’autre.

P.-S.—L’Oreille ne vous apprendra rien : elle collectionne pareilles apparitions de Nos Lumières.

 

Référence

Melançon, Benoît, Nos Lumières. Les classiques au jour le jour, Montréal, Del Busso éditeur, 2020, 194 p.