L’Oreille tendue fait de la langue son pain quotidien : dans ce blogue, mais aussi par des conférences et par des interventions médiatiques. Elle ne cesse d’être frappée par l’omniprésence de la crispation en matière linguistique au Québec, crispation publique et personnelle. Elle souhaite la combattre, mais elle se sent parfois bien seule. Puis elle lit des textes de son ami Pierre Nepveu.
Celui du 22 septembre 2012, par exemple, dans les pages du Devoir, «Langue. Au-delà du français menacé». Il y est question des langues de Montréal, la française évidemment, mais pas seule, et pas non plus dans un simple rapport conflictuel avec les autres, notamment l’anglais.
Loin de moi l’idée de prendre à la légère le sort et la vitalité du français québécois dans le contexte nord-américain que l’on connaît, mais nous avons l’urgent besoin d’un discours sur la langue qui ne soit pas purement comptable et alarmiste, qui prenne en charge, autrement que du bout des lèvres, la diversité et la richesse linguistique de Montréal : pluralité des langues (dont l’anglais), pluralité des français parlés, sans que l’on néglige pour autant l’objectif de la langue commune.
Ou celui qui vient de paraître dans le 300e numéro de la revue Liberté, «Une apologie du risque». Le point de départ n’est plus le contact des langues à Montréal — même si cette question est abordée en conclusion —, mais le rapport des écrivains québécois à leurs langues, l’artistique comme la commune.
Je dis que tout discours sur le français au Québec qui n’insiste que sur sa protection et sa conservation, qui ne la considère qu’en tant qu’indice de différence et de singularité, sans prendre acte de son renouvellement, de sa créativité, de sa porosité, de son aptitude à l’échange, a quelque chose de débilitant. Je dis que lorsque la crainte légitime de l’anglicisation tourne à une phobie nourrie par une méconnaissance profonde de la culture vivante et des pratiques très diverses (et souvent risquées) de la langue au Québec, la défense du français risque d’être stérile et de servir de repoussoir aux jeunes générations, comme le craignait déjà André Belleau dans son essai de 1983. […] Si on tient à ce que le Québec soit français (et inutile de dire que c’est mon cas), il faut assumer le fait que notre langue est à la fois menacée et vivante, fragile et dynamique, une et plurielle, et qu’elle ne peut pas être défendue au nom d’un certain intégrisme identitaire et d’une conception monologique de la culture (p. 9).
Le texte de Belleau auquel fait référence Pierre Nepveu est l’admirable «Pour un unilinguisme antinationaliste», auquel l’Oreille a emprunté sa devise : «Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler.»
Pareille volonté de décrispation du débat linguistique — celle de Nepveu comme celle de Belleau — est trop rare pour ne pas être saluée, particulièrement au moment de la sortie d’un film documentaire dont tout donne à penser qu’il diabolise la langue anglaise dans le Montréal d’aujourd’hui.
Références
Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac
Nepveu, Pierre, «Langue. Au-delà du français menacé», le Devoir, 22 septembre 2012.
Nepveu, Pierre, «Une apologie du risque», Liberté, 300, été 2013, p. 8-9. https://id.erudit.org/iderudit/69406ac