His Bobness au Centre Bell

Billet pour le spectacle de Bob Dylan à Montréal le 30 juin 2017

À l’instigation de sources conjugales proches de l’Oreille tendue, celle-ci et celles-là ont assisté hier soir au spectacle montréalais du plus récent récipiendaire du prix Nobel de littérature, Bob Dylan.

L’Oreille ne connaît que superficiellement son œuvre, mais suffisamment assez pour savoir que, depuis plusieurs années, Dylan reprend ses classiques avec de nouveaux arrangements (ce qui précède est un euphémisme). Ainsi, il n’était pas facile, hier soir, de reconnaître «Don’t Think Twice, It’s All Right», «Blowin’ in the Wind», «Tangled Up In Blue» ou «Highway 61 Revisited» (qui portait parfaitement son titre).

La voix ? Selon Alain de Repentigny, dans la Presse+ du jour, «l’interprète […] chante faux». Il est difficile de le contredire pour certaines pièces, mais ce qui frappe est surtout la variété des voix de Dylan. À certains moments, ça ressemble à du Dylan, à d’autres à du Tom Waits, à d’autres à rien du tout. Une constante, cependant : les paroles sont toujours inaudibles.

Dylan a livré trois types de chansons au Centre Bell : des classiques à lui, des nouvelles pièces («Make You Feel My Love», «Pay In Blood»), des standards du Great American Songbook. Dans les deux premiers cas, il se tenait au piano; pour le troisième, en caricature de crooner, il allait au micro. De la même façon qu’il est ardu de reconnaître les chansons anciennes avec leurs nouveaux arrangements, les classiques du répertoire américain ont été profondément revampées (ce qui précède est un euphémisme). L’Oreille, au début du spectacle, aurait juré entendre quelque chose qui ressemblait à «Polka Dots and Moonbeams», que Dylan a interprétée sur Fallen Angels (2016); il semble qu’elle ait rêvé. (Il s’agissait, en fait, de «Why Try To Change Me Now», selon les comptes rendus de presse.)

Ce qu’il y avait de meilleur était la prestation musicale de l’orchestre qui entoure Dylan dans son Never Ending Tour. La section rythmique (basse, batterie) était particulièrement forte. Suivons Bernard Perusse, dans le quotidien The Gazette : «At several points, in fact, it sounded as if the ever-inscrutable Dylan and his brilliant backup musicians were the last American roadhouse band in the world, playing old-time rock n’ roll, lonesome country, nasty blues and smoky jazz as if it was their last gig.» (On trouve la liste des pièces jouées dans l’article de Perusse.)

Dylan sur scène ? Le spectacle commence presque à l’heure (au grand dam des nombreux retardataires), la vedette ne s’adresse jamais à la foule, ça se termine après une centaine de minutes. La fin du spectacle était parfaitement étrange : après environ 90 minutes, tous les musiciens quittent la salle sans un mot, les lumières de l’amphitéâtre restent éteintes, les spectateurs se demandent ce qui se passe, ils applaudissent sans trop d’entrain, dans l’expectative; finalement, Dylan et son orchestre reviennent pour deux pièces. Salutations. La soirée de travail est bouclée.

Les spectateurs, enfin ? Comme il fallait s’y attendre, beaucoup de têtes blanches, et quelques rares jeunes, traînés là par leurs (grands-)parents. (Signalements ici.) Était-ce l’âge (rétrécissement de la vessie, signes avant-coureurs de l’Alzheimer, etc.) ? Toujours est-il que ça bougeait constamment au Centre Bell. Les partisans des Canadiens de Montréal — c’est du hockey —, quand ils y assistent à un match, ont beaucoup moins besoin de se déplacer. Ils sont peut-être plus intéressés par ce qui leur est présenté.

P.-S.—Sur le site de Radio-Canada, Philippe Rezzonico racontait hier que l’organisation du Festival de jazz de Montréal (FIJM), qui accueillait le spectacle de Dylan, refusait de donner des billets aux journalistes. À bien y penser…

Lire autrement ?

Yan Hamel, le Cétacé et le corbeau, 2016, couverture

L’écrivain québécois Victor-Lévy Beaulieu est un homme d’admirations. Il a publié des livres sur Jack Kerouac, Victor Hugo, Herman Melville, Jacques Ferron, Yves Thériault, James Joyce, Friedrich Nietzsche, d’autres. Il n’en a cependant consacré aucun à Jean-Paul Sartre, pourtant présent sous sa plume occasionnellement. Et si, malgré tout, Sartre occupait une place importante dans la pensée de Beaulieu ? Yan Hamel y est allé voir, dans le Cétacé et le corbeau. De Jean-Paul Sartre à Victor-Lévy Beaulieu (2016).

Hamel, qui écrit avoir «pendant quelques années pratiqué la sociocritique des textes» (quatrième de couverture), aurait pu choisir d’analyser les œuvres des deux auteurs et leurs rapports en tant que critique universitaire. Ses livres précédents étaient de cette eau-là : la Bataille des mémoires. La Seconde Guerre mondiale et le roman français, en 2006 (que l’Oreille tendue a édité), et l’Amérique selon Sartre. Littérature, philosophie, politique, en 2013. Il n’en est rien. Il a opté pour la forme des «carnets-critiques» (parfois avec trait d’union, parfois sans). Le Cétacé et le corbeau, affirme la quatrième de couverture, serait son «premier essai littéraire». C’est dire que le je de l’auteur y est bien plus présent que dans ses autres publications. Voilà comment il a décidé de se défaire du «carcan universitaire» (p. 65), des «réflexes du critique universitaire» (p. 112).

En l’occurrence, Hamel tresse trois fils principaux dans son plus récent livre.

Le premier est interprétatif : Hamel démontre — et on finit par le suivre, malgré l’étonnement initial — que Sartre a bel et bien joué un rôle capital dans la pensée de Beaulieu, même s’il n’existe pas de Monsieur Sartre ou de Pour saluer Jean-Paul Sartre dans sa bibliographie. Le critique en fait la preuve et le principal intéressé le confirme dans une entrevue qui clôt l’ouvrage, «Autoportrait sartrien à presque 70 ans ou une Saint-Jean-Baptiste à Trois-Pistoles» : «Victor-Lévy Beaulieu ne pouvait pas se passer de Jean-Paul Sartre» (p. 309). Parti à la recherche d’un «livre manquant» (p. 78), d’un «livre non advenu» (p. 79), d’un «livre fantôme» (p. 122) — celui que Beaulieu n’a pas écrit —, Hamel en arrive à montrer comment la conception sartrienne de l’écrivain et de l’œuvre a structuré en profondeur le travail de Beaulieu.

Sans jamais confondre les deux auteurs, particulièrement en matière de nationalisme, la démonstration fait la part belle à deux œuvres réputées proches. De Beaulieu, Monsieur Melville (1978, 3 tomes) : son incipit a «littérairement donné naissance en tant que Québécois» (p. 193) à Hamel; or c’est «le livre le plus profondément sartrien de notre littérature qu’il [lui] ait été donné de lire» (p. 149). De Sartre, l’Idiot de la famille, qui porte sur Flaubert (1971-1972, 3 tomes, inachevé) : cet ensemble — «la plus importante et la moins lue des œuvres sartriennes — […] a été, pour Beaulieu, absolument déterminant» (p. 129); il l’a lu avec «grande attention» et «acuité d’intelligence» (p. 214). En une formule : «Par l’Idiot de la famille, Sartre est à Flaubert ce qu’Achab est à Moby Dick, ce que Beauchemin [le narrateur de Monsieur Melville] et Beaulieu, sans y croire tout à fait dans leur équivocité […], ambitionnent d’être à Melville» (p. 249).

Un deuxième fil est intime et il relève de l’auto-analyse. Le Cétacé et le corbeau est le récit d’un «deuil amoureux» (p. 311) doublé d’une autobiographie intellectuelle. Comme il y a des romans à clés, cet ouvrage est un essai à clés. (Pour qui connaît le milieu universitaire montréalais de la sociocritique — c’est le cas de l’Oreille —, ces clés sont transparentes.) Hamel décrit le milieu (social, familial) où il a grandi et dans lequel il s’est toujours senti étranger, là où l’on croise des «entrepreneurs en construction agressivement réactionnaires et […] leurs blondes à cheveux mauves» (p. 159). Pareilles pages sont très dures, particulièrement celles sur le père (p. 301-302). L’essayiste raconte ses études, toutes tendues vers les classiques de la littérature française, et son «mépris à l’endroit du Québec et des Québécois» (p. 311); la lecture de Beaulieu l’en a guéri. Surtout, il met en scène son divorce : lui, le professeur, et elle, l’étudiante au doctorat (mais pas son étudiante à lui), se marient, ne s’aiment plus, se quittent. Une autre femme est évoquée par la suite : où cela mènera-t-il ? Sur le plan de l’introspection, le ton est généralement sombre, mais Hamel sait faire preuve à l’occasion d’une autodérision bienvenue : une revue lui a, par exemple, refusé «élégamment» une nouvelle (p. 281), ici reproduite pour ce qu’elle laisse entendre de la langue populaire.

Le troisième fil est une critique de l’université. L’auteur en a contre les colloques (p. 29-33) : l’Oreille, qui a participé à plusieurs des mêmes que lui, ne va pas le contredire. Il explique pourquoi il a rédigé un livre savant, celui-ci, sans notes (p. 71-76) : la démonstration est joliment tournée, mais peu convaincante, dans la mesure où les textes cités le sont comme ils le seraient dans n’importe quel ouvrage scientifique, références précises en moins. Il martèle l’importance de travailler sur des grandes œuvres, et non sur la seule culture populaire (p. 221-224), au risque de caricaturer : on peut très bien étudier parfois les unes, parfois l’autre; il n’est pas nécessaire de les opposer aussi radicalement. Enfin, il déplore l’attitude de ceux qui, selon lui, ont failli à leur rôle de mentor (p. 31-33). On sent là une blessure vive, dont la dernière page du livre se fait encore l’écho. Se pose ici, comme dans les développements sur les attentats de janvier 2015 à Paris, la question du rôle de l’intellectuel dans la Cité.

Comment cela se présente-t-il ? En vingt chapitres, composés de textes datés, et de l’entrevue finale. Il ne s’agit pas pour autant d’un journal au sens strict.

J’analyserai les aspects des textes de Beaulieu et de Sartre que j’avais jugés pertinents, en m’intéressant à tous les points que j’avais voulu aborder, mais en y intégrant les réflexions personnelles qui me viendront au moment de l’écriture. Il s’agira de parvenir autant que possible à faire dialoguer les premiers avec les secondes. Je me permettrai toute liberté, aussi bien sur le plan de la forme que sur celui du style. Chaque séance d’écriture sera datée […]. Les fragments de dimensions variables qui auront été produits quotidiennement seront ensuite, quand une première version du texte aura été complétée, soumis à un travail de relecture et de réécriture. Il s’agira alors de préciser, d’approfondir, de renforcer l’expression, mais pas de changer le propos. Ce que j’offre à mon lecteur n’est donc pas un journal intime composé à chaud. Il ne faut pas chercher en ces pages ni un pur jaillissement d’émotions incontrôlées ni une froide étude universitaire (p. 23).

Des genres éloignés de la rhétorique universitaire sont utilisés : le dialogue fictif, le monologue intérieur, la nouvelle, le pastiche, le récit de rêves, la réécriture (d’un apologue de Kafka).

La liberté que se donne, de haute lutte, Yan Hamel dans le Cétacé et le corbeau, ce «petit livre bancal en démanche» (p. 352), mérite d’être saluée : il est toujours utile de se demander quelle est la place de la subjectivité dans la culture universitaire.

P.-S.—L’Oreille adopte ce magnifique adverbe, «amphithéâtralement» (p. 156).

P.-P.-S.—Non, Andrea Del Lungo n’est pas une femme (p. 181) et il aurait mieux valu ne pas confondre, au moins trois fois en dix pages, «quoique» et «quoi que» (p. 296, p. 300, p. 306).

 

Références

Hamel, Yan, la Bataille des mémoires. La Seconde Guerre mondiale et le roman français, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Socius», 2006, 406 p.

Hamel, Yan, l’Amérique selon Sartre. Littérature, philosophie, politique, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2013, 267 p.

Hamel, Yan, le Cétacé et le corbeau. De Jean-Paul Sartre à Victor-Lévy Beaulieu, Montréal, Nota bene, coll. «Essais critiques», 2016, 363 p.

La vie d’un film

Noah Isenberg, We’ll Always Have Casablanca, 2017, couverture

«How many times can you see it ?
Never enough.
»
Nora Ephron, 2012

L’Oreille tendue a trois aveux à faire. Elle n’aime pas les biographies. Elle a vu le film Casablanca au moins vingt fois (elle en a même dit un mot ici, , là encore). Elle a fort apprécié la biographie de ce film que vient de publier Noah Isenberg, We’ll Always Have Casablanca (2017). Ce titre est une allusion à une des répliques les plus connues du film, «We’ll always have Paris

Depuis la sortie du long métrage de Michael Curtiz en 1942, ce ne sont ni les analyses ni les témoignages qui manquent. Casablanca a été décortiqué des centaines de fois. Parmi ses fans, il y a Umberto Eco, Woody Allen, Rainer Werner Fassbinder, Marc Augé, Robert Coover. Qu’apporte Noah Isenberg à ces tributs ?

Son travail relève moins de l’analyse proprement cinématographique que de l’histoire culturelle. Comment le film est-il né ? Comment a-t-il survécu à la censure ? Comment a-t-il été reçu ? Comment continue-t-il de l’être ? Comment l’interpréter ? Isenberg est particulièrement habile à marier les anecdotes significatives (et souvent connues) et la mise au jour d’aspects jusque-là méconnus.

(Vous ne connaissez pas l’intrigue du film ? Harry Reasoner, du magazine télévisuel 60 Minutes, proposait ce résumé en 1981 : «Boy meets girl. Boy loses girl. Boy gets girl back again. Boy gives up girl for humanity’s sake» [cité p. 231]. Humphrey Bogart [Richard Blaine] rencontre Ingrid Bergman [Ilsa Lund] à Paris. Elle le quitte. Ils se retrouvent au Maroc. Il la laisse, car l’humanité a besoin de son mari, Victor Laszlo [Paul Heinreid].)

À chacun son anecdote favorite. Dooley Wilson (Sam) ne savait pas jouer du piano : «As Time Goes By», c’est lui à la voix, mais pas à l’instrument. Depuis la mort de Madeleine Lebeau (Yvonne) au printemps de 2016, plus aucun comédien d’importance du film ne serait toujours en vie.

Parmi les choses que le livre fait ressortir, une est particulièrement intéressante : Casablanca, qui parle de réfugiés, a été fait par des réfugiés, chassés d’Europe par la Deuxième Guerre mondiale. Le quatrième chapitre, «Such much ?», retrace le parcours de ces exilés qui ont fait un des films états-uniens les plus célèbres de l’histoire.

Noah Isenberg a ratissé large. Il a lu des masses de choses, il a dépouillé des archives, il a mené des entrevues. Il est sensible à la fortune de Casablanca au cinéma, bien sûr, mais aussi en littérature, au théâtre, à la télévision (The Simpsons), dans Internet, dans la presse. (Il a dû se réjouir de certaine caricature parue dans The New Yorker la semaine dernière.) Il a le sens du rapprochement — la sénatrice démocrate Elizabeth Warren a terminé l’année 2015 en regardant le film, comme l’avait fait le président Franklin Delano Roosevelt en 1942 (p. 273) — et il sait ménager ses effets — le livre est parsemé d’allusions fines à l’interprétation de «La Marseillaise» par Madeleine Lebeau (qui a vu le film se souvient de cette scène). C’est un ouvrage savant (par sa recherche et par ses pistes d’interprétation) destiné à un large public (par son écriture).

De la bien belle ouvrage.

P.-S.—Faisons, un tout petit peu, la fine bouche. Tous les artisans du films (scénaristes, acteurs, producteurs) ont droit à un portrait détaillé, pas le réalisateur, Michael Curtiz. Isenberg revient à plusieurs reprises sur la question de l’isolationnisme, celui des États-Unis au début de la Deuxième Guerre mondiale et celui de quelques personnages du film, mais il ne cite jamais la phrase la plus emblématique à cet égard, que prononce Sidney Greenstreet (Signor Ferrari) : «My dear Rick, when will you realize that in this world, today, isolationism is no longer a practical policy ?» En 1955-1956, la Warner a produit une série de téléfilms intitulés Casablanca : mais qui donc jouait Ilsa Lund (p. 208) ? La dimension «homoérotique» des rapports entre Bogart et Claude Rains (le capitaine Louis Renault) avait échappé à l’Oreille (p. 175); peut-être est-elle un peu dure de la feuille.

P.-P.-S.—On aurait envisagé de faire jouer Ella Fitzgerald dans le film, à la place de Dooley Wilson (p. 72). C’aurait été trop pour l’Oreille.

 

Référence

Isenberg, Noah, We’ll Always Have Casablanca. The Life, Legend, and Afterlife of Hollywood’s Most Beloved Movie, New York et Londres, W.W. Norton & Company, 2017, xvi/334 p. Ill.

La société épistolaire

Mme Riccoboni, Lettres d’Adélaïde de Dammartin, éd. de 2005, couverture

L’Oreille tendue aime le répéter : les amants épistolaires ne sont jamais seuls au monde. Démonstration avec un roman de Mme Riccoboni, Lettres d’Adélaïde de Dammartin, comtesse de Sancerre, au comte de Nancé, son ami (1767).

Débarrassons-nous du superflu, même si elle est habilement menée : l’intrigue. Elle l’aime. Il l’aime. Ils se marieront.

Attachons-nous à la forme. Selon le titre, il n’y aurait à lire que ses lettres à elle; c’est heureusement bien plus compliqué que cela. À certains moments — Adelaïde de Dammartin est malade, elle a besoin d’aide —, d’autres qu’elle signent des lettres. On trouve des lettres — qu’elle a reçues ou interceptées — recopiées ou résumées dans les siennes. Très souvent — et c’est une des caractéristiques les plus intéressantes du roman —, les propos de ses correspondants sont rapportés, en italiques, dans les réponses qu’elle leur adresse :

Vous êtes surpris, très surpris de quelques expressions de mes lettres; plus surpris encore de m’entendre dire en parlant de madame de Montalais : mon sort a été bien différent du sien. Aucun mari, pensez-vous, n’eut de plus tendres égards pour sa femme que le comte de Sancerre; et si une antipathie inconcevable n’avait fermé mes yeux sur son mérite, je n’aurais pas préféré le séjour de Mondelis à la douceur de rendre heureux un homme aimable, dont j’étais passionnément aimée (p. 33).

Lettres d’Adélaïde de Dammartin n’a de monodique que le titre.

Mme Riccoboni sait tourner un portrait, parfois en quelques lignes : «Avec des qualités estimables, des vertus solides, un mérite réel, monsieur de Martigues ne plaisait à personne» (p. 83). Ailleurs, ce sera plus long, mais pas moins intéressant :

Je n’ai jamais pu souffrir le comte de Roye. N’êtes-vous pas comme moi ? Je hais ces naturels actifs, ces personnages empressés, officieux, dont le zèle importun est moins une preuve d’attachement, que l’effet de leur humeur inquiète, du besoin qu’ils sentent de s’occuper; leur amitié est sans cesse en mouvement; veut toujours paraître, toujours servir; elle gêne, elle embarrasse; souvent elle nuit. Que de gens prennent le plaisir de s’intriguer pour la chaleur d’un tendre intérêt ! Mon cher comte, cette espèce d’amis fit naître l’ingratitude, et mérita de l’éprouver (p. 129).

L’éditrice, Pascale Bolognini-Centène, évoque en introduction les «préoccupations féministes de la romancière» (p. 9). Ces «préoccupations» s’incarnent notamment dans le personnage de Mme de Martigues, cette «femme libre» (p. 122), «étourdie» (p. 125), «pétulante» (p. 135). Le thème principal du roman est le (re)mariage et les considérations financières qui lui sont attachées (contrats, testaments). Les propos de Mme de Martigues sont clairs à ce sujet :

Ma chère madame de Termes, ne vous emportez point; ma belle, ma bien-aimée madame de Sancerre, ne prenez pas votre air grave. Je vous le dis dans la sincérité de mon cœur, l’idée d’un mari me ferait fuir au bout de l’univers. C’est une créature si familière, si exigeante, si impérieuse ! Comment me résoudre à donner à un homme le droit d’entrer chez moi comme chez lui ? De rester là, de me gêner, de m’ennuyer, de me contrarier, de prétendre, de vouloir, enfin de m’imposer des lois ? Je n’ai point oublié monsieur de Martigues, ses tons, sa hauteur, ses il le faut, Madame, je le désire, cela convient, je le veux, cela sera : et cela était (p. 121).

Elle doit épouser monsieur de Piennes : «Par exemple, cette rage de vouloir m’épouser est-elle excusable ? Combien de fois l’ai-je prié de renoncer à cette fantaisie !» (p. 120) Cela finira néanmoins par se faire : «Pauvre Piennes ! Il va faire une grande perte, j’étais son amie, je serai sa femme, quelle différence !» (p. 139)

On ne s’étonnera pas d’une discussion qu’elle a avec Adélaïde de Dammartin au sujet de l’homme marié qui attire celle-ci :

Partager sa tendresse, me suis-je écriée ! Oubliez-vous qu’il est… Marié, voulez-vous dire ! Plaisant obstacle que sa femme ! Comment ? Premièrement on l’a forcé de l’épouser. Est-ce une raison ?… Elle est boiteuse ! Qu’importe ? Aigre, savante et sotte… Mais… Laide, tracassière et boudeuse… Mais elle est… Ennuyeuse, maussade, une vraie bégueule avec qui je suis brouillée… Mais elle est sa femme ! Oh, comme ça. Qu’appelez-vous comme ça ? Oui, pour un peu de temps, cela finira. Quelle idée ! Idée, Madame ! reprend-elle gravement, je ne parle point au hasard; cette femme a la manie d’avoir des héritiers, c’est en elle une passion; elle doit périr au troisième, elle en est avertie. Le pauvre marquis la conjurait de se conserver, elle a rejeté ses prières, méprisé la menace, dans six mois nous en serons débarrassées; sa maigreur est extrême, elle tousse, ne peut se soutenir; elle mourra, je le sais, j’en suis sûre; mon médecin me l’a dit, il est le sien, elle n’en reviendra pas, j’en réponds (p. 88).

Dans les Liaisons dangereuses de Laclos, Mme de Merteuil n’est pas moins cynique. On ne lui connaît cependant pas cet humour.

Les personnages féminins de Mme Riccoboni et sa maîtrise de la forme épistolaire méritent qu’on découvre ses romans.

 

Référence

Riccoboni, Marie-Jeanne, Lettres d’Adélaïde de Dammartin, comtesse de Sancerre, au comte de Nancé, son ami. Roman, Paris, Desjonquères, coll. «XVIIIe siècle», 2005, 167 p. Édition de 1786. Édition présentée, établie et annotée par Pascale Bolognini-Centène.