Actualité de Jacques Godbout, bis

Jacques Godbout, l’Écran du bonheur, 1990, couverture

L’autre jour, à l’occasion de la parution des Mémoires de Jacques Godbout, De l’avantage d’être né, l’Oreille tendue évoquait les deux comptes rendus que, jeune, elle a consacrés à des livres de Godbout. Jean-François Nadeau, dans le Devoir du jour («1995», p. A3), revient sur ces Mémoires.

Ci-dessous, le deuxième texte écrit par l’Oreille. Ça date de 1990, c’est paru dans le magazine culturel Spirale et ça s’intitule «Godbout trinitaire».

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Avec l’Écran du bonheur, Jacques Godbout fait une fois de plus la démonstration qu’il est attiré par trois lieux institutionnels (les seuls qui lui échappent encore) : l’Université, la Presse, la Chaire. L’écrivain ne rêve pas de succès littéraires (les commissions scolaires du Québec y veillent), mais voudrait influencer l’Opinion, se faire entendre de la Cité, devenir la Voix de la Raison. On ne saurait lui reprocher d’aussi respectables intentions. On peut toutefois s’interroger sur la nécessité qui pousse Godbout, non seulement à se prononcer sur n’importe quel sujet, mais encore à conserver les traces de ses prises de position. Le Livre hypnotise Godbout : un objet doit témoigner de sa Parole. Mais toute opinion mérite-t-elle de passer à la Postérité ?

Bien qu’il ait une dent contre les professeurs et autres «sociologues», l’auteur de l’Écran du bonheur ne manque pas, surtout dans la première partie de son ouvrage (ces «Courts métrages» étaient à l’origine des conférences), de pontifier, références à l’appui, sur des sujets aussi savants que le mythe et la mystification, la culture et la civilisation, le nationalisme et le patriotisme. Toujours prêt à citer une autorité (Guy Debord, Marshall McLuhan, Claude Lévi-Strauss, Jacques Attali, d’autres), Godbout se lance à l’assaut des grands problèmes des sociétés modernes : les transformations induites par la technique, la domination du «spectacle primaire de l’audiovisuel», les menaces contre la «vie spirituelle», la mollesse morale. Il s’intéresse également à des phénomènes proprement québécois, tels l’influence de la pilule anticonceptionnelle et de la télévision sur l’éclosion de la Révolution tranquille. Godbout publie depuis bientôt trente ans sur ces sujets (il décrivait dès 1964 le rôle de la télévision dans la création du «mythe» de René Lévesque, «professeur» et journaliste qui évitait de se lancer dans une «guerre sainte»). Ces centres d’intérêt n’ont pas à être jugés : tout écrivain peut bien faire ce qu’il veut et se chauffer du bois qui lui plaît. Il reste que l’on ne peut sans inconséquence déplorer l’anti-intellectualisme québécois (comme le fait Godbout étudiant le «discours de la bière»), moquer les professeurs et universitaires, et tenter de les rejoindre sur leur propre terrain (en s’annexant leur prestige réflexif). Le confusionnisme que dénonce Godbout dans les médias ne frappe pas, de toute évidence, que le monde de l’audiovisuel.

La deuxième partie du recueil est fort justement intitulée «Clips» : c’est court (dans tous les sens du terme), branché («câblé», dirait François Mitterrand), fragmenté à souhait. Et ça s’oublie aussitôt consommé. D’abord parues dans le magazine l’Actualité, ces chroniques montrent à l’évidence la fascination de Godbout pour le rôle de la Presse et, plus encore, pour une de ses pratiques spécifiques : l’Éditorial. Cette forme, dont il fait d’ailleurs explicitement l’éloge, permet, selon lui, de «changer le cours des choses». De plus, elle laisse ouvert l’éventail des sujets à couvrir. Ainsi l’habile Godbout, investi de la mission de montrer la voie à suivre, peut-il livrer ses impressions sur l’éducation des enfants, les subventions privées et publiques aux arts, la mode de l’humour au Québec, l’histoire démographique de la Nouvelle-France, les Hassidim d’Outremont, le rôle du musée dans une civilisation sans mémoire ou l’évolution des sciences (il faut citer : «Il y a de bonnes raisons de croire que la science ne nous offrira pas de découvertes majeures dans les années à venir»…). La cohérence thématique de la première partie du recueil — tout y tourne autour de la place et du statut des médias, et surtout du «spectacle télévisé»; c’est l’«écran du bonheur» — s’estompe, pour ne laisser place qu’à une kyrielle de flashes dictés par l’actualité. Godbout s’exprime.

Les probabilités littéraires

Malgré la diversité des sujets abordés, une constante unit néanmoins les textes : la dénonciation d’un monde dont les valeurs humanistes sont progressivement exclues. Parce que l’Église québécoise n’est plus ce qu’elle était, et que par conséquent les chaires sont devenues plus rares, Godbout cherche toujours de nouvelles tribunes où moraliser : professeur invité aux États-Unis, conférencier recherché un peu partout ou chroniqueur à l’Actualité, il s’agite sur toutes les scènes pour livrer sa vision du monde (avant de reprendre ses diverses prestations en recueil). On peut se demander s’il est parvenu, lui pourtant si hostile au cléricalisme, à se défaire du moule d’une pensée religieuse. Les valeurs qu’il prêche — le laïcisme, par exemple — peuvent être à cent lieues du catholicisme traditionnel québécois, il n’empêche que la pensée de Godbout relève d’un semblable manichéisme : il faut combattre le Mal — hier c’était Satan et ses pompes, aujourd’hui c’est Hollywood, l’Inculture, l’Image.

Dans Une histoire américaine (Seuil, 1986), Gregory Francœur, parti enquêter sur le bonheur dans une université californienne, devait traverser une «forêt de signes»; tel son personnage, Godbout reprend le bâton du pèlerin pour explorer le monde peuplé d’icones que sont les sociétés modernes, mais sans parvenir à s’extirper des images pieuses de son enfance. «Tout se passe comme si j’avais consacré le premier tiers de ma vie à dénoncer le cléricalisme et le second à démystifier le murmure marchand. Ce n’est peut-être pas si étonnant qu’il y paraît : l’Église abusait de notre confiance, et font de même les nouveaux clercs au service de l’Argent.» Qui a dit que c’était «étonnant» ?

Il arrive parfois que Godbout, avec l’art de la formule qu’on lui connaît, vise juste (il y a aussi une loi des probabilités littéraires), mais ce n’est pas ce que l’on retiendra d’abord de l’Écran du bonheur. La nostalgie y tient une place qui ne cessera d’étonner, chez quelqu’un aussi passionné que l’est Godbout par l’air du temps, les modes et l’évolution accélérée des signes de la culture : «L’homme a inventé une nouvelle réalité, l’audiovisuel, qui est l’esprit de notre civilisation. La lettre, la littérature, la pensée, sont l’âme des civilisations disparues». Le discours humaniste réintroduit dans le champ intellectuel des concepts et des idéaux longtemps tus : la «qualité» des œuvres artistiques, la subordination du «monde du surnaturel» à l’«avidité», la quête de valeurs universelles car raisonnables, etc.

Comme il l’indiquait dans l’avant-propos de son recueil précédent, le Murmure marchand (Boréal Express, 1984), Godbout «essaie de raisonner (d’avoir raison) alors que la raison semble morte»; «avoir raison» paraît même avoir pour lui plus d’importance que «raisonner». Or, les deux expressions ne sont pas synonymes et le lapsus godboutien est parlant : la seconde suppose le recours à une argumentation serrée et une volonté de subordonner l’expression personnelle à la compréhension du monde; la première (thèse, éditorial, prêche), le désir d’être entendu et cru. Cette tension entre ce qui est rationnel et ce qui est personnel fait de l’Écran du bonheur un livre hésitant, déchiré, voire contradictoire. Il n’en sera pas moins louangé par ceux qu’il attaque : c’est le lot de tous les «fous du roi», fussent-ils trinitaires.

 

Références

Godbout, Jacques, le Murmure marchand. 1976-1984, Montréal, Boréal Express, coll. «Papiers collés», 1984, 153 p.

Godbout, Jacques, Une histoire américaine. Roman, Paris, Seuil, 1986, 182 p.

Gobdout, Jacques, l’Écran du bonheur. Essais 1985-1990, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1990, 198 p. Ill.

Godbout, Jacques, De l’avantage d’être né, Montréal, Boréal, 2018, 288 p.

Melançon, Benoît, «Godbout trinitaire : l’Écran du bonheur. Essais 1985-1990 / Jacques Godbout», Spirale, 103, février 1991, p. 21.

Actualité de Jacques Godbout

Jacques Godbout, le Murmure marchand, 1984, couverture

L’écrivain québécois Jacques Godbout publie ces jours-ci des Mémoires, De l’avantage d’être né. Il est donc beaucoup question de lui dans l’actualité (littéraire).

L’Oreille tendue, quand elle était petite, a écrit deux comptes rendus de livres de Jacques Godbout. En voici un, tiré du magazine culturel Spirale en 1984. Cela s’intulait «La taverne et le bungalow».

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Dans toute taverne qui se respecte, on trouve un discoureur fort en gueule, généralement prompt à l’invective et toujours prêt à se prononcer sur tout et n’importe quoi. Jacques Godbout est de cette race : il a des opinions sur tous les sujets d’actualité, quelques idées bien arrêtées, un style ferme, le verbe haut et clair. Mais Godbout, qui n’aime guère les «sociologues» et autres universitaires, est beaucoup trop fasciné par l’Université pour se laisser totalement aller à ses emportements «taverniers». Ses essais sont sérieux, documentés, ses prises de position assurées, ses affirmations péremptoires. Entreprise de moraliste, la réflexion de Godbout reste toutefois à la merci des commentaires plus brillants que profonds. À courir d’une tribune à l’autre on doit parfois prendre des raccourcis.

Les textes recueillis dans le Murmure marchand ont d’abord été publiés (sauf un) dans la revue Liberté de 1976 à 1984. Godbout y interroge la télévision, la «bombe informatique», la société québécoise, la littérature, l’histoire comme récit. Le texte éponyme pose les fondements de la réflexion : «fond sonore des bonimenteurs de la nouvelle civilisation», le murmure marchand dépouille l’homme de ses valeurs traditionnelles pour les remplacer par un discours publicitaire où la satisfaction immédiate des désirs est la fin dernière de l’existence. Qu’il s’agisse de ce discours, du référendum ou de la modification du statut de l’écrivain, Godbout a bon nombre d’intuitions fertiles, même quand l’analyse cède le pas à la nostalgie ou à la prophétie, ces deux revers d’une même médaille : la déception.

Car l’essayiste est déçu, désabusé. S’il a encore la force de s’enflammer et d’être outré par l’«espéranto des objets», il n’est pas sans se rendre compte qu’il est trop tard. Sa quête de sens par le recours à la raison ne viendra pas à bout des empires culturels qui nous conditionnent. Le citoyen dont il déplore la disparition, Godbout ne croit pas en sa renaissance. C’est peut-être ici que se fait jour le plus clairement l’inadéquation de la pensée humaniste de l’écrivain : par atavisme religieux ou tout simplement par pessimisme, sa quête de valeurs intemporelles ne semble percevoir que les enjeux mercantiles des mass media et y réduire leur portée symbolique. L’idéalisation du passé n’est pas loin.

Un écrivain du dimanche

Dans son avant-propos, Godbout souhaite s’être «sérieusement trompé» en constatant «l’odeur de mort culturelle» créée par la «police des marchandises». Gilles Archambault n’a pas ces scrupules, lui qui se définit modestement (et auto-ironiquement) comme le «barde de la petite-bourgeoisie urbaine». À l’écart du «Clergé des Lettres» dans son bungalow de Cartierville, Archambault mène ses «travaux littéraires» en compagnie de quelques écrivains amis : Paulhan, Renard, Lichtenberg, Perros, Léautaud, Calet, Chardonne, Vialatte. Entre sa prière matinale «à Stendhal et à Charlie Parker», ses lectures et ses émissions de radio, il a pris le temps de rassembler dans le Regard oblique les billets parus dans Livre d’ici de 1980 à 1983. Ces Rumeurs de la vie littéraire ravissent.

Depuis les Petites Proses presque noires des Plaisirs de la mélancolie (1980) on savait Archambault un de nos meilleurs chroniqueurs. Alors que le romancier est d’un ennui uniforme, l’«écrivain du dimanche» est alerte, enjoué, prêt à dénoncer ses travers comme ceux de ses collègues. Sourire en coin, il apprécie l’aphorisme : «Si tout est bon, rien ne l’est»; «L’écrivain doit écrire l’été»; «La méchanceté ne dispense pas de l’intelligence». Les textes d’Archambault traitent des diverses facettes de notre institution littéraire, des prix («La faute à David») aux subventions («Bibliothèques, je vous hais !»), des salons du livre («Foire au village») à la critique («Universitaire cherche génie»). Chacun y passe — et d’abord l’écrivain Archambault. Le ton est moqueur, tout en fausse retenue. C’est dans la solitude («J’exècre tout ce qui est parade»), à l’abri d’une trop grande vanité, que l’écrivain parle le plus juste.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les textes d’Archambault, écrits au fil des semaines, font davantage ensemble que ceux de Godbout, dont l’organisation est précisément thématique et le propos sous-tendu par une vision unifiante. La collection en recueil des billets d’Archambault leur donne une nouvelle vie, les confronte les uns aux autres, renouvelle la lecture. Le recueil de Godbout est plus inégal, tant par la fragmentation de la réflexion que par son éclectisme. Il n’empêche que ces deux titres lancent fort agréablement la belle petite collection «Papiers collés» des Éditions Boréal Express (sous la direction de François Ricard).

 

Références

Archambault, Gilles, le Regard oblique. Rumeurs de la vie littéraire, Montréal, Boréal Express, coll. «Papiers collés», 1984, 179 p.

Godbout, Jacques, le Murmure marchand. 1976-1984, Montréal, Boréal Express, coll. «Papiers collés», 1984, 153 p.

Godbout, Jacques, De l’avantage d’être né, Montréal, Boréal, 2018, 288 p.

Melançon, Benoît, «La taverne et le bungalow», Spirale, 46, octobre 1984, p. 3.

Avis aux amateurs

François Black et Stéphane Poirier, 25 ans sans coupe Stanley ! À quand la 25e ?, 2017, couvertureFrançois Black et Stéphane Poirier sont des amateurs de hockey : «Personne qui aime, cultive, recherche (certaines choses)» (le Petit Robert, édition numérique de 2014). Ils ont publié en 2017 un ouvrage intitulé 25 ans sans coupe Stanley ! À quand la 25? François Black avait déjà écrit un livre sur les Canadiens de Montréal en 1997; il signe 24 des 25 textes de celui de 2017. Stéphane Poirier a fait les dessins, un par chapitre, et rédigé le dernier texte. Ils aiment leur équipe et leur sport («notre beau sport national», p. 39, p. 112). Ils en proposent la petite histoire.

Ils s’adressent à d’autres amateurs. Si vous ne connaissez pas le détail des événements hockeyistiques du vendredi saint 1984 (p. 80, p. 115) ou si vous ne savez pas dans quelles circonstances le gardien Patrick Roy a quitté les Canadiens en 1995 (p. 124), ce livre n’est pas pour vous. On ne vous explique pas ces événements; vous devez déjà les connaître.

Les amateurs de livres sur le hockey, eux, ne trouveront pas ici de grandes nouveautés. Tous les lieux communs entourant l’équipe montréalaise sont là : ses fantômes, son flambeau, sa religion, sa dimension familiale, sa langue, ses rivalités (avec les Nordiques de Québec, avec les Bruins de Boston), ses innovateurs, ses grands joueurs, ses grands matchs, ses grandes saisons, ses grands propriétaires (le plus long chapitre porte là-dessus). Place est faite au hockey féminin, mais les joueuses à retenir sont uniquement francophones (p. 133); il est vrai que François Black enseigne «notre histoire nationale» (quatrième de couverture), lire : québécoise, ce qui semble déterminer son approche. Les passages les plus intéressants portent sur le Forum de Montréal et ses deux équipes «locales» au début du XXe siècle.

Il est un autre sens du mot amateur : «Personne qui exerce une activité de façon négligente ou fantaisiste» (le Petit Robert, bis). Cela correspond bien au travail éditorial qui a mené à 25 ans sans coupe Stanley ! À quand la 25? Les problèmes sont nombreux : ponctuation aléatoire, coquilles et fautes, méconnaissance des règles de base de la typographie, absence d’uniformisation, expression bizarres («séries»… d’un match), fautes de syntaxe récurrentes (un seul exemple, p. 134 : «Devenu désuet aux yeux de plusieurs, le temps est venu de tourner la page et d’aller s’installer dans un amphithéâtre digne du nouveau millénaire» — le «temps» est devenu «désuet» ?).

Sauf pour cette variété d’amateurs que sont les collectionneurs, ce n’est peut-être pas une lecture indispensable.

 

Références

Black, François, Habitants et glorieux. Les Canadiens de 1909 à 1960, Laval, Éditions Mille-Îles, 1997, 143 p. Ill.

Black, François et Stéphane Poirier, 25 ans sans coupe Stanley ! À quand la 25?, Québec, Les éditions Le Dauphin Blanc inc., coll. «Autrement dit», 2017, 168 p. Ill.

Les littéracies universitaires

Écriture scientifique, écriture sous contraintes ?, ouvrage collectif, 2013, couverture

Depuis quelques jours, dans la rubrique Thèses sur la thèse, l’Oreille tendue a regroupé des comptes rendus d’ouvrages portant — sur le mode humoristique ou sous forme de conseils — sur la rédaction de la thèse de doctorat.

Quel que soit leur angle d’approche, ces ouvrages ont une visée commune : mettre au jour ce qui n’est que très rarement expliqué aux étudiants des cycles supérieurs. Comment formuler une hypothèse de recherche ? Comment préparer une présentation orale ? Comment rédiger une thèse ? Trop souvent, les étudiants doivent trouver des réponses à ces questions par la simple observation de ce qui se passe autour d’eux.

Pourtant, il existe un champ des sciences humaines qui étudie les formes de la lecture et de l’écriture universitaires. Les collaborateurs de l’ouvrage collectif Écriture scientifique, écriture sous contraintes ? (2014) présentent ces «littéracies universitaires».

Quelles questions se posent les gens qui travaillent dans ce champ neuf ? Lisons un passage de l’«Introduction» de Catherine Gravet (p. 5-8).

La rédaction d’une synthèse ou d’un rapport, d’un mémoire ou d’un travail de fin d’études, d’un texte de vulgarisation, d’un article scientifique, d’une thèse de doctorat demande des compétences stylistiques, peut ou doit répondre à des conventions ou des normes qui ne sont pas toujours explicites. Lesquelles ? Si ces normes existent, elles ne sont pas toujours comprises ni appliquées. Pourquoi ? L’objectif de communication varie-t-il ? Les publics auxquels ces textes sont destinés déterminent-ils l’application de conventions différentes ? Écrit-on pour des experts ou des pairs comme on écrit pour un plus grand public ? L’écrit scientifique est-il élitiste ? Quelle est la marge de liberté dont dispose l’auteur ou le scripteur ? L’écrit dit «scientifique» a-t-il un «style» ? Si oui, quelles sont ses caractéristiques ? Enseigne-t-on ce style ? Si oui, comment ? D’où viennent les prescriptions qui lui seraient applicables ? Ses caractéristiques répondent-elles à une nécessité ? Sont-elles constantes dans le temps et dans l’espace ? Changent-elles en fonction de la discipline concernée ou de la langue utilisée ? L’écrit «scientifique» s’immisce-t-il dans le littéraire ? Quelles fonctions remplit-il alors ? Peut-on comparer l’écriture scientifique à d’autres écritures ? Etc. (p. 6)

Ce qui n’est pas «explicite» doit donc le devenir. C’est à cela que s’attaquent les douze auteurs des articles contenus dans Écriture scientifique, écriture sous contraintes ? Exemples ci-dessous.

Jean-Marc Defays («Prolégomènes à l’“analyse du discours scientifique” : qu’est-ce ? pour quoi ? par qui ? comment ?», p. 11-14) indique la double contrainte devant laquelle se trouvent les professeurs : former les étudiants «au système ambiant», mais refuser de les «formater» (p. 14).

Dans «Un regard sur la subjectivité de l’objectivité — et sur l’objectivité de la subjectivité — dans la formation à l’écriture scientifique en sciences politiques» (p. 61-75), Serge Deruette passe de Pierre Bourdieu à Frank Zappa et de Max Weber au curé Meslier pour contester la «conception idéaliste» que l’on se fait trop souvent de la recherche (p. 65). Il se méfie, à juste titre, des «contraintes normatives» implicites (p. 71).

Pour terminer, une définition : «Le champ des littéracies universitaires est un champ en construction qui traite de l’appropriation et de la maîtrise, par les étudiants, des discours universitaires, ce qui sous-tend non seulement l’apprentissage de pratiques lecturo-scripturales mais implique aussi la prise en compte d’un certain type de rapport à l’écrit universitaire» (Carole Glorieux, «La question du brouillage des désignations dans les mémoires d’application en journalisme», p. 119-133, p. 119 n. 2).

Allons plus loin. Le travail nécessaire sur les littéracies universitaires, qui portent sur l’écrit, ne peut suffire à lever le voile sur ce qu’est le monde de la recherche. Avec les étudiants des cycles supérieurs, il faut aussi traiter des pratiques de sociabilité (le colloque, la soutenance de thèse) et du fonctionnement des institutions universitaires (l’évaluation par les pairs, le monde de la publication savante, la structuration des carrières). Entrer en thèse, c’est se trouver devant tout cela.

P.-S.—Oui, on voit probablement plus souvent littératie.

P.-P.-S.—Proposition d’exercice pour les spécialistes en littéracies universitaires : montrer comment raccourcir les titres d’articles interminables.

 

Référence

Gravet, Catherine (édit.), Écriture scientifique, écriture sous contraintes ?, Mons, Université de Mons, Service de Communication écrite, coll. «Travaux et documents», 5, 2014, 145 p. Ill.

Penser la thèse à trente

Collectif Devenir chercheur. Écrire une thèse en sciences sociales, 2013, couverture

«Quelqu’un qui souhaite écrire une thèse
n’a en fait que trois problèmes à résoudre :
comment commencer,
comment terminer
et que faire entre les deux.»
(Howard S. Becker)

Pour réfléchir à la thèse, on peut travailler seul (Umberto Eco, Tis, Marie-Lambert-Chan, Geneviève Belleville, Tiphaine Rivière), se mettre à deux (Catherine Duffau et François-Xavier André), conjuguer ses efforts pour actualiser un ouvrage souvent réédité (Michel Beaud, Magali Gravier et Alain de Tolédo). On peut aussi constituer une équipe : c’est ce qu’ont fait Moritz Hunsmann et Sébastien Kapp pour Devenir chercheur. Écrire une thèse en sciences sociales (2013). Leur ouvrage est né d’un séminaire de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), «Les aspects concrets de la thèse» (p. 22-23).

Présenter les vingt-cinq chapitres de ce recueil, signés par trente chercheurs, serait barbant. L’Oreille tendue a choisi ceux qui lui paraissent d’un intérêt particulier.

La préface d’Howard S. Becker, «Écrire une thèse, enjeu collectif et malaise personnel» (p. 9-16), se distingue doublement. Elle contient la remarque suivante :

je vais vous livrer un autre secret qui m’a permis de finir ma thèse rapidement et sans souffrance inutile. J’écrivais deux pages par jour, sans exception. C’était ma tâche quotidienne. Si j’avais fini mes deux pages à neuf heures du matin, je m’accordais le reste de la journée. Quand c’était nécessaire, je travaillais pendant des heures. Mais je finissais toujours la journée avec deux nouvelles pages. Un ami avait fait le calcul à ma place : si l’on écrit deux pages par jour, à la fin de l’année, on disposera de 730 pages, c’est-à-dire assez pour au moins deux thèses.

Voici ma dernière injonction à tous ceux qui ont du mal à écrire : commencez à écrire ! Ne restez jamais à regarder votre écran blanc. Écrivez quelque chose, peu importe ce que vous écrivez. Continuez à écrire jusqu’à ce que vous trouviez quelque chose qui a l’air utile, puis travaillez ce passage (p. 15).

Et elle se termine par une citation de Satchel Paige.

Lamia Zaki («Rédiger sa thèse comme on assemble un puzzle. Mieux articuler écriture et réécriture», p. 171-183) rejoint en quelque sorte les propos de Becker, par le biais de souvenirs :

J’aurais trouvé rassurant de savoir qu’une thèse ne se termine pas toujours ni pour tous par une longue période d’écriture frénétique (les récits des jeunes initiés racontant leur dernière année de thèse «coupée du monde», «sans vie sociale», «infernale», accréditent cette conception classique, agréée par le milieu académique, de la nécessaire écriture d’une seule traite). Savoir que l’on peut aussi rédiger sa thèse progressivement, ou plutôt par à-coups, m’aurait davantage motivée que de redouter et d’attendre une phase ultime de souffrance initiatique (p. 175).

«La communication orale. Partie intégrante du processus scientifique» (p. 217-228), de Luc Van Campenhoudt, est, aux yeux de l’Oreille, la meilleure contribution de l’ouvrage. Il s’agit d’une réflexion bienvenue et tout à fait juste sur la prise de parole publique dans la vie des thésards. Des citations ? «Sous diverses formes, la communication orale mais aussi la discussion qui s’ensuit généralement font partie intégrante du processus de recherche» (p. 220). «Ne pas respecter ces règles [de durée des interventions] représente une faute professionnelle, ni plus ni moins» (p. 225). Celle-ci, surtout : «La clarté et la cohérence rendent évidemment vulnérable à la critique car elles permettent aux interlocuteurs de saisir la signification des propos» (p. 225).

Dans «Le canon à idées. Les opportunités du numérique pour les jeunes chercheurs» (p. 251-268), puis dans «Maîtriser son identité numérique» (p. 269-270), Martin Dacos et Pierre Mounier, reprenant des travaux antérieurs, rappellent qu’il est désormais essentiel, pour un thésard, d’envisager la diversité des modes de diffusion du savoir et d’assurer son identité numérique.

Tous les objets abordés ne sont pas originaux — comment l’être ? —, ce qui ne les rend pas moins nécessaires : «Que faire des conseils (ou de l’absence de conseils) de son directeur de thèse ?» (Monique de Saint Martin, p. 63-79); «Le projet de thèse. Un processus itératif» (Jean-Pierre Olivier de Sardan, p. 107-124); «L’apprentissage du xiangqi ou l’ethnographe comme auteur» (Thierry Wendling, p. 201-214); «Le travail des revues» (Nicolas Barreyre, p. 245-249); «Le moment de la soutenance de thèse» (Laurence Zigliara et Rémi Hess, p. 271-280) et «Soutenir le poids de la thèse» (Claudine Dardy, p. 281-287).

Bref, à boire et à manger.

P.-S.—Jean-Louis Fabiani a un texte tout à fait stimulant, «Faire son choix théorique en science sociales» (p. 47-62), qui propose un état présent des débats théoriques en sociologie. Ça n’a malheureusement rien à voir avec le travail de thèse tel qu’il est abordé dans les autres textes du collectif. Fabiani n’est pas le seul dans ce cas.

P.-P.-S.—Lecteur, si tu n’aimes pas le mot posture, n’ouvre pas ce livre. Tu souffriras, et beaucoup.

 

Référence

Hunsmann, Moritz et Sébastien Kapp (édit.), Devenir chercheur. Écrire une thèse en sciences sociales, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, coll. «Cas de figure», 29, 2013, 358 p. Préface de Howard S. Becker.