Heureusement qu’il n’y avait pas d’ordinateur

Étiemble, Parlez-vous franglais ?, 1991, couverture

L’été dernier, la question du franglais a occupé un certain nombre de commentateurs québécois. L’Oreille tendue en était; voir ici et . Comme elle n’avait pas encore lu Parlez-vous franglais ?, le pamphlet qui, en 1964, a popularisé cette supposée langue, elle a décidé de s’y atteler.

Le «brûlot» (p. 401) publié par Étiemble est bien mauvais et, pour tout dire, assez ridicule. C’est un «tableau de déshonneur» (p. 348), un catalogue des «ignominies langagières» (p. 294), des «ordures langagières» (p. 392) et des «saloperies langagières» (p. 420) rassemblées par l’auteur et toutes ramenées à une source unique, diversement nommée : «l’américanisation outrancière et systématique» (p. 59), le triomphe du «jargon yanquisant, ou yanquisé» (p. 125), le «cancer yanqui» (p. 384), «la colonisation yanquie» (p. 402), «l’anglomanie de ceux qui mènent la France au statut colonial dont elle vient d’affranchir l’Afrique» (p. 126). La langue française serait morte («notre feue langue “universelle”», p. 13). Elle aurait été remplacée par le sabir atlantique / atlantic / atlantyck, ce «babélien». Ce serait la fin de tout :

Pour peu que nous persévérions à sabirer atlantique, l’antisémitisme larvé, le racisme virulent, la tartuferie sexuelle, la dévotion au dollar, les superstitions scientiste et chrétienne-scientiste seront notre pain quotidien (p. 380).

Une civilisation est morte. Étiemble, page après page, défend une définition essentialiste de la langue et crie au scandale. On s’en lasse, et vite.

Cela aurait pu être pire :

Bref, en lisant, moi seul, quelques heures chaque jour depuis cinq ans, les divers journaux et périodiques français, j’ai pu collectionner des dizaines de milliers de fiches concernant plusieurs milliers de mots ou d’expressions que je consignerai dans mon futur Dictionnaire philosophique et critique du sabir atlantique. Si j’avais dix assistants travaillant huit heures par jour, ou encore une machine électronique, combien de centaines de milliers de monstres seraient ainsi tombés dans mes filets-fichiers […] ? Je préfère ne pas le savoir (p. 314-315).

L’Oreille tendue aime le numérique, mais elle se réjouit qu’Étiemble n’ait pas connu l’ordinateur.

P.-S. — Il sera de nouveau question de franglais en mars. La revue Argument consacrera un dossier à la question. L’Oreille a soumis un texte pour ce dossier. Son titre ? «Leur langue, c’est pas de la marde.»

 

[Complément du 23 novembre 2018]

Jugement du linguiste Henri Meschonnic dans le Devoir du 6 novembre 2000 : «Ce livre est un tissu d’âneries et son manque de sens historique est terrifiant. Les emprunts font partie de l’histoire des langues. L’histoire des anglicismes en français commence au XVIIIe siècle et le français s’en est parfaitement remis. Comme il s’est remis des anglicismes du XIVe. / Il y a, chaque fois, de nouvelles vagues d’anglicismes qui touchent des domaines comme le sport ou l’informatique. Mais ça ne touche pas l’armature de la langue, qui est la grammaire et la syntaxe. Une langue vivante a un estomac d’acier, elle est capable d’ingérer toutes sortes de mots étrangers, et c’est ce qu’elle n’arrête pas de faire» (p. B1).

 

Référence

Étiemble, Parlez-vous franglais ? Fol en France. Mad in France. La belle France. Label France, Paris, Gallimard, coll. «Folio actuel», 22, 1991, 436 p. Troisième édition. Édition originale : 1964.

Déception de l’Oreille

Le Tutoiement des parents par les enfants, 1944, couverture

«Il faut lutter contre
une propagande du tutoiement
qui se fait, personne n’en doute,
avec de bonnes intentions
dans la majorité des cas.»

Vous êtes tout content : vous allez enfin lire un livre attendu. Vous l’avez repéré chez un libraire de livres anciens. Vous l’avez commandé. Vous l’avez reçu.

Vous vous installez donc pour lire goulûment le Tutoiement des parents par les enfants de Mgr A. Camirand, v.g. (1944).

Cela commence mal. Vous constatez d’abord que le texte que vous avez entre les mains est celui d’un religieux français, Mgr Gaume, paru dans le Benedicite au 19e siècle : «Nous donnons autant que possible le texte même de Mgr Gaume» (p. 4).

Ça ne s’améliore pas. Le Tutoiement des parents par les enfants est un collage de citations. Parfois, vous savez qui parle : Mgr Baunard, l’abbé Texier, Jean Charruau, le révérend père Archambault, le chanoine Groulx, Mgr Brunault. Parfois, vous n’en avez pas la moindre idée.

Mais où est donc passé Camirand ?

Heureusement, les positions défendues dans son opuscule sont fermement posées.

Quelles sont-elles ?

la formule du tutoiement [des parents par leurs enfants] est 1o honteuse dans son origine; 2o absurde en elle-même; 3o funeste dans son application; 4o souverainement humiliante pour les pères et mères (p. 7).

a) le tutoiement nous vient du paganisme, donc il semble aller contre l’esprit chrétien; b) il est révolutionnaire, donc il semble aller contre le respect; c) il est brutal, donc il semble aller contre la charité (p. 20).

Les causes de la déchéance ne sont pas moins clairement formulées. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, les valeurs de la France, et par conséquent de la Nouvelle-France, étaient solides. Puis il y eut des gens comme Jean-Jacques Rousseau, «le célèbre sophiste» (p. 17). Finalement, la Révolution vint finir de tout bousiller. C’est elle qui sapa l’autorité paternelle :

Formule de la sauvage égalité des démagogues de 93, [l’emploi du tutoiement] est absolument contraire aux rapports de l’inégalité naturelle et nécessaire entre les parents et les enfants (p. 14).

De ce pas, l’Oreille tendue va discuter la situation avec ses fils. On va voir ce qu’on va voir.

 

Référence

Camirand, v.g., Mgr A., le Tutoiement des parents par les enfants, Arthabaska, L’Imprimerie d’Arthabaska, Inc., 1944, 33 p. Édition augmentée—4e mille.

Ne pas confondre, svp

Pierre Bouchard, Je sais tout, 2014, couverture

On ne confondra pas Pierre Bouchard (l’ancien joueur de hockey), Pierre Bouchard (l’auteur de bande dessinée) et Pierre Bouchard (le personnage des bandes dessinées de Pierre Bouchard).

Le deuxième vient de publier Je sais tout, «sans aucun doute le meilleur livre qui soit pour savoir toutes les choses qu’il faut savoir sur les choses dont les gens parlent tout le temps» (1er rabat). Quelles sont ces «choses» ? Jocelyne Blouin, la banane, René Lévesque, Facebook, le dessin, les chèques géants, la techno, les feux d’artifice, Budweiser, l’eau de Pâques, la job de servant de messe junior, Charlize Theron et John Kennedy.

Il est aussi question de sport. «Je sais tout sur le ballon-balai» donne des conseils pour la pratique de ce jeu, en le comparant au hockey («Si tu connais pas les règlements du hockey, ben déménage au Brésil !», p. 18). L’ancien journaliste et premier ministre du Québec René Lévesque est présenté en correspondant de guerre et en lutteur («The Great Canadian»). Une case fait apparaître un «Stéphane Ovechkin». En quatrième de couverture, «Je sais tout sur Maurice Richard» évoque, sur le mode burlesque, un épisode célèbre de la carrière de ce joueur des Canadiens de Montréal, le match du 28 décembre 1944 contre les Red Wings de Detroit. (En revanche, «Je sais tout sur Mike Bossy» ne porte pas sur l’ancien des Islanders de New York, mais sur un humoriste inventé par Bouchard.)

Le ton ? Humour potache, bien qu’il y ait Giorgio Agamben en épigraphe et deux allusions aux Mythologies de Roland Barthes. Un peu de scatologie ? Évidemment. La langue ? Populaire. Le dessin ? Sans prétention : on voit les traits de la gomme à effacer, il y a des ratures.

Un deuxième tome de Je sais tout est annoncé pour avril. L’Oreille tendue ne croit pas qu’elle en fera une de ses lectures prioritaires.

 

Référence

Bouchard, Pierre, Je sais tout, Montréal, Éditions Pow Pow, 2014, 106 p.

Langues vivantes

Philippe Girard, la Grande Noirceur, 2014, couverture

Il est arrivé à l’Oreille tendue de s’intéresser à l’expression Grande Noirceur. Tombant par hasard sur une bande dessinée portant ce titre, celle que vient de faire paraître Philippe Girard, elle a donc fleuré la bonne affaire (lexicale).

Sur ce plan-là, elle a été un peu déçue (mais c’est de sa faute). La bande dessinée se déroule bien pendant la période que l’on appelle au Québec la Grande Noirceur, mais l’expression n’est utilisée que dans le titre. Un lecteur qui n’est pas familier avec elle risque de se demander pourquoi elle a été retenue.

En revanche, sur le plan du plaisir de lecture, aucune déception, bien au contraire.

À Québec, en septembre 1939, Anna Donati est presque renversée par une voiture. Au dernier moment, un homme la sauve; c’est lui, Albert, qui se retrouvera alité dans un couvent, inconscient. Soir après soir, Anna ira lui faire la lecture. Elle commencera par la Bible, mais elle passera rapidement à des textes moins orthodoxes : Paradise Lost (Milton), l’Éducation sentimentale (Flaubert), les Fleurs du mal (Baudelaire), Rome (Zola). Albert ne réagit pas, mais le corps d’Anna, lui, si. L’érotisme va grandissant, non seulement grâce au contenu des lectures, mais aussi par la fine reprise d’une scène muette (Anna se dévêtant avant de se mettre au lit).

Dans la Grande Noirceur s’entrecroisent plusieurs récits, celui d’Anna (et de ses rêves), celui d’Albert, celui d’un abbé bien peu orthodoxe (Marcel Logan) et d’une religieuse qui ne l’est pas moins (sœur Valérie). La chaire côtoie le bordel, comme la censure, la liberté. On passe d’un récit à l’autre sans transition et dans un ordre qui ne s’éclairera qu’à la dernière page. Au lecteur de reconstruire l’histoire.

S’y mêlent aussi les langues : le français, parfois populaire, des habitants de Québec; l’anglais des raisons sociales; l’italien d’Anna et de sa mère, en butte au racisme de deux «commères» (p. 15), ces «langues sales» (p. 83); le latin de l’Église, très fortement présent.

Le religieux est partout dans la société représentée : obligation de la confession, soumission à l’Index Librorum Prohibitorum, évocations récurrentes du diable et de l’enfer, contrôle des loisirs (un homme d’Église regarde sévèrement Anna en train d’écouter chanter La Bolduc). Malgré cela, Anna fera une découverte : «Mon père… je m’accuse d’avoir lu un méchant bon livre et d’y avoir pris plaisir !» (p. 85). Faut-il y voir le signe d’une société en train de changer ?

P.-S. de pion — «Ils ont tous débarqués ici ce matin» (p. 82) ? Non : «débarqué», évidemment.

 

Référence

Girard, Philippe, la Grande Noirceur, Mécanique générale, 2014, 87 p.

Abécédaire II

François Hébert, l’Abécédaire des demoiselles d’Angrignon, 2014, couverture

 

«Nous nous essayons à la poésie.
Est-ce que ça marche ?
Un jour, ça ira.»

L’Oreille tendue a un faible pour les textes, notamment poétiques, de François Hébert. (Voir, entre autres exemples, ici et .)

Elle en a aussi un pour les objets que crée Hébert, «collages» ou «assemblages», à partir «de bidules ramassés dans la rue» : déchirures de papier et de carton, pierres, morceaux de verre, de plastique ou de bois, tissus, composants électroniques, ressorts, fils comme ficelles, vis aussi bien que boulons, plumes, pièces de casse-tête devenues pièces d’un nouveau casse-tête. (Il y a un de ces «assemblages» en couverture de son Écrire au pape et au Père Noël.) Un autre écrivain québécois a une pratique semblable, Réjean Ducharme qui, sous le pseudonyme de Roch Plante, propose des «trophoux».

Elle aime encore les abécédaires. Elle en a publié un sur la langue de puck, et son Bangkok en a presque été un. (Ces jours-ci, elle publie quelques notes sur des abécédaires lus récemment. Hier, il était question de celui conçu et coordonné par Olivier Choinière.)

Elle s’intéresse au sport.

Elle devait donc lire l’Abécédaire des demoiselles d’Angrignon que vient de faire paraître l’assembleur.

Cela s’ouvre par une question : «La question est la suivante : pourquoi le ballon de football a-t-il une forme allongée ?» (Ce n’est pas d’hier que pareille interrogation occupe Hébert; voir de ce côté.) «Pablo, le peintre» — en l’occurrence, son fantôme — aurait été fasciné par cette forme. Au terme de la lecture, à la lettre Z, on trouvera une sorte de réponse : «Finalement, c’est pourquoi le ballon a une forme allongée. Il fait son petit effort pour raccourcir la distance entre les adversaires.»

Pour chaque lettre, deux choses : un court texte et la reproduction photographique d’une des «sculptures-personnages» créée par l’auteur. Les textes sont à la fois des portraits et les éléments d’une série de variations sur Picasso, les villes (Barcelone, Avignon, Montréal), les mots (Angrignon, Anglignon, Anguiliguilignon) — et un ballon.

Selon les données de «Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada», l’Abécédaire des demoiselles d’Angrignon serait «Pour les jeunes». Précisons : pas seulement pour eux.

 

Référence

Hébert, François, l’Abécédaire des demoiselles d’Angrignon, Saint-Lambert, Les heures bleues, 2014, s.p. Ill.