Cher Père Noël

En 2011, l’Oreille tendue faisait paraître un recueil de textes intitulé Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires (Montréal, Del Busso éditeur, 2011, 165 p.); on en trouvera la description ici.

Parmi ces textes, «Cher Père Noël» (p. 51-57). C’est de saison : le voici.

P.-S.—On ne confondra évidemment pas le Père Noël et «Le Peur Noël».

P.-P.-S.—Il est arrivé à l’Oreille de parler du courrier du barbu à la radio. C’était le 24 décembre 2011 et le 25 décembre 2011.

***

«Sois courageux. Réponds-moi vite.
Je ne puis plus rester ici plus longtemps.
N’écoute que ton bon cœur.
Vite, dis je dois te répondre.
À toi toute la vie.»
Lettre de Rimbaud à Verlaine, 1873

Souriant, d’une bonne humeur sans faille, toujours accueillant, l’oreille tendue : le Père Noël a toutes les caractéristiques du destinataire idéal. Mieux encore : en cas de défaillance — s’il lui arrive, par extraordinaire, de ne pas répondre lui-même à son courrier —, il est relayé par une équipe, petite mais dévouée, de lutins postaux. Non content de se servir des moyens traditionnels de communiquer, il s’est converti au courriel, même si l’on dit fréquemment que ses interlocuteurs continuent dans une large mesure à préférer le papier. Quoi qu’il en soit, le Père Noël assure.

J.R.R. Tolkien, le géniteur des hobbits, s’était avisé de l’universalité de cette correspondance de décembre : entre 1920 et 1943, il écrivit de pareilles lettres à ses enfants, depuis réunies en Lettres du Père Noël (C. Bourgois, 1977). Plus commercialement, des «noëlogrammes» font l’article dans les journaux de Montréal au début du XXe siècle. De ces lettres du Père Noël, on passe sans peine à celles au Père Noël. Patrick Bruel en a chanté une («Lettre au Père Noël»), de même que Fred Astaire («Santa Claus is Coming to Town»). Laurent Boyer et Régine Torrent en ont édité un recueil en 1989 (Éditions No 1), et Nathaële Vogel a illustré les huit lettres écrites par les personnages de Nicolas de Hirsching en 2004 (Rageot). Cher Père Noël est un titre de livre prisé : on en trouve quatre occurrences dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, trois dans celui de la Bibliothèque nationale du Québec, deux dans celui de la Bibliothèque nationale du Canada, un dans celui de la Bibliothèque de la Ville de Montréal. La compétition est sans pitié : en 2002, Pierre Ballester a déjà publié Les plus belles lettres au Père Noël (Stock, Fondation pour l’enfance et La Poste). Est-ce à dire que celles-ci sont indépassables ?

Cela attristerait les personnages de bandes dessinées, qui rivalisent d’ingéniosité en matière d’épistolarité de fin d’année. Chez Jim Davis, la liste des demandes va de soi : «Je veux, Je veux, Je veux, Je veux, Je veux, Je veux, Je veux, Je veux, Je veux, Je veux», dicte l’impérieux Garfield au pauvre Jon, qui tape sa lettre à l’ordinateur. Dans «Peanuts», de Charles Schulz, les choses sont plus complexes. D’année en année, ses héros s’escriment pour composer la meilleure lettre, Lucy van Pelt ayant en ce domaine, comme dans tous les autres, des idées bien arrêtées. Quelle adlocution faut-il choisir pour «le gros homme avec la barbe blanche et le costume rouge» ? «Cher père, Cher ami, Chers monsieur et madame Noël» est trop lourd. «Mon cher M. Noël» ? Linus, qui sert alors de secrétaire à sa sœur, trouve cela «un peu solennel». Elle se rabat sur «Cher Papa», pour se faire répondre illico «Et pourquoi pas “Cher Grassouillet” ?». Ce sera finalement «Très cher Père Noël, j’ai été parfaite toute l’année.» Ce n’est pas plus simple dans la série «Philomène» : «“Salut Père Noël! Chez vous ça gaze ?” Non… trop familier.» Il est presque aussi difficile de s’adresser au maître des rennes qu’au pape.

Rassemblant en 1919 ses Billets du soir parus à Montréal dans le Devoir dans un recueil intitulé le Petit Monde, Louis Dupire est témoin d’une situation semblable. Toto, son filleul, lui présente «une feuille de papier, étoilée de pâtés d’encre, où sa grosse écriture, à peine différente des bâtons primitifs, avait inscrit ses desiderata». Il ne les destine cependant pas au «Bonhomme Noël», ce «bon vieux type de trappeur» canadien, mais à son alter ego anglophone, Santa Claus. Sous sa plume, celui-ci devient «meusieu Centa-Classe». «Peut faire mieux», décrète en substance le parrain francophile.

Le problème est sérieux, car le chat de Jim, la famille van Pelt, Philomène et le filleul de Louis Dupire sont loin d’être les seuls à vouloir entrer dans les bonnes grâces du Père Noël. Comment attirer son attention, quand on sait qu’en 2002, au bureau de poste de Nuuk, au Groenland, là où habiterait le seul vrai Père Noël, il a reçu 60 000 lettres et 200 000 courriels ? C’est sans compter ses autres adresses numériques — northpole.com, santaclaus.posti.fi, perenoelportable.ca, etc. — ni ses adresses boréales : «Père Noël, Pôle Nord, HOH HOH», «4e nuage à gauche dans le ciel, rue de l’univers magique au pays des rêves», «Pour le Père Noël, très loin dans le dernier pays» ou «3 rue du Renne qui éternue à Nébulostratosirofrigostellapolaris» (pour les trois derniers exemples, voir www.fondationlaposte.org). Postes Canada et le Musée canadien des civilisations ont trouvé une solution à ce problème : pour que les enfants du pays soient sûrs que le Père Noël s’intéresse à eux, ils sont invités, à tous les mois de décembre depuis 2002, à passer au musée et à s’associer à la rédaction de «La plus longue lettre jamais écrite au Père Noël». Son destinataire ne va sûrement pas louper cette lettre-là.

Sylvain Jouty présente la situation française en ces termes, dans la quatrième livraison de la lettre électronique Correspond@nce, en date du 13 décembre 2000 :

Dès 1962, la Poste prenait l’initiative de répondre aux quelques milliers de lettres alors expédiées au Père Noël. C’est la psychanalyste Françoise Dolto qui fut chargée de rédiger le message de la première carte-réponse. En 1967, c’était à près de 50 000 lettres qu’il fallut faire face, aussi la direction de la Poste décida d’arrêter cette coûteuse opération en 1968. L’indignation fut telle qu’il fallut la reprendre dès 1969 ! C’est le service Client-Courrier, installé à Libourne en Gironde, qui se charge de l’affaire, lui seul étant habilité à ouvrir le courrier. Il fait donc office de «Père Noël», recrutant pour l’occasion une petite armée de secrétaires : car aujourd’hui les lettres reçues dépassent le million, et ce nombre augmente chaque année.

Ce n’est pas rien, pour un Père Noël qui n’est peut-être pas le vrai.

L’importance de la lettre au Père Noël ne se mesure pas qu’avec des chiffres.

On la perçoit aussi dans le poids symbolique que lui confèrent ses signataires. L’agence France-Presse, en décembre 2004, est catégorique : «Il s’agit souvent de la toute première lettre d’un enfant, et c’est donc l’occasion pour ses parents de l’initier aux principes de la correspondance.» On discutera sans doute de l’existence de ces «principes», mais on ne saurait minimiser la place de ce type de lettres dans la formation épistolaire de chacun. Voilà la base de tout, puisque, pour le dire comme Pierre Popovic parlant en 1993 des lettres de Rimbaud, la correspondance est le lieu par excellence de la «voix demanderesse». Or qui dit lettre au Père Noël dit demande, prière, vœu.

On saisit peut-être mieux encore le rôle fondamental de la lettre de demande de cadeau quand on interroge le moteur de recherches spécialisé Google Scholar. Si on y tape, entre guillemets, les mots «letters to santa claus» (Google Scholar est moins polyglotte que le Père Noël), on découvrira que nombre de psychologues ont consacré de savantes études à la place de ce type d’écriture dans la construction de l’identité, notamment sexuelle, des enfants. Il est même devenu un outil de soutien psychologique auprès des jeunes en détresse qui sont traités à l’hôpital Sainte-Justine de Montréal ou qui sont confiés à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) du gouvernement du Québec. Le quotidien la Presse de Montréal rapporte en effet, le 24 décembre 2005, qu’un psychoéducateur, Normand Brault, a eu un jour l’idée suivante : tout enfant relevant de la DPJ qui écrirait une lettre au Père Noël recevrait en retour un cadeau, offert par un inconnu. Cette inattendue initiative épistolaire a tenu : en 2005, 600 enfants ont vu leur vœu exaucé.

Le Père Noël ne s’y trompe donc pas, qui répond tout aussi bien électroniquement (courriels, textos, etc.) que concrètement aux sollicitations qu’on lui envoie, bien que ce soit plus facile dans Internet que par le bureau de poste : tout courriel a son adresse de retour, ce qui n’est pas toujours le cas des lettres manuscrites. Malheureusement, si l’on en croit le Dictionnaire du Père Noël de Grégoire Solotareff (Gallimard, 1991), «le roi des enfants» est parfois un peu négligent, calligraphiquement parlant. L’article «lettre» dit ceci : «si l’on reçoit une lettre rouge sur laquelle on ne peut pas lire un seul mot, c’est sûrement une lettre du Père Noël». C’est confirmé (et expliqué) à «signature» : «la signature du Père Noël est très compliquée pour qu’on ne puisse pas l’imiter». Pour qui ne souhaite pas être soumis à pareilles difficultés de lecture, il est dorénavant possible de discuter avec ce prestigieux destinataire par ordinateur interposé, avec la complicité du lutin Pixel, à www.parleauperenoel.com. Répond-il à tout ? Bien sûr : le Père Noël n’est pas une ordure.

(2006)

P.-S. — Exception qui confirme la règle : à Ottawa, en 2007, un lutin peu courtois répondait des grossièretés aux chères têtes blondes («Ta lettre est trop longue, pauvre merde», «Ta maman est nulle et ton papa est gai»). Les journaux s’en sont désolés, mais moins que la poste canadienne, obligée de suspendre temporairement les activités de son plus célèbre client.

(2011)

 

Références

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires», Épistolaire. Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 32, 2006, p. 235-237; repris, sous le titre «Cher Père Noël», dans Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, p. 51-57. Sur les lettres au Père Noël.

Popovic, Pierre, «L’argent dans la lettre-vie d’Arthur Rimbaud», dans Benoît Melançon et Pierre Popovic (édit.), les Facultés des lettres. Recherches récentes sur l’épistolaire français et québécois, Montréal, Université de Montréal, Département d’études françaises, Centre universitaire pour la sociopoétique de l’épistolaire et des correspondances, février 1993, p. 95-117.

Écrire au pape et au Père Noël, 2011, couverture

Déménager du passé à aujourd’hui

L’Oreille tendue croyait désuet le mot mouver (au sens de partir, s’en aller, déménager, se déplacer, bouger), qu’elle avait repéré dans Maria Chapdelaine (éd. de 1980, p. 20 et p. 190) et dans une chanson de 1919 (citée dans le Diable en ville, p. 93). L’emprunt est manifeste à l’anglais to move.

Elle se trompait peut-être. C’est du moins ce que laisse croire une publicité parue récemment dans le Devoir (24-25 novembre 2102, p. C1).

On y apprend qu’un projet montréalais de construction d’appartements en copropriété prend de l’expansion. On ajoute vingt condos à l’ensemble MÙV (Modernité Urbanité Verdure). Slogan ? «Moi, j’mùv à Rosemont.»

Mùv comme dans move ? Tant de questions, si peu de réponses.

P.-S. — L’accent grave sur le Ù / ù est certifié d’origine.

 

Références

Hémon, Louis, Maria Chapdelaine. Récit du Canada français, Montréal, Boréal express, 1980, 216 p. Avant-propos de Nicole Deschamps. Notes et variantes, index des personnages et des lieux, par Ghislaine Legendre.

Lacasse, Germain, Johanne Massé et Bethsabée Poirier, le Diable en ville. Alexandre Silvio et l’émergence de la modernité populaire au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2012, 299 p. Ill.

A trasher ou pas ?

Son utilisation en français n’est pas nouvelle : on en trouve des exemples depuis plus de dix ans.

«Avec ses scènes de sexe explicites et ses meurtres carabinés, cette espèce de Thelma & Louise version hardcore, qui se situe entre road movie sanguinolent et film de cul trash-qui-fesse-dans-le-dash, est à déconseiller aux âmes sensibles» (la Presse, 15 septembre 2000).

«Trad, néo-trad, trash-trad et trad trad» (le Devoir, 29 décembre 2003).

«album trash extrême» (le Devoir, 20-21 novembre 2004, p. E5).

«Bougon, colon ou trash. Nous sommes tous affreux, bêtes, sales et méchants» (le Devoir, 26 mars 2004, p. B8).

Cette utilisation n’est pas propre au français du Québec. Allez sur le site du magazine français les Inrocks et tapez «trash» dans le moteur de recherche; vous aurez des heures de lecture. Téléchargez la huitième livraison du Bulletin de la coopérative d’édition publie.net et vous lirez ceci, sous la plume de François Bon : «Allez, je laisse ça tout à trash comme je l’ai reçu !»

Pourquoi alors écrire sur un mot si banal ? Simplement parce que sa popularité ne se dément pas. Cinq exemples, repérés au cours des dernières semaines :

«Trash dramaturgie» (le Devoir, 17 octobre 2012, p. B9).

«Une autofiction trash qui rentre dedans, qui secoue le lecteur» (la Presse, 20 octobre 2012, cahier Arts, p. 3).

«“Portrait intime de la chanteuse folk trash Lisa LeBlanc”, propose MusiMax» (le Devoir, 20-21 octobre 2012, p. E7).

«Yeah! J’ai reçu mon catalogue de Noël 2012 du Rossy !!! #NoelTrash http://t.co/PaHUi5tt» (@mcgilles).

«Un couple de jeunes (20 ans environ) gothiques-trash s’approche de moi […]» (la Presse, 16 novembre 2012, cahier Arts, p. 5).

Le trash ne se démode pas. À cet égard, il est comme son antonyme, le vintage.

Raconter le Printemps érable

Patrick Nicol, Terre de cons, 2012, couverture

[Premier texte d’une série sur les livres du Printemps érable. Pour une liste de ces textes, voyez ici.]

«Bientôt, nous ne servirons plus à rien.»
Patrick Nicol, Terre des cons

Les grèves étudiantes dans le Québec de 2012 se sont d’abord dites sur la place publique : dans les discours des uns et des autres, dans les médias, sur les pancartes. L’art et la réflexion approfondie ne pouvaient s’en emparer que progressivement.

La Chorale du peuple lancera son cd Quelques notes du printemps érable le 6 décembre. Jacques Nadeau, le photoreporter du Devoir, a fait paraître Carré rouge à la fin de l’été. Chez Héliotrope, c’était un collectif, Printemps spécial. Aujourd’hui même, ce sera Année rouge, de Nicolas Langelier. (La liste n’est pas exhaustive.)

Selon sa quatrième de couverture, Terre des cons, de Patrick Nicol, serait «le premier roman québécois inspiré de la grève étudiante de 2012». La question n’est pas là : elle est dans ce que le genre romanesque peut dire que les discours publics n’avaient pas réussi à dire.

L’intrigue ? En juin 2013, le narrateur revient sur ce que les grèves de 2012 ont représenté pour lui. Quadragénaire, professeur de littérature au cégep, sorti d’un milieu modeste, se définissant comme un «vieux con sédentaire» (p. 22) et se sentant devenir «réac» (p. 20, p. 90), il s’adresse, dans son imagination, à son ami Philippe, pour lequel il dresse le bilan (guère positif) de sa vie : «je ne pouvais que nous haïr» (p. 60). Que leur reste-t-il de leurs idéaux devant l’affirmation de ceux de leurs élèves ?

Terre des cons est un roman à clefs (toutes les majuscules sont certifiées d’origine). «Le Chroniqueur» est Richard Martineau, lui qui écrit pour «le Journal». «Le Magnat des Médias» est tantôt Pierre Karl Péladeau, tantôt Paul Desmarais. Jean Charest apparaît sous son nom et sous celui de «l’Ex-Premier Ministre». Des personnages ont une identité plus floue, «le Chroniqueur (2)» et «le Ministre». Devant eux, il y a «les Leaders Étudiants». Les uns et les autres sont séparés par «la Loi», en l’occurrence la loi 78. Ils pourraient néanmoins se rencontrer sur le plateau de «l’Émission»; on reconnaîtra Tout le monde en parle. (L’Oreille tendue se serait volontiers passée des allusions à la mafia nécessairement italienne, mais ça n’engage qu’elle.)

Plusieurs pages du roman sont consacrées à une satire féroce et bien vue, féroce car bien vue, de l’embourgeoisement des gens nés dans les années 1960-1970. Ils ont lu les classiques, mais ils leur préfèrent aujourd’hui les «romans policiers suédois», les «livres de recettes» et les «affabulations scientifico-historiques qui voient dans la peinture rupestre les traces de visites extraterrestres» (p. 38), voire «les livres de Daniel Pennac» (p. 61). Ils savent se moquer d’une «plamondonade» (p. 56). Ils vomissent la télévision, mais ils ont abandonné le cinéma; les séries américaines leur suffisent, Weeds et les autres. Ils sont gastronomes et ostensiblement cultivés : chez eux, le vin a remplacé la bière. Le iProduit de la couverture, n’est-ce pas aussi bien celui des étudiants vilipendés par «le Chroniqueur» que le leur ? Ce portrait d’une génération fera grincer des dents.

L’essentiel est pourtant ailleurs. Pour le narrateur de Terre des cons, une question est de plus en plus obsédante au fil des pages : peut-on dire ce qui s’est passé en 2012 ? Quels mots employer pour cela ? Il la pose, cette question, en termes généraux : «Notre parole est-elle morte ?» (p. 66); «Mais si nous n’avons plus nos mains, Philippe, ni nos mots, comment allons-nous nous convaincre que nous comptons, que le monde peut encore compter sur nous ?» (p. 85). Il décrit sa «panique discursive» (p. 83). À d’autres moments, ce sont certains mots bien précis qu’il scrute : «intimidation», «démocratie», «boycott», «droit à l’éducation», «services pédagogiques». Du discours public, il dénonce la «matantisation» — «nous étions unanimes à dénoncer l’abondance de faits vécus, de témoignages, de conseils pratiques et de questions de santé qui envahissaient nos écrans, nos journaux et nos magazines» — et la «mononquisation» — «Des dizaines de messieurs commentaient l’actualité avec un lyrisme et une véhémence que je croyais réservés à la question nationale (sic), quand on est soûls, en camping dans un autre code régional» (p. 72).

En matière de langue, une des scènes les plus riches du roman se déroule dans les douches d’un centre sportif. Le narrateur s’étant lancé dans un monologue un peu mélodramatique, il en vient à s’apercevoir qu’il donne l’impression à ceux qui l’entourent d’être violent. Que dit-il alors à Philippe ? «Puis, je prononce lentement, de façon claire : tu sais, je n’endosse pas la violence» (p. 85). Quiconque a suivi les débats du Printemps érable reconnaît cette phrase : pendant des jours, les autorités gouvernementales et des commentateurs ont demandé aux «Leaders Étudiants» de la dire. La voilà intériorisée par un personnage de roman.

C’est peut-être à cela que sert la littérature : à montrer combien les mots, venus de partout, nous constituent.

 

Références

Langelier, Nicolas, Année rouge. Notes en vue d’un récit personnel de la contestation sociale au Québec en 2012, Montréal, Atelier 10, coll. «Documents», 02, 2012, 100 p. Ill.

Nadeau, Jacques, Carré rouge. Le ras-le-bol du Québec en 153 photos, Montréal, Fides, 2012, 175 p. Ill. Note de l’éditeur par Marie-Andrée Lamontagne. Préface de Jacques Parizeau. Postface de Marc-Yvan Poitras.

Nicol, Patrick, Terre des cons. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 97 p.

Printemps spécial. Fictions, Montréal, Héliotrope, «série K», 2012, 113 p. Ill.

Interrogations (pertinentes ?) du jeudi matin

L’Oreille tendue est ce matin d’humeur tatillonne.

Saisissant, en quelque sorte, son Petit Robert (édition numérique de 2010), elle trouve trois sens à l’adjectif pertinent.

Elle laisse de côté le premier, qui relève du droit, et le troisième, qui est affaire de linguistique, pour ne retenir que le deuxième — pas le second : «Cour. Qui convient exactement à l’objet dont il s’agit (=> approprié, vx congru, convenable). Une réflexion, une remarque pertinente. • Par ext. Qui dénote du bon sens, de la compétence. => judicieux. Une analyse, une étude pertinente.» Elle constate que les quatre exemples ne portent que sur le travail de l’esprit : réflexion, remarque, analyse, étude.

Elle s’interroge donc quand elle entend dire d’une personne qu’elle serait «pertinente».

«Hommage à Claude Meunier. Absurde et pertinent» (la Presse, 17-18 juillet 2010, p. A1).

«L’excellent et pertinent Louis-Gilles Francoeur vp du BAPE= une maudite bonne nouvelle! Bravo! #polQC» (@MFBazzo).

Encore plus quand il est question d’une chose.

«le plus pertinent disque de Jim Corcoran depuis la Tête en gigue» (le Devoir, 23 février 2005, p. C8).

«Pratique, amusante et encore pertinente» (le Devoir, 12 novembre 2012, p. B5, au sujet de la voiture Scion XB).

L’Oreille espère bien sûr que ces interrogations sont pertinentes.

 

[Complément du 26 décembre 2012]

L’adverbe pertinemment ne semble pas d’un usage plus aisé : «Il l’avait baisée à couilles rabattues, pertinemment et de tout son cœur […]» (l’Homme chauve-souris, p. 295). On voit à peu près pour «à couilles rabattues» et pour «de tout son cœur». Mais «pertinemment» ?

 

Référence

Nesbø, Jo, l’Homme chauve-souris. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 366, 2012, 473 p. Traduction d’Élisabeth Tangen et Alex Fouillet. Édition originale : 1997.