Un livre utile

Jean-Paul de Lagrave, Parlez fort !, 2015, couverture

Il arrive fréquemment à l’Oreille tendue de donner des conférences sur les nombreuses idées reçues à propos de la langue. Elle a constitué une liste de ces idées reçues à partir de ses lectures et de ce qu’elle entend autour d’elle. Dorénavant, quand elle voudra citer un ouvrage qui rassemble un grand nombre d’idées reçues, elle pourra renvoyer à Parlez fort !, l’opuscule que vient de faire paraître Jean-Paul de Lagrave. En peu de pages, on trouve là un nombre fort élevé de lieux communs, de stéréotypes, de clichés. C’est un livre nul, mais utile, par sa concentration d’autant de phrases fondées sur rien.

Passons sur la construction (bien difficile à suivre, jusqu’à une «Annexe» qui arrive comme une cheveu sur la soupe) et sur la grandiloquence de l’auteur («C’est par l’enfant que se maintient une nation et non autrement», p. 17; «C’est la terre québécoise qui assure la pérennité de la nation», p. 55) pour nous attacher à quelques-unes des idées reçues qu’on y trouve.

Les langues sont des essences.

Jean-Paul de Lagrave fait partie de ces gens qui croient que les langues ont des qualités permettant de les placer sur une échelle. Cela lui fait écrire des phrases comme «nous possédons la plus belle langue du monde» (quatrième de couverture et p. 12). Question : ça se mesure comment, la beauté ? Autre exemple : «Cette langue française, avec son cachet québécois, a quelque chose de plus qu’une autre. Il y a en elle un mélange de précision et de poésie» (p. 14). Autre question : ça se mesure comment, la précision et la poésie ?

Il n’y a, et il n’y a toujours eu, que deux langues au Québec.

C’est simple : au Québec, il y a l’anglais et le français, et rien d’autre. Même les immigrants, ces personnes dont on sent bien que ce contempteur des «accommodements raisonnables» ne veut pas beaucoup parler, pratiquent l’une ou l’autre. Quand ils arrivent au Québec, soit ils n’ont pas de langue, soit ils l’oublient instantanément pour se ranger dans un camp. (C’est contagieux : Jean-Paul de Lagrave aime beaucoup le vocabulaire militaire et l’Oreille s’y met elle aussi.) Devant «la culture franco-québécoise» (p. 18), il y le mal (l’anglophone, l’Irlandais, l’Écossais).

L’ennemi, c’est l’anglais. L’anglais, c’est l’ennemi.

Le manichéisme de l’auteur s’exprime dans des paragraphes comme celui-ci :

Le Québec est en danger aujourd’hui parce qu’il est attaqué dans son moi le plus profond. La langue anglo-américaine se faufile chez nous, telle une secte secrète. Il faut la repousser. C’est une bataille nécessaire à mener parce qu’elle est la seule réponse contre ceux qui souhaitent faire périr l’âme et l’esprit francophones. C’est une guerre contre l’agent d’une idéologie dévastatrice. La langue de la déshumanisation, la langue de l’indifférence. Celle de l’uniformisation de la pensée (p. 48).

C’est dit : il n’y a rien de bon à attendre du contact des langues.

Apprendre une deuxième langue quand on est enfant mène au bilinguisme.

«Il est toutefois essentiel de minimiser le bilinguisme à l’école primaire, lieu où l’enfant acquiert ses repères culturels et ses réflexes sociaux» (p. 50). À quoi l’auteur peut-il bien faire allusion ? Aux contacts dans la cour d’école ? Ça ne peut pas être ça : dans les cours d’école, notamment à Montréal, il y a souvent plus de deux langues; il faudrait alors parler de plurilinguisme. À l’enseignement officiel ? Aucune école publique ne donne d’enseignement bilingue au Québec. Au programme intensif d’anglais offert dans quelques écoles à la fin de dernier cycle du primaire ? Personne n’est jamais devenu bilingue uniquement en suivant pareils programmes brefs.

Il faut nécessairement penser ensemble langue et nationalisme.

Jean-Paul de Lagrave, qui ne cesse de marteler son admiration pour Camille Laurin, le ministre du Parti québécois qui a imposé la Charte de la langue française en 1977, est d’un nationalisme identitaire et d’un indépendantisme inoxydables. Ce sont ses seules grilles de lecture de la situation québécoise. La langue française est le «chef-d’œuvre de la conscience nationale» (p. 13), elle est «l’âme du peuple québécois, son essence, son identité, ce qui lui donne sa personnalité, ce qui marque sa différence» (p. 14). André Belleau a pourtant montré, il y a plus de trente ans, comment sortir de la tautologie unissant, chez plusieurs, langue et nationalisme. Il est vrai qu’il n’a pas beaucoup été entendu, ni ici ni ailleurs.

P.-S. — L’auteur consacre deux paragraphes à ce qu’il appelle le «Basic English». Le premier commence ainsi : «Ce fut le fameux Basic English qui assura à l’anglais sa force de pénétration au XXe siècle. Cet anglais élémentaire a été mis au point en 1940 pour les nombreuses populations, souvent issues d’anciennes colonies, de faible niveau intellectuel, parfois illettrées, qui allaient être appelées à servir dans les armées britannique et américaine pendant la Seconde Guerre mondiale» (p. 26). Chacun appréciera à sa juste valeur l’expression «de faible niveau intellectuel».

 

Références

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Lagrave, Jean-Paul de, Parlez fort !, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2015, 69 p. Ill.

La chasse est ouverte

Les journalistes, les chroniqueurs, les publicitaires (etc.) aiment les lieux communs, les formules toutes faites, les mots du jour.

Certains de leurs lecteurs s’amusent à en faire des florilèges. Il y a les collectionneurs…

…d’urbains (Vivez la ville urbaine).

…d’ovnis (Des ovnis et des journalistes).

…de tsunamis (Des tsunamis et des journalistes).

…de passions (Passionnées de passion).

Vous pensez à autre chose ? L’Oreille est preneuse.

P.-S. — Merci à @revi_redac pour la découverte de Passionnées de passion.

Peut mieux faire

En mars 2013, à un test intitulé «Les 8 astuces pour réussir une mauvaise photo d’écrivain», l’Oreille tendue avait eu un score parfait.

Elle a faibli depuis. Au palmarès de Paul Hiebert, «Against Promotional Author Photographs», elle n’a plus que 3,5 points sur 5.

Elle a une «photographie sophistiquée» («The Sophisticated Photograph (aka “The My-head-is-so-weighted-down-by-great-thoughts-it-requires-additional-support”)»). (Un point)

Benoît Melançon, portrait

Elle a une «photographie de bureau» («The Office Photograph (aka “The Oh-I-didn’t-hear-you-enter-please-come-in-it’s-really-no-problem”)»). (Un point)

Benoît Melançon, portrait

Elle a (presque) une «photo confo» («The Comfortable Photograph (aka “The Torso-twist-with-arm-resting-on-back-of-couch”)») : il y a la torsion du torse et la main qui se repose, mais pas sur un canapé. (Un demi-point)

Benoît Melançon, portrait

Non fumeuse, elle ne peut avoir la «photographie du fumeur» («The Smoker Photograph (aka “The You-can’t-be-bad-ass-by-doing-what’s-good-for-you-and-your-children”)»). (Aucun point)

Elle a, variation sur la première catégorie, une «photographie main / visage» («The Hand-To-Face Photograph (aka “The Face-alone-is-boring-and-therefore-not-enough”)»). (Un point)

Benoît Melançon, portrait

L’Oreille devra donc soigner ses clichés, histoire d’obtenir de meilleurs résultats. Devrait-elle se mettre à fumer ?

 

[Complément du 16 novembre 2017]

Autoportrait au menton, chez Jean-Philippe Toussaint, dans Made in China (2017) : «Chen Tong, qui fermait la marche dans le couloir, photographiait tout scrupuleusement sur son passage, la chambre des enfants, la bibliothèque, mon bureau, une photo de moi prise ce jour-là allait finir en pleine page d’un magazine chinois, un portrait où j’étais assis dans le salon, les jambes croisées dans mon fauteuil Marcel Breuer, le visage grave, les mains croisées sous le menton, l’air pensif, avec mon crâne lisse qui devait peut-être évoquer quelque figure de moine bouddhiste aux yeux asiatiques de Chen Tong (ou le Bouddha, lui-même, qui sait, avec sa cascade de bourrelets qui lui descend sur le ventre — quoique Chen Tong ne m’ait pas encore vu en maillot de bain à l’époque — et les lobes des oreilles disproportionnés, en signe de sagesse suprême, ou de virilité hors normes, tant l’alopécie révèle souvent l’excès de testostérone, ce qui explique la corrélation, à première vue énigmatique, entre la calvitie et l’ithyphallisme — ah, c’est donc ça ! me dit un jour Madeleine)» (p. 15-16).

 

Référence

Toussaint, Jean-Philippe, Made in China, Paris, Éditions de Minuit, 2017, 187 p.

Changez-en

Un collègue de l’Oreille tendue, Pierre Popovic, le dit depuis des années : en études littéraires, il faudrait cesser de parler inconsidérément de posture.

Deux exemples lus ces jours-ci ?

Dans le plus récent numéro de la revue Liberté (306, hiver 2015) — par ailleurs excellent —, l’une parle de «non-posture» (p. 46), l’autre de «posture temporelle singulière» (p. 55).

On crée un moratoire ?

P.-S. — Un de ces jours, l’Oreille ajoutera le mot posture ici.

 

[Complément du jour]

Dès le 21 août 2011, Pierre Assouline moquait les «experts en posturologie». (Merci à @revi_redac pour le lien.)

 

[Complément du 29 avril 2016]

La presse généraliste commence itou à se méfier du mot, guillemets à l’appui : «Est-ce qu’on peut dire ça sans que ce soit une “posture” ?» écrit Yves Boisvert dans la Presse+ du jour.

Oui, méfions-nous.

 

[Complément du 14 juillet 2016]

Annonce de colloque du jour : «Féministe et étudiant.e : une posture engagée

 

[Complément du 1er décembre 2016]

L’État français s’y met. (Merci à @cgenin.)

Message de Vigipirate (France)

[Complément du 12 décembre 2016]

Julien Clerc s’y met. Il vouvoie sa (jeune) compagne ? s’interroge Paris Match. Réponse : «C’est venu comme ça et c’est naturel désormais. Mais je comprends que cela soit difficile à croire, que l’on puisse y voir une posture.»

 

[Complément du 24 septembre 2017]

La posture serait-elle un siège ?

 

[Complément du 16 décembre 2017]

C’était couru : les romanciers s’y sont mis, par exemple David Turgeon, dans le Continent de plastique (2016). Parfois, posture et position sont en concurrence : «Il n’y avait bien qu’une poignée d’aigris pour lui reprocher sa posture… sa position peut-être un brin hégémonique» (éd. de 2017, p. 14). À d’autres moments, on attendrait l’un et on a l’autre : «Toute cette saison-là j’appréhendai d’entrer dans une librairie : je savais que le livre de mon rival y serait, et en bonne posture […]» (p. 50); «Il s’était placé en posture d’attente» (p. 168). Des heures de plaisir.

 

[Complément du 8 octobre 2018]

Extrait d’un entretien, paru en 2011, entre David Martens et Jérôme Meizoz :

«D. M. — Dans le détour par lequel tu passes avant de répondre à cette première question, tu évoques le “puissant effet agrégatif” du concept de posture “sur les recherches consacrées à la figure d’auteur”, et tu considères que cela “suscit[e] une forme d’engouement presque dérangeant”. Peux-tu nous en dire plus sur ce qui te paraît dérangeant dans cet engouement ?

J. M. — D’abord, je ne peux que me réjouir d’un engouement de pas mal de chercheurs, au Québec et en Belgique, par exemple, pour ce que permet la notion de posture d’auteur. Cela signifie pour moi que les nouvelles recherches sur l’auteur, après une éclipse au temps du structuralisme, disposent désormais de bons outils pour penser l’articulation entre un sujet biographique (une personne civile), un rôle social (un écrivain) et un énonciateur textuel. Cela est dû à la conjonction progressive de recherches d’horizons divers et donc d’un véritable effet interdisciplinaire : notamment, les travaux de Ruth Amossy sur l’ethos (2010), ceux de Dominique Maingueneau sur la scénographie (2004) et les miens sur la posture d’auteur ont permis un véritable dialogue, très fécond, entre nos points de vue de chercheurs. Ceci dit, l’engouement peut conduire à un usage tous azimuts de la notion de posture (elle-même coûteuse à distinguer d’un terme du langage courant, par exemple dans le journalisme, “la posture agressive de Sarkozy”, etc.) qui risque d’affaiblir ses usages techniques précis. Je pense aussi à la notion de “champ” chez Pierre Bourdieu, qui apparaît à la fin des années 1960. Des les années 1990, tout le monde se met à voir des “champs” partout et n’importe quel enseignant d’histoire littéraire dit aujourd’hui “le champ littéraire” là où il  aurait dit, il y a trente ans, la vie littéraire ou le milieu littéraire. Or, on ne change pas une conception de la pratique littéraire avec un seul mot. Si l’ancienne conception demeure au-dessous de termes nouveaux, c’est raté. L’effet heuristique du “champ” ou de la “posture” n’est plein que lorsque toute la conception sous-tendue par la notion est investie dans l’analyse. À cause de ces effets de mode verbale, je crains que le mot “posture” ne serve bientôt à désigner tout et n’importe quoi, c’est-à-dire, d’un point de vue épistémique, rien» (p. 203).

En effet.

 

Références

«La fabrique d’une notion. Entretien avec Jérôme Meizoz au sujet du concept de “posture”. Propos recueillis par David Martens», Interférences littéraires / Literaire Interferenties, 6, mai 2011, p. 199-212. http://www.interferenceslitteraires.be/index.php/illi/article/view/606/474

Turgeon, David, le Continent de plastique. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Écho», 16, 2017, 298 p. Édition originale : 2016.

De l’utilité des lieux communs

Hier, la Ligue nationale de hockey a acheté une pleine page de publicité dans le quotidien la Presse (p. A21) pour rendre hommage à Jean Béliveau (1931-2014). Au-dessus d’une photo du joueur portant la coupe Stanley et du logo de la LNH, on lit ceci :

Aucun livre des records ne peut mesurer, aucune image ne peut dépeindre, aucune statue ne peut exprimer la grandeur du remarquable Jean Béliveau.

Son élégance et son talent sur la patinoire lui ont valu l’admiration du monde du hockey tandis que son humilité et son humanité dans la vie de tous les jours lui ont attiré l’affection des partisans de partout.

Malgré tous les accomplissements et toutes les récompenses, il a toujours été et restera le garçon dont l’unique rêve était de jouer avec les Canadiens de Montréal. Le hockey se porte mieux aujourd’hui en raison de la réalisation de ce rêve.

Le départ de Monsieur Béliveau laisse un vide incommensurable au sein de la famille du hockey. Alors que nous pleurons sa disparition, nous chérissons son héritage : un sport à jamais élevé par son caractère, sa dignité et sa classe.

Comment appelle-t-on ce joueur «remarquable», ce membre admiré de «la famille du hockey», cet homme pour lequel tous ont de «l’affection» ? «Monsieur Béliveau.»

Quels sont les mots qui le caractérisent ? «Grandeur», «élégance», «talent», «humilité», «humanité», «héritage», «dignité», «classe».

On ajouterait à cette liste «gentilhomme», «gentleman», «prestance», «grâce», «loyauté», «fidélité» et «générosité», et on mentionnerait son «esprit d’équipe» ou sa «force tranquille» : on aurait alors le portrait que donne le Canada de Jean Béliveau depuis l’annonce de sa mort.

Ce qui frappe, en effet, dans cette série de mots, c’est leur récurrence : tout le monde dit la même chose, à peu près de la même manière.

On pourrait expliquer cela par la justesse du portrait : tout le monde dirait la même chose parce que tout le monde s’entendrait.

On pourrait invoquer un autre facteur d’explication : tout le monde dirait la même chose parce que tout le monde aurait besoin de se retrouver autour de mots partagés, ce que l’on appelle, en critique littéraire, des lieux communs, des stéréotypes, des clichés.

Alors que la littérature, depuis environ deux siècles, cultive la méfiance envers les lieux communs, quand elle ne les récuse pas, parfois avec violence, le discours sportif se nourrit d’eux. Qu’on le saisisse dans les médias, chez les amateurs ou au sein de la population en général, ce discours, rassembleur par essence, repose sur le recours constant aux mêmes mots et expressions.

C’est à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force : il unit les membres d’une communauté (pour faire partie d’une communauté, il faut connaître son lexique). Sa faiblesse : il est constamment menacé de banalité et de répétition.

On entend l’une et l’autre, la force et la faiblesse, le resserrement d’une communauté comme le caractère rebattu de son hommage, dans le discours commémorant la vie et la carrière de Jean Béliveau.

Il n’y a lieu ni de s’en étonner ni de s’en offusquer.