La bibliothèque idéale de l’amateur de hockey

Jeff Lemire, Essex County, 2009, couverture

Quels livres l’amateur de hockey devrait-il impérativement avoir dans sa bibliothèque ? Voici cinq suggestions de l’Oreille tendue, par ordre alphabétique d’auteur.

Ken Dryden, The Game (1983).

Un Canadien anglais en visite ethnographique chez les Québécois. Un cérébral du côté du corps.

Ce livre a été traduit en français sous le titre l’Enjeu (1983), puis sous le titre le Match (2008). Les (ré)éditions anglaises pullulent.

Ken Dryden, qui a été gardien de but pour les Canadiens de Montréal, a aussi écrit la préface à la pièce de théâtre les Canadiens de Rick Salutin (1977) et collaboré à un ouvrage avec Roy MacGregor, Home Game. Hockey and Life in Canada (1989), entre autres publications (livres, articles, etc.).

François Gravel, le Match des étoiles (1996).

François Gravel est un auteur prolifique, pour les jeunes et les autres. Plusieurs de ses livres portent sur le hockey. Le Match des étoiles est le plus fin, le moins appuyé.

Jeff Lemire, Essex County (2009).

La meilleure bande dessinée sur le hockey. En anglais.

Roy MacGregor, The Last Season (1983).

L’auteur est journaliste et l’auteur de plusieurs livres sur le hockey, seul ou avec d’autres. Il a notamment signé la série de romans pour la jeunesse «Screech Owls»; certains ont été traduits en français dans la collection «Carcajous» (Boréal).

The Last Season raconte la dernière saison d’un goon, Felix Batterinski, et bien plus encore.

(Roy MacGregor a préfacé la traduction anglaise d’un livre de l’Oreille.)

Marc Robitaille, Des histoires d’hiver, avec des rues, des écoles et du hockey. Récit (1987); nouvelle édition sous le titre Des histoires d’hiver avec encore plus de rues, d’écoles et de hocke. Roman (2013).

C’est un roman (la couverture le dit), sous la forme de souvenirs d’enfance (l’année scolaire et la saison de hockey 1966-1967 au Québec). Le hasard fait que ce pourraient être, en bonne partie, ceux de l’Oreille.

L’iconographie, en 2013 mieux encore qu’en 1987, est somptueuse.

Voir aussi le film qu’en a tiré François Bouvier en 1998, Histoires d’hiver.

Quelle serait la liste des lecteurs de l’Oreille ? Propositions bienvenues.

 

[Complément du 27 octobre 2014]

L’Oreille tendue, dans son panthéon, fera dorénavant place à Numéro six d’Hervé Bouchard (2014). Pourquoi ? Voyez ici.

Tout le monde l’est-il ?

Ouvrant son Devoir des 19-20 octobre, un fidèle lecteur de l’Oreille tendue, @profenhistoire, a eu l’œil attiré par un mot.

«Plateau Mont-Royal. Un quartier mythique au musée» (p. D4).

«Dès lors, on mesure mieux la dimension archétypale, mythique, de cette histoire d’une adolescente ostracisée relevant peut-être après tout non pas du conte, mais de la tragédie» (p. E3).

«La danse de la réalité d’Alejandro Jodorowsky. Le cinéaste mythique clôture ce samedi le 42e Festival du nouveau cinéma» (p. E9).

«Trevanian, ça vous dit quelque chose ? Un auteur mythique, semble-t-il, qui a publié à compter du début des années 1970 une bonne douzaine de romans — dont cinq vendus à plus d’un million d’exemplaires — sous trois ou quatre pseudonymes avant de s’éteindre en 2005 dans le Pays basque» (p. F2).

«Un nouveau western, dans les territoires mythiques de l’Ouest» (p. F5).

Pareille déferlante inspire deux réflexions à l’Oreille.

Tant de mythes, ça doit faire beaucoup de boulons, non ?

Pour le dire comme Diderot, «si tout ici-bas était mythique, il n’y aurait rien de mythique».

Guy Lafleur

Guy Lafleur entre au musée Grévin, Montréal, 2013

À l’occasion du dernier match de Guy Lafleur, le 4 décembre 2010, l’Oreille tendue signait un texte dans le Devoir sur le héros de son enfance. On le lira ci-dessous; par ailleurs, il est toujours accessible sur le site du quotidien. Un complément bibliographique se trouve ici.

Pourquoi reprendre ce texte aujourd’hui ? Parce que c’est — comme chacun le sait — le 62e anniversaire du Démon blond.

***

De Guy Lafleur considéré comme un des beaux-arts

Benoît Melançon

La scène se déroule dans le film La Cuisine rouge de Paule Baillargeon et Frédérique Collin. Après une bagarre, le gagnant force le perdant à répéter «Guy Lafleur est le plus grand de tous les Québécois.» L’affirmation est un brin exagérée, mais une chose est sûre : beaucoup d’artistes se sont inspirés du célèbre ailier droit des Canadiens de Montréal.

Éloge de la vitesse

Quelles sont les deux principales caractéristiques du jeu de Lafleur? La force de sa «frappe», dit le poète Bernard Pozier. L’allégresse de son coup de patin, selon l’essayiste Michel-Wilbrod Bujold. Certains ont le pied marin; Lafleur a le «pied patin».

Le peintre Benoît Desfossés rend bien cela dans son tableau «Le démon blond». On y voit Lafleur, cheveux flottants et bâton tendu, foncer droit devant lui. Voilà le «Flower Power» auquel on a si fortement associé Lafleur.

C’est aussi la vitesse qui intéresse Serge Lemoyne, qui a signé nombre d’œuvres picturales sur les joueurs des Canadiens durant les années 1970 et 1980. Trois mettent en scène Lafleur : «Le numéro 10», «Lafleur stardust», «Le cinquantième de Lafleur». Le blanc, le bleu et le rouge suffisent pour rendre la grâce aérienne du patineur.

Cette grâce, c’est aussi la chevelure au vent. Marie-France Bazzo résume excellemment l’image de Lafleur dans sa contribution au volume collectif Une enfance bleu-blanc-rouge : «Lafleur […] semblait aussi conscient de ses cheveux que de son coup de patin; homme préoccupé par ses extrémités.»

Chanter Ti-Guy

Parmi les créateurs, ce sont les musiciens qui se sont le plus approprié Guy Lafleur. Il existe au moins une quinzaine de pièces musicales où il apparaît. Il y en a pour tous les goûts, du jazz au classique, du rock au country.

Dans la plupart des cas, il ne s’agit que d’allusions, mais trois chansons sont entièrement consacrées à Lafleur.

En 1955, Oscar Thiffault chantait «C’est Maurice Richard qui est si populaire / C’est Maurice Richard qui score toul’temps.» Il recycle sa chanson en 1978, actualité oblige : «C’est Ti-Guy Lafleur qui est si populaire / C’est Ti-Guy Lafleur qui score toul’temps

Robert Charlebois, lui, rendra hommage au «Champion» en 1987, mais il s’inquiète pour son avenir : «C’est un play-boy, c’est une vedette / C’est un cow-boy dans l’jet-set.» Attention à la chute.

Plus récemment, André Brazeau a versé dans la nostalgie en ravivant ses souvenirs de «Ti-Guy». Le refrain est clair : «Moé j’m’ennuie de Ti-Guy Lafleur / Lui quand i jouait / I en avait du cœur.»

Les deux solitudes

Il n’y a pas que les francophones à aduler Lafleur. Dans la pièce de théâtre Life After Hockey de Kenneth Brown, on voit filer un joueur rapide comme un «coyote sauvage». Mordecai Richler, grand amateur de hockey, a un jour fait le portrait de Lafleur en homme solitaire, «presque mélancolique». Le poète Ken Norris («Guy Lafleur and Me») se sent vieillir au même rythme que son idole. Dans la série des «Carcajous» de Roy MacGregor, Lafleur fait une apparition remarquée dans Une dangereuse patinoire. On connaît surtout W.P. Kinsella pour ses textes sur le baseball, mais il a aussi écrit sur le hockey, et le chien de sa nouvelle «Truth» s’appelle… Guy Lafleur.

Cette forte présence de Lafleur sous la plume des écrivains anglophones a de quoi étonner. Les francophones paraissent préférer les biographies. La plus citée est celle de Georges-Hébert Germain. La plus récente (2010), celle de Christine Ouin et Louise Pratte, est destinée aux enfants.

Parmi les exceptions, on retiendra la nouvelle de science-fiction «Le fantôme du Forum» de Jean-Pierre April. À travers de fortes vapeurs éthyliques, on assiste à un match entre «six super-sosies de Guy Lafleur» et l’équipe des «Robots russes». Ouf : victoire in extremis de l’équipe «des Lafleur». On lira aussi avec étonnement les fragments de «La Bible de Thurso», dont François Hébert est l’exégète.

J’aurais voulu être un artiste

Depuis les années 1970, il est banal d’associer le sport et la culture. On entend partout que les grands sportifs sont de grands artistes. C’est vrai de Guy Lafleur sur la glace. Mais son intérêt pour l’art ne s’arrête pas là.

En 1979, il lance deux disques, l’un en français, l’autre en anglais, où, sur une musique disco, il psalmodie des conseils aux jeunes hockeyeurs. On ne peut pas savoir quels ont été les résultats pédagogiques de ces enregistrements. En revanche, ils ont leur place assurée au Temple de la renommée du psychotronisme.

Victor-Lévy Beaulieu s’était intéressé aux goûts esthétiques de Guy Lafleur dès 1972. Dans une entrevue du magazine Perspectives, on découvre ce que la recrue aime en matière de musique : Bach, Charles Mingus, Chantal Pary. On y apprend aussi qu’il tient un journal intime et qu’il écrit de la poésie. Lafleur le dit clairement : «Le hockey, pour moi, c’est une façon de m’exprimer, comme quelqu’un qui fait de la musique.»

On sait peu de chose des poèmes de Guy Lafleur. Perspectives en cite un : «Pardonne à la maison indiscrète / Qui durant ton absence / Est venue feuilleter ce cahier.» Il y en a un autre à la dernière page de la biographie de Lafleur par Georges-Hébert Germain, et c’est lui qui donne son titre au livre, L’ombre et la lumière.

En matière poétique, un happening tenu durant la première saison de Guy Lafleur avec les Canadiens (1971-1972) fait rêver. Serge Lemoyne, celui des œuvres tricolores, organise alors un événement intitulé «Slap shot». Au programme : peinture et poésie. Sur les murs : des Lemoyne, qui voisinent avec des textes de Claude Gauvreau, de Denis Vanier et de… Guy Lafleur. On a du mal, encore aujourd’hui, à imaginer cette rencontre de l’automatisme, de la contre-culture et du sport national.

La deuxième étoile

S’il fallait attribuer des étoiles aux joueurs de hockey devenus des icônes culturelles, la première n’irait pas à Lafleur, mais à Maurice Richard. Pourquoi le numéro 9 est-il plus populaire que le numéro 10 chez les artistes?

Contrairement au Rocket, le Démon blond a vécu presque toute sa vie sous l’œil inquisiteur des médias. On croit tout savoir de lui. Cette proximité a peut-être été un frein à l’imaginaire des créateurs francophones.

Il y a une autre raison, plus profonde. Si Maurice Richard a tant occupé les artistes, c’est qu’il y a eu dans sa carrière un moment déterminant : le 17 mars 1955, des milliers de Montréalais sont descendus dans la rue pour défendre leur idole, qui aurait été bafouée par les autorités de la Ligue nationale de hockey. Rien de tel pour Lafleur, pas de cataclysme fondateur.

Pour devenir «le plus grand des Québécois», il faut plus qu’un redoutable lancer frappé et que la «grâce artistique» chantée par Mes Aïeux.

Benoît Melançon est professeur à l’Université de Montréal. Il est l’auteur des Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle.

De la crinque

Sylvain Hotte, Panache. 1. Léthargie, 2009, couverture

Le 5 juin dernier, l’Oreille tendue participait à l’émission radiophonique de Catherine Perrin sur les ondes de Radio-Canada. Il y était question des mots de la langue du Québec qu’il faudrait ajouter aux dictionnaires du français de référence.

L’ami Antoine Robitaille, qui participait à l’émission, a livré ce jour-là un vibrant plaidoyer pour crinquer. On le comprend : à son club de sport, on le surnommerait «Le Crinqué».

Quel est le sens de crinquer (nom, verbe, adjectif) ?

S’appuyant sur le Dictionnaire québécois français. Mieux se comprendre entre francophones de Lionel Meney (Montréal, Guérin, 2003, deuxième édition revue et corrigée, xxxiv/1884 p.), Robitaille relevait d’abord le sens être remonté, être gonflé à bloc, avoir le ressort au max. On pourrait parler d’un «sportif crinqué» ou d’un «politicien crinqué».

Exemple : «C’était pas la bonne affaire à dire, visiblement. Ça l’a encore plus crinqué» (Et au pire, on se mariera, p. 104).

Il est même concevable d’être plus crinqué que crinqué : on est alors crinqué au boutte.

On peut se crinquer soi-même; on peut aussi être la victime des autres.

Exemple : «Crinquer quelqu’un : l’agacer, le provoquer» (Petit lexique de mots québécois […], p. 72).

Crinquer, c’est aussi faire tourner quelque chose, comme un bouton.

Exemple : «La leçon de rock de Gros Mené : d’abord, apprends à jouer. Bien. Puis, crinque le volume» (@oursmathieu).

Cela peut dès lors s’appliquer à une montre ou, mieux, à une horloge.

Un auditeur de l’émission a indiqué un autre sens, lié au monde de la drogue : se crinquer, c’est s’injecter de la drogue. Pas trop loin sémantiquement, Richard Desjardins, dans «Kooloo Kooloo», chante «Crinque le p’tit joint».

Un crinqueux serait une personne qui rapporterait volontiers des potins, toujours selon un auditeur.

D’où le mot vient-il ? Manifestement de l’anglais crank, manivelle, mécanisme de démarrage.

Exemple (avec orthographe d’origine) : «[Le Skiroule 440] part toujours d’un coup de crank» (Léthargie, p. 150).

Exemple (avec orthographe fautive) : «Je lui fait une petite démonstration de démarrage en tirant sur la cranck» (Attaquant de puissance, p. 68).

Exemple (avec orthographe modifiée) : «J’ai tiré un coup sec et ferme sur la crinque» (Léthargie, p. 210).

Exemple (de souche) : «J’crinque ma chainsaw / Pour tailler les mots quej’ veux t’offrir» (Tire le coyote, «Chainsaw», 2013).

Le mot vient de l’anglais, pas sa prononciation; tout le monde devrait le savoir. Ainsi, dans son ineffable Dictionnaire de la langue québécoise, Léandre Bergeron n’a pas d’entrée à crinque, mais, à crank, on peut lire «pron. crinque» (p. 156).

Reconnaissons-le avec «Le Crinqué» : le mot est riche, et digne de figurer au dictionnaire.

P.-S. — L’Oreille se demande si «Chainsaw» ne devrait pas être la chanson thème de l’École de la tchén’ssâ.

P.-P.-S. — Hier, à Pas de midi sans info, à la radio de Radio-Canada, une journaliste a utilisé trois fois le mot crinquer, comme si cela allait de soi. Elle n’avait manifestement aucune conscience qu’il existe des niveaux de langue en français.

 

[Complément du 10 septembre 2021]

Grâce à @w3corg, sur Twitter, l’Oreille tendue découvre l’existence des films Crank (2006) et Crank : High Voltage (2009). En version pour la France : Hyper Tension et Hyper Tension 2. Pour le Québec et le Nouveau-Brunswick : Crinqué et Crinqué : Sous haute tension.

 

[Complément du 21 janvier 2024]

Dans la Presse+ du jour, ceci, au sujet de Patrick Roy, nouvel entraîneur des Islanders de New York — c’est du hockey : «Maintenant, s’il y a un entraîneur capable de recrinquer cette formation, c’est bien lui.» Crinquer, mais à nouveau.

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Bienvenu, Sophie, Et au pire, on se mariera. Récit, Montréal, La mèche, 2011, 151 p.

Desjardins, Ephrem, Petit lexique de mots québécois à l’usage des Français (et autres francophones d’Europe) en vacances au Québec, Montréal, Éditions Vox Populi internationales, 2002, 155 p.

Hotte, Sylvain, Panache. 1. Léthargie, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 1, 2009, 230 p.

Hotte, Sylvain, Attaquant de puissance, Montréal, Les Intouchables, coll. «Aréna», 2, 2010, 219 p.

Jean Béliveau

Jean Béliveau lecteur

À l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de naissance de Jean Béliveau, le 31 août 2011, l’Oreille tendue signait un texte dans le Devoir sur ce célèbre joueur de hockey. On le lira ci-dessous, très légèrement mis à jour; par ailleurs, il est toujours accessible sur le site du quotidien. Un complément bibliographique se trouve ici.

 

***

Le Gros Bill a 80 ans

Benoît Melançon

Personne ne s’étonnera du fait que le nom de Jean Béliveau a été évoqué à plusieurs reprises au moment de nommer un sénateur ou un gouverneur général du Canada. De la même façon, la visite rendue par Béliveau au pape Paul VI correspond bien à l’image de cet homme d’ordre. Voilà quelqu’un qui inspire la confiance et le respect, un «monsieur», le porte-parole idéal pour toutes sortes de bonnes œuvres, un père et un grand-père réputé exemplaire. Il est même possible de lui décerner un doctorat honoris causa; il en a reçu de nombreuses universités canadiennes. On n’associe pas son nom à la contestation.

Pourtant, Béliveau, qui célèbre son 80e anniversaire de naissance aujourd’hui, a déjà été un forte tête. Ce Béliveau-là incarnait l’indépendance, voire la rébellion. C’était au début des années 1950. Il jouait pour les As de Québec, de la Ligue de hockey senior du Québec, et les Canadiens essayaient depuis des années de l’attirer à Montréal, mais sans succès. Vedette incontestée dans la Vieille Capitale, le joueur de centre n’allait venir que si ces conditions, particulièrement salariales, étaient respectées. Quarante ans plus tard, dans la même ville, un autre joueur défendra une position similaire : Eric Lindros. La comparaison paraît blasphématoire ? C’est pourtant Béliveau lui-même qui la propose dans ses Mémoires, Ma vie bleu-blanc-rouge (2005).

Portrait d’une icône sportive

On peut résumer Jean Béliveau en chiffres : 1287 matchs dans la Ligue nationale de hockey, tous avec les Canadiens, de la saison 1950-1951 à la saison 1970-1971; 586 buts et 809 passes pour un total de 1315 points en saisons régulières et éliminatoires; 1240 minutes de punition, ce à quoi on ne s’attendait peut-être pas de ce «gentleman». Capitaine de l’équipe pendant dix saisons, il a été choisi six fois dans la première équipe d’étoiles de la LNH et il a aidé les Canadiens à gagner dix coupes Stanley. Il a été élu au Temple de la renommée en 1972.

Quel est le mot le plus fréquemment utilisé pour décrire Béliveau ? Élégance. C’était vrai de son jeu, et notamment de son coup de patin, dont les spectateurs et les commentateurs vantaient la «fluidité». C’était aussi vrai de son image publique : grande taille, voix grave, élocution lente. Le contraste est clair avec son coéquipier pendant plusieurs saisons, le mythique Maurice Richard : le joueur comme l’homme était tout en aspérités.

Ce portrait est vrai, mais lacunaire. Reportons-nous 60 ans en arrière.

Quand Jean Béliveau se joint pour de bon aux Canadiens le 5 octobre 1953, il est le premier de ce qui deviendra une lignée : la star sportive dont on sait qu’elle sera une star. C’est devenu une affaire banale : les fans attendaient Bobby Orr, Guy Lafleur, Wayne Gretzky, Mario Lemieux ou Sidney Crosby; leur réputation les précédait. Avant Béliveau, ce n’était pas le cas. Quand il arrive au Forum de Montréal, tout le monde attend un grand joueur, car les médias l’annoncent depuis plusieurs années. Il devra se montrer à la hauteur.

Il y a une autre caractéristique de Jean Béliveau qui le distingue des joueurs qu’il côtoie au début de sa carrière : sa taille. Les amateurs d’aujourd’hui ne voient rien de spécial quand débarque un joueur de 1,91 m (6 pieds 3 pouces). Au début des années 1950, c’était l’exception. Voilà le Béliveau que chantent Les Jérolas en 1960 : «I mesure six pieds et demi / I va vite comme une souris.» Le Gros Bill (c’est son surnom) dépasse tout le monde d’une tête.

Portrait d’une icône culturelle

Mais Béliveau n’est pas seulement un joueur de hockey dominant. C’est aussi une figure de la culture québécoise.

Son nom apparaît dans une quinzaine de chansons. Denise Émond, en 1956, déplore que «Grand Jean» ait quitté Québec, car elle l’«adore» : «Il est grand pis i est costaud.» Elle croit même que son idole aurait pu faire de la politique et se retrouver assis «À côté de Duplessis». Le fan que décrit Georges Langford dans «La coupe Stanley» connaît «Le nom du chien d’la femme à Béliveau». Plus tard, le numéro 4 a inspiré Robert Charlebois («Le but du Canadien compté par Jean Béliveau sans aide») aussi bien que Mes Aïeux («Les feintes savantes du Gros Bill») et Marc Déry («Tu portais le numéro 4 / En l’honneur de Jean Béliveau»).

Jean Béliveau aimait bien se faire photographier un livre à la main et parler de ses lectures. Ce n’est donc que justice qu’il devienne lui-même personnage littéraire, chez Jean Barbeau, André Simard, Marc Robitaille, François Gravel, Michel-Wilbrod Bujold. Dans Le cœur de la baleine bleue de Jacques Poulin, il est question du poète québécois Roland Giguère, pour qui «une montée de Béliveau, c’était beau et pur comme un poème».

En arts plastiques, on se souviendra des sérigraphies de Serge Lemoyne, et des tableaux de Benoît Desfossés et de Bernard Racicot. Au cinéma, on voit Béliveau, entre autres documentaires, dans Le sport et les hommes d’Hubert Aquin et Roland Barthes (1961) et dans Un jeu si simple de Gilles Groulx (1963). Il a droit à deux statues, l’une au Centre Bell de Montréal, à côté de celles de Guy Lafleur, Howie Morenz et Maurice Richard, l’autre devant le Colisée qui porte son nom à Longueuil. Il a servi de véhicule publicitaire aux Éditions Marabout, à la crème glacée Chatelaine, aux électro-ménagers Corbeil.

La postérité culturelle de Béliveau n’est pas que francophone. Il est chanté par Jane Siberry («Hockey»). Pour Mordecai Richler, Béliveau est un «artiste consommé» («The Fall of the Montréal Canadiens»). Hugh Hood, l’auteur d’une hagiographie (Strength Down Centre : The Jean Béliveau Story), est fasciné par son «magnétisme». Leslie McFarlane l’a filmé dans Here’s Hockey ! Rick Salutin lui donne la parole dans sa pièce Les Canadiens. C’est un héros from coast to coast, dont on ne compte plus les biographies et portraits dans les deux langues officielles.

Peut-on dire de lui, comme de Maurice Richard, que c’est un mythe national ? Non, cela pour au moins deux raisons. Si Béliveau a été du côté de la contestation, ce n’est qu’au début de sa carrière; par la suite, son conservatisme et sa réussite sociale ont empêché plusieurs de ses concitoyens de s’identifier à lui. Or, en matière de mythe sportif, l’identification est capitale. Surtout, il n’y a pas eu, dans sa carrière et dans sa vie, de moment déterminant : le 17 mars 1955, des milliers de Montréalais participaient à ce qui est devenu «L’émeute Maurice Richard». On ne descend pas dans la rue pour un grand joueur, même s’il est le plus «élégant» de tous. On le respecte, mais on ne l’idolâtre pas.

Benoît Melançon est professeur à l’Université de Montréal. Il est l’auteur des Yeux de Maurice Richard. Une histoire culturelle. Jean Béliveau a postfacé la traduction anglaise de ce livre.