Histoire de cravates

Oreille encravatée

Benoît Melançon, «Autoportrait à la cravate, 28 XI 12»,
détail (collection particulière)

Les abonnés de son compte Twitter (@AMBeaudoinB) et les lecteurs de son blogue (En tous cas…) connaissent la théorie de la cravate d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin. Dans la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, l’essai qu’elle vient de faire paraître chez Somme toute, elle l’évoque de nouveau :

Car prétendre que les règles du registre soigné sont pertinentes dans toutes les situations, c’est prétendre que la cravate est toujours nécessaire. Or, parfois, on ne met pas de cravate. Et même, parfois, pour prendre position, pour donner de la force à son image, on peut, consciemment, mettre sa cravate à l’envers […] (p. 51-52).

Autrement dit : mettre sa cravate, ne pas la mettre ou la mettre à l’envers, ces trois gestes supposent que l’on sache ce que chacun représente dans une situation donnée, que l’on connaisse les règles du jeu, que l’on puisse faire jouer sa liberté en toute connaissance de cause.

En matière de langue, la situation n’est pas différente. Contre les essentialistes, Anne-Marie Beaudoin-Bégin ne cesse de répéter qu’il n’y a pas «UNE langue française», mais «DES langues françaises» (p. 48) et qu’il faut savoir, par exemple, à quel moment utiliser le registre familier et à quel moment utiliser le registre soigné : «Le registre soigné est essentiel, mais il n’est pas nécessaire dans toutes les situations sociales» (p. 51). Tout est affaire de contextes, d’autant que ces registres eux-mêmes ne sont pas des essences, figées une fois pour toutes dans le temps et dans l’espace, et qu’ils peuvent varier : «Il n’y a […] pas un seul registre soigné en français, mais bien plusieurs» (p. 35).

Cette maîtrise des contextes repose sur la possibilité de faire une série de distinctions, outre celle des registres. En matière de langue, il ne faut pas confondre l’approche descriptive et l’approche prescriptive (p. 16-18). La «norme linguistique» varie «d’un pays à l’autre (variation géographique), d’une classe à l’autre (variation socio-économique), d’une époque à l’autre (variation temporelle) et d’une situation de communication à l’autre (variation situationnelle)» (p. 21). Elle est une construction sociale : «les règles de la norme linguistique sont en fait des décisions sociales, conscientes ou non, et non pas des vérités absolues issues de la Langue» (p. 20). La langue, ce n’est pas l’écrit (p. 55-59). Tout cela est clairement présenté. La Langue rapaillée est un livre utile.

C’est parce que de telles distinctions ne sont pas toujours faites qu’il existe une forte insécurité linguistiques des Québécois,  voire une insécurité «toxique» (p. 14). Parlant une langue peu ouverte au néologisme et à la variation (p. 22), «une des langues les plus normées du monde» (p. 62), baignant dans un discours où la déploration règne depuis le milieu du XIXe siècle, s’interrogeant constamment sur leur identité et sur leur rapport à la France et au «français hexagonal» (passim), les Québécois seraient plus touchés que d’autres par cette insécurité. Leur «imaginaire linguistique» (p. 106) lui ferait une place centrale. Sur les moyens de contrer cette insécurité, Anne-Marie Beaudoin-Bégin prend souvent ses distances avec Marie-Éva de Villers, qui fait paraître ces jours-ci la sixième édition de son Multidictionnaire de la langue français, et Guy Bertrand, qui est premier conseiller linguistique à la Société Radio-Canada.

De façon plus générale, l’auteure rappelle qu’il n’existe pas de langue québécoise, mais un français québécois, avec ses caractéristiques et son histoire. (De façon assez cocasse, Samuel Archibald, dans sa préface [p. 7], et Ianik Marcil, dans sa postface [p. 111], parlent, eux, de «langue québécoise». C’est dire combien le sujet est délicat.) Ce français, il faut le décrire et le défendre : Anne-Marie Beaudoin-Bégin se décrit d’ailleurs comme une «farouche défenderesse du français d’ici» (p. 84). La Langue rapaillée, avec son titre qui rappelle Gaston Miron, est un plaidoyer, informé, pédagogique, appuyé sur nombre d’exemples, qui ne craint pas la polémique.

L’Oreille tendue, c’est sa nature, aime chinoiser. Est-ce bien Jean Charest qui a «inventé» le mot réingénierie (p. 22) ? Le mot ne lui aurait-il pas plutôt été soufflé par un de ses ministres, Pierre Reid, lui qui parlait, du temps où il était recteur de l’Université de Sherbrooke, en 1997, de «réingénierie pédagogique» ? Peut-on vraiment vraiment dire du français qu’il a été la lingua franca de l’Europe du XVIe siècle (p. 43) ou du XVIIIe siècle (p. 108), jusqu’au début (p. 43) ou au milieu du XXe siècle (p. 46) ? Les choses n’ont-elles pas changé bien plus tôt, dès que la Grande-Bretagne a imposé son pouvoir, d’abord militaire, puis industriel, à ceux qui vivaient outre Manche, les États-Unis prenant rapidement son relais pour mieux asseoir la domination de l’anglais, d’abord sur l’Europe puis bien au-delà ? L’Office de la langue française n’a pas attendu la Charte de la langue française de 1977 pour offrir des vocabulaires spécialisés en français (p. 45 n. 7); c’est, entre autres rôles, pour cela qu’il a été créé en 1961. Faudrait-il entendre qu’Alain Rey a inventé l’expression «honnête homme», cette création de la France du XVIIe siècle ? C’est ce que donnent à penser deux formulations (p. 57 et p. 77). Quand on dit se méfier des jugements de valeur en matière linguistique (p. 94), peut-on dire du Dictionnaire de la langue québécoise de Léandre Bergeron (1980) qu’il est «insignifiant» (p. 60) ? Une linguiste descriptiviste comme Anne-Marie Beaudoin-Bégin n’a-t-elle pas à chercher la signification de cet ouvrage ? (Non, pas du tout : l’Oreille tendue ne recommande pas ce dictionnaire. Cela étant, il fait partie du paysage linguistique québécois. Il importe donc de le décrire.) Jean-Paul Desbiens n’est pas «le premier» (p. 104), en 1960, à utiliser le mot joual pour désigner la langue supposée des Québécois; dès avril 1939, il se trouve dans les Pamphlets de Valdombre de Claude-Henri Grignon, que cite Lise Gauvin en 1974 (p. 113).

Ce sont là des questions de détail, qui ne sauraient affaiblir l’hypothèse forte qui soutient ce livre : la langue est à tous, mais cela exige une décrispation des discours tenus sur elle.

 

Références

Beaudoin-Bégin, Anne-Marie, la Langue rapaillée. Combattre l’insécurité linguistique des Québécois, Montréal, Somme toute, coll. «Identité», 2015, 115 p. Ill. Préface de Samuel Archibald. Postface de Ianik Marcil.

Gauvin, Lise, «Littérature et langue parlée au Québec», Études françaises, 10, 1, février 1974, p. 79-119. https://doi.org/10.7202/036568ar

Villers, Marie-Éva de, Multidictionnaire de la langue française, Montréal, Québec Amérique, 2015 (sixième édition), xxvi/1855 p.

Anne-Marie, Beaudoin-Bégin, la Langue rapaillée, 2015, couverture

Un livre utile

Jean-Paul de Lagrave, Parlez fort !, 2015, couverture

Il arrive fréquemment à l’Oreille tendue de donner des conférences sur les nombreuses idées reçues à propos de la langue. Elle a constitué une liste de ces idées reçues à partir de ses lectures et de ce qu’elle entend autour d’elle. Dorénavant, quand elle voudra citer un ouvrage qui rassemble un grand nombre d’idées reçues, elle pourra renvoyer à Parlez fort !, l’opuscule que vient de faire paraître Jean-Paul de Lagrave. En peu de pages, on trouve là un nombre fort élevé de lieux communs, de stéréotypes, de clichés. C’est un livre nul, mais utile, par sa concentration d’autant de phrases fondées sur rien.

Passons sur la construction (bien difficile à suivre, jusqu’à une «Annexe» qui arrive comme une cheveu sur la soupe) et sur la grandiloquence de l’auteur («C’est par l’enfant que se maintient une nation et non autrement», p. 17; «C’est la terre québécoise qui assure la pérennité de la nation», p. 55) pour nous attacher à quelques-unes des idées reçues qu’on y trouve.

Les langues sont des essences.

Jean-Paul de Lagrave fait partie de ces gens qui croient que les langues ont des qualités permettant de les placer sur une échelle. Cela lui fait écrire des phrases comme «nous possédons la plus belle langue du monde» (quatrième de couverture et p. 12). Question : ça se mesure comment, la beauté ? Autre exemple : «Cette langue française, avec son cachet québécois, a quelque chose de plus qu’une autre. Il y a en elle un mélange de précision et de poésie» (p. 14). Autre question : ça se mesure comment, la précision et la poésie ?

Il n’y a, et il n’y a toujours eu, que deux langues au Québec.

C’est simple : au Québec, il y a l’anglais et le français, et rien d’autre. Même les immigrants, ces personnes dont on sent bien que ce contempteur des «accommodements raisonnables» ne veut pas beaucoup parler, pratiquent l’une ou l’autre. Quand ils arrivent au Québec, soit ils n’ont pas de langue, soit ils l’oublient instantanément pour se ranger dans un camp. (C’est contagieux : Jean-Paul de Lagrave aime beaucoup le vocabulaire militaire et l’Oreille s’y met elle aussi.) Devant «la culture franco-québécoise» (p. 18), il y le mal (l’anglophone, l’Irlandais, l’Écossais).

L’ennemi, c’est l’anglais. L’anglais, c’est l’ennemi.

Le manichéisme de l’auteur s’exprime dans des paragraphes comme celui-ci :

Le Québec est en danger aujourd’hui parce qu’il est attaqué dans son moi le plus profond. La langue anglo-américaine se faufile chez nous, telle une secte secrète. Il faut la repousser. C’est une bataille nécessaire à mener parce qu’elle est la seule réponse contre ceux qui souhaitent faire périr l’âme et l’esprit francophones. C’est une guerre contre l’agent d’une idéologie dévastatrice. La langue de la déshumanisation, la langue de l’indifférence. Celle de l’uniformisation de la pensée (p. 48).

C’est dit : il n’y a rien de bon à attendre du contact des langues.

Apprendre une deuxième langue quand on est enfant mène au bilinguisme.

«Il est toutefois essentiel de minimiser le bilinguisme à l’école primaire, lieu où l’enfant acquiert ses repères culturels et ses réflexes sociaux» (p. 50). À quoi l’auteur peut-il bien faire allusion ? Aux contacts dans la cour d’école ? Ça ne peut pas être ça : dans les cours d’école, notamment à Montréal, il y a souvent plus de deux langues; il faudrait alors parler de plurilinguisme. À l’enseignement officiel ? Aucune école publique ne donne d’enseignement bilingue au Québec. Au programme intensif d’anglais offert dans quelques écoles à la fin de dernier cycle du primaire ? Personne n’est jamais devenu bilingue uniquement en suivant pareils programmes brefs.

Il faut nécessairement penser ensemble langue et nationalisme.

Jean-Paul de Lagrave, qui ne cesse de marteler son admiration pour Camille Laurin, le ministre du Parti québécois qui a imposé la Charte de la langue française en 1977, est d’un nationalisme identitaire et d’un indépendantisme inoxydables. Ce sont ses seules grilles de lecture de la situation québécoise. La langue française est le «chef-d’œuvre de la conscience nationale» (p. 13), elle est «l’âme du peuple québécois, son essence, son identité, ce qui lui donne sa personnalité, ce qui marque sa différence» (p. 14). André Belleau a pourtant montré, il y a plus de trente ans, comment sortir de la tautologie unissant, chez plusieurs, langue et nationalisme. Il est vrai qu’il n’a pas beaucoup été entendu, ni ici ni ailleurs.

P.-S. — L’auteur consacre deux paragraphes à ce qu’il appelle le «Basic English». Le premier commence ainsi : «Ce fut le fameux Basic English qui assura à l’anglais sa force de pénétration au XXe siècle. Cet anglais élémentaire a été mis au point en 1940 pour les nombreuses populations, souvent issues d’anciennes colonies, de faible niveau intellectuel, parfois illettrées, qui allaient être appelées à servir dans les armées britannique et américaine pendant la Seconde Guerre mondiale» (p. 26). Chacun appréciera à sa juste valeur l’expression «de faible niveau intellectuel».

 

Références

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Lagrave, Jean-Paul de, Parlez fort !, Trois-Pistoles, Éditions Trois-Pistoles, 2015, 69 p. Ill.

Commencez par celui-là

Simenon, l’Horloger d’Everton, 1954, couverture

Même les inconditionnels le reconnaîtront : dans le conteneur de romans écrits par Georges Simenon, il y a des œuvres sans intérêt.

L’Horloger d’Everton (1954), c’est autre chose. Un samedi soir, Dave Galloway, l’horloger du titre, constate que son fils, Ben, seize ans, a pris sa camionnette et s’est enfui avec sa petite amie. Ça finira mal.

Le roman que tire Simenon de ce fait divers est une exploration douloureuse tant de la paternité («Ben, c’était lui […]», p. 636) que de l’amitié (celle que se découvre Galloway père avec Frank Musak). On entre dans l’univers de la petite ville d’Everton et dans ce qu’il reste de la famille Galloway de but en blanc. Un monde s’écroule et le lecteur est emporté dès l’incipit. L’horloger trouvera une logique (héréditaire) à ce qui s’est passé. Ça le rassurera; pas le lecteur.

Voilà une excellente porte d’entrée dans l’œuvre de Simenon.

P.-S. — Il est souvent question de baseball dans ce roman. Les éditeurs — des amis de l’Oreille tendue — se sentent obligés d’expliquer des termes du lexique de ce sport. À home run — ce que les Québécois appellent coup de circuit —, ils écrivent : «Au base-ball, le “home run” est le point marqué par le batteur lorsqu’il a réussi à accomplir un tour complet de terrain en passant par toutes les bases» (p. 1580 n. 12). Non. Il manque l’essentiel à cette définition : dans la plupart des cas, si le frappeur fait ainsi le tour des buts, c’est qu’il a envoyé la balle par-dessus la clôture avec son bâton.

 

Référence

Simenon, l’Horloger d’Everton, dans Romans. II, édition établie par Jacques Dubois, avec Benoît Denis, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 496, 2003, p. 567-691 et 1569-1582. Édition originale : 1954.

BDHQ, en anglais

Mickey et Keir Cutler, The Glory Boys, 1979, couverture

L’Oreille tendue a eu plusieurs occasions de parler de la bande dessinée sur le hockey au Québec (BDHQ). Ici même, c’était le 12 décembre 2011, le 23 décembre 2011, le 28 décembre 2011, le 19 juillet 2012, le 25 juin 2013 et le 12 juin 2014. Il lui est aussi arrivé d’aborder le sujet à la radio.

Un des coauteurs de l’ouvrage On the Origin of Hockey (2014), Jean-Patrice Martel, vient de lui faire découvrir une autre bande dessinée à ajouter à sa collection.

D’abord publiées dans le quotidien anglo-montréalais The Gazette, les courtes histoires (une page ou deux) de Mickey et Keir Cutler sont rassemblées dans The Glory Boys en 1979. Beaucoup sont constituées de trois cases, la quatrième de la planche étant occupée par un portrait. Le graphisme (en noir et blanc) est rudimentaire, comme le contenu. Les histoires reposent sur les mêmes lieux communs que les bandes dessinées francophones contemporaines : violence et, surtout, humour.

Mickey et Keir Cutler, The Glory Boys, 1979, Ken Dryden

 

Mettant en scène les Canadiens de Montréal, l’équipe championne de la deuxième moitié des années 1970, elles supposent que leur lecteur soit un amateur. Il comprendra ainsi portraits et allusions : Ken Dryden, le gardien, s’ennuie pendant les matchs, au point de s’endormir; Pierre Bouchard, un dur à cuire, et Michel Larocque, le gardien susbstitut, ne jouent presque pas; les mises en échec de Larry Robinson sont puissantes; l’entraîneur Scotty Bowman est sans pitié avec ses joueurs; un commentateur de Toronto, Foster Hewitt, fait preuve de favoritisme envers l’équipe de sa ville, les Maple Leafs. Les joueurs sont représentés comme de grands enfants, un peu bêtes, voire incultes.

 

Mickey et Keir Cutler, The Glory Boys, 1979, Guy Lafleur

Les auteurs sont bien informés : ils savent que Guy Lafleur a écrit des poèmes quand cela allait mal pour lui, au début de sa carrière : «he used to sit in a dark living room writing depressing poetry about the meaningless existence of man». Question de Mickey à propos de ces poèmes : «Oh, really Keir ? Were they any good ?» Réponse de son frère : «They were great !» À la suite de cet échange apparaît un portrait de Lafleur, accompagné de la phrase «I score, therefore I am» (Je marque, donc je suis). On peut légitimement se demander ce que vient faire là le cogito cartésien («Je pense, donc je suis»).

À l’occasion («Bilingual», «Le [sic] politique du sport», «The Chartraw solution»), on sent l’aigreur des frères Cutler devant la transformation du paysage démolinguistique du Québec de cette époque et la place grandissante qui y est accordée à la langue française.

Nous sommes bien en 1979 à Montréal.

 

[Complément du 2 juin 2016]

L’Oreille tendue vient de publier un article sur ce sujet :

Melançon, Benoît, «BDHQ : bande dessinée et hockey au Québec», dans Benoît Melançon et Michel Porret (édit.), Pucks en stock. Bande dessinée et sport, Chêne-Bourg (Suisse), Georg, coll. «L’Équinoxe. Collection de sciences humaines», 2016, p. 101-117. https://doi.org/1866/28749

 

Références

Cutler, Mickey et Keir, The Glory Boys, Montréal, Toundra Books, 1979, s.p. Parution initiale dans le journal The Gazette.

Gidén, Carl, Patrick Houda et Jean-Patrice Martel, On the Origin of Hockey, Stockholm et Chambly, Hockey Origin Publishing, 2014, xv/269 p. Ill.

Dix-neuf propositions pour rendre compte de Six degrés de liberté

Nicolas Dickner, Six degrés de liberté, 2015, couverture

[Complément du 28 octobre 2015]

Le Conseil des arts du Canada annonce que Six degrés de liberté remporte le Prix littéraire du Gouverneur général 2015, catégorie Romans et nouvelles.

*     *     *

«L’espèce humaine est hautement adaptable»
(Six degrés de liberté, p. 366).

L’Oreille tendue est une fan de Nicolas Dickner. Elle a déjà dit un mot, ici même, de Nikolski (2006), de Boulevard banquise (2006), de Tarmac (2009), du Romancier portatif (2011), de Révolutions (2014, avec Dominique Fortier). (Ce n’est pas tout, mais c’est assez pour aujourd’hui.)

Elle vient de lire Six degrés de liberté (2015). Ci-dessous, au lieu d’un compte rendu, dix-neuf propositions, rédigées au fil de la lecture.

Dans les premières pages de Six degrés de liberté, il y a plusieurs zeugmes. (Il y en a aussi quelques-uns plus tard.) L’auteur s’est demandé, sur Twitter, s’il n’avait pas «surzeugmé». Posons la question autrement : est-il pire de surzeugmer ou de souszeugmer ?

On les appelait romanciers réalistes. On les appelle romanciers geek. Peu importe l’étiquette : ils disent le monde.

La culture populaire, c’est de la culture.

La culture technoscientifique, c’est de la culture.

Il y a des écrivains avec et des écrivains sans. Les uns ne sont pas supérieurs aux autres; ils sont différents. Nicolas Dickner a le sens de la formule. Quel est le «mode de communication moderne entre tous» (p. 143) ? Le sac à ordures. Le ciel se couvre ? «À l’ouest, la barre gris charbon du front orageux approche, lourde de plusieurs millions de tonnes de neige» (p. 261). Vous vous introduisez, à plusieurs et illégalement, dans des systèmes informatiques ? Vous pratiquez les «hacking distribué» (p. 325).

Nous manquait-il un roman sur «l’ubiquité culturelle du conteneur» (p. 310) ? L’Oreille ne saurait le dire, mais Six degrés de liberté en est un, indubitablement. Nous manquait-il une scène de roman chez IKEA ? Nous l’avons, enfin, et magnifique (p. 145-153). Ce n’est pas étonnant dans un livre obsédé par les maisons.

Il n’est pas donné à tout le monde de marier culture geek et drames intimes (de Jay, de Lisa, de son père), parfois en quelques mots à peine, scène croquée au parfait moment de tension : «Jay monte l’escalier et sort de la station Lionel-Groulx. À la surface, il fait lundi matin» (p. 212); «Lisa se sent sur le point de plier en deux. Elle pose sa tempe contre le dos rugueux de la main de monsieur Miron. Elle dormirait là, avec la neige qui s’accumule doucement sur sa tête» (p. 208); «Le vocabulaire s’échappe de lui, un mot à la fois, comme le sable d’un sablier» (p. 176).

Un bémol, s’il en fallait un ? La transformation danoise d’Éric, le hacker agoraphobe, en homme d’affaires à succès, mais toujours agoraphobe. (Il n’est pas indispensable qu’il y en ait un, de bémol.)

Belle question de fiction : pourquoi les agences de police de la planète (Gendarmerie royale du Canada, Central Intelligence Agency, Homeland Security, Service canadien de renseignement de sécurité, etc.) s’intéressent-elles tant à ce qui n’est pas, ou presque pas, un crime ? Pourquoi sont-elles si troublées par une expérience technoscientifique (clandestine, il est vrai), «une sorte de vol d’essai» (p. 272) d’une «capsule intercontinentale» (p. 375), le périple (au sens propre) en conteneur high-tech, sur plusieurs bateaux, d’une jeune femme «censée souffrir de claustrophobie congénitale» (p. 322) ? Que reprocher à cette «entreprise […] essentiellement poétique» (p. 348) ?

Jay n’aime pas Jules Verne (p. 57). Nicolas Dickner, si — du moins, il l’a bien lu. Le conteneur PZIU 127 002 7 («Papa Zoulou», pour les intimes) de Lisa n’a rien à envier au Nautilus.

Le monde, aujourd’hui ? De l’information. Exemple ? «Le biscuit chinois n’est pas une denrée alimentaire, mais une unité de stockage d’information» (p. 78).

Le narrateur aime les énumérations, les listes, les accumulations. On ne le lui reprochera pas.

Il n’est pas un puriste linguistique, pas plus que l’auteur. Le premier utilise (invente ?) le verbe torrenter (télécharger par BitTorrent, p. 321). Le second dit avoir marié une sociologue («Remerciements»).

La chronologie du roman n’est pas exagérément précisée. (Ce n’est pas grave.)

L’admirable début du chapitre 57 est digne des meilleures séries télévisées à stress programmé. Du grand art.

Entre tirets, en quelques mots, sans ironie ni cynisme, dire un drame : «ils ont pris un peu de retard après avoir aplati une Fiat 500 à un passage à niveau» (p. 343). L’économie a du bon.

Il y a trois personnages principaux : Lisa, Éric, Jay. De la vie de Jay, «pas d’amoureux, pas d’enfants, pas d’avenir» (p. 121), on ne connaîtra que des bribes. (Ce n’est pas grave.) Un de ses principaux traits de caractère est cependant souligné : la géographie l’emmerde. Ça ne veut pas dire qu’elle n’y comprend rien.

Sujet de dissertation : «Le plus récent roman de Nicolas Dickner est un roman de la mondialisation. Démontrez.»

«La documentation engendre la vraisemblance. La vraisemblance procure la force» (p. 167). Six degrés de liberté est documenté, vraisemblable, fort.

Faut-il le préciser ? Fan, l’Oreille tendue reste.

 

Référence

Dickner, Nicolas, Six degrés de liberté, Québec, Alto, 2015, 380 p.