Chez Verne

Jules Verne, les Enfants du capitaine Grant, couverture

Petite, l’Oreille tendue a lu du Jules Verne. Il y a plus ou moins un lustre, elle a lu à son fils ainé le Tour du monde en 80 jours. Ces jours-ci, elle a découvert les Enfants du capitaine Grant.

On y va de surprises en rebondissements : parler des effets heureux du hasard serait un euphémisme, particulièrement à la fin. Verne n’a pas peur de faire surfer ses personnages sur un tremblement de terre ni de les montrer en train de faire entrer un volcan en éruption. Le racisme du narrateur — il en a surtout contre les Maoris — ne fait aucun doute, dans le même temps que l’imagologie le porte régulièrement, lui qui aime fort contraster les Écossais, les Anglais et les Français («Dans un Français il y a toujours un cuisinier»). Nombre de passages fleurent bon l’encyclopédisme didactique. Le début d’un chapitre comme «Le fleuve national» est une petite merveille de jeu sur le point de vue narratif.

En matière de langue, on est frappé par plusieurs choses.

La joie du lexique exotique («Il fallut passer des “canadas”, sortes de bas-fonds inondés») et du mot rare anime le narrateur et certains personnages, au premier rang desquels Jacques-Éliacin-François-Marie Paganel, «secrétaire de la Société de géographie de Paris, membre correspondant des sociétés de Berlin, de Bombay, de Darmstadt, de Leipzig, de Londres, de Pétersbourg, de Vienne, de New-York, membre honoraire de l’Institut royal géographique et ethnographique des Indes orientales», le type même du savant distrait. On ne peut noter tous ces mots rares : «extumescence», «axiome géométrographique», «émersion», «monticules ignivomes», «belluaires», «végétation silurienne», etc. L’Oreille tendue se réjouit de pareille phrase : «Cook visita deux villages défendus par des palissades, des parapets et de doubles fossés, qui annonçaient de sérieuses connaissances en castramétation.» Elle est quand même un brin étonnée de voir apparaître une «personne tabouée» (protégée par un tabou).

Qui s’amuserait à dresser un relevé systématique des noms propres pourrait vérifier l’impression qu’on a à la lecture que l’onomastique en miroir est fréquente dans le roman : «Mere-Mere», «Kidi-Kidi», «Kawa-Kawa», «Kirikiriroa», «Tetarata», «Hipapatua», «Hihi» et «Hihy». De la même façon (répétitive), une hache néo-zélandaise est un «patou-patou» et le «kakariki», une espèce de cacatoès.

Il est aussi certaines phrases qu’on ne peut manquer de relever. Est-il difficile de «se procurer un rayon de soleil» ? (Non.) Est-il commun qu’un ciel «s’encrasse» ? (C’est à voir.) Quand on est interrogé par Paganel, comment se tenir ? «Tolinié, qui était debout, ne pouvait se lever davantage.» Pourquoi «les naturels» de Nouvelle-Zélande sont-ils anthropophages ? «Tant que les Maoris ne seront pas membres de la société des légumistes, ils mangeront de la viande, et, pour viande, de la chair humaine.» De plus, il semble qu’ils n’hésitent pas à manger leurs semblables encore vivants : «Vers la partie orientale du détroit de Foveaux, cinq pêcheurs du Sydneg-Cove trouvèrent également la mort sous la dent des naturels.»

Il y a à boire et à manger chez Verne.

 

Référence

Verne, Jules, les Enfants du capitaine Grant, édition numérique, Project Gutenberg, 2004. Édition originale : 1868.

Expérience notulienne

Le Notulographe, Philippe Didion, écrivait ceci le 29 mai : «il y a toujours à retirer d’une lecture a priori inutile». L’Oreille tendue, spontanément, partage ce point de vue. Elle se propose toutefois aujourd’hui de le tester sur le roman la Dague de Cartier de John Farrow (2009).

Peut-on retirer quelque chose de l’intrigue ? Ce n’est pas sûr. Avec l’aide du cardinal de Médicis de Monreale, Jacques Cartier, le «découvreur» du Canada, histoire de convaincre François Ier d’investir dans l’aventure coloniale nord-américaine, traficote un poignard amérindien, dès lors appelé «la dague de Cartier», qui passera de main en main dans des circonstances de plus en plus rocambolesques — c’est un euphémisme —, du XVIe au XXe siècle, son pouvoir magique aidant ou pas — c’est un brin confus — ses propriétaires successifs, au rang desquels il faut compter, outre François Ier, Samuel de Champlain, Étienne Brûlé, les frères Kirke, le roi d’Angleterre, le cardinal de Richelieu, Paul de Maisonneuve, Dollard des Ormeaux, l’explorateur Radisson — ce «voyou» (p. 183) —, une jeune États-Unienne kidnappée par des Amérindiens, la compagnie d’assurances Sun Life, un président de la Ligue nationale de hockey et ex-procureur au tribunal de Nuremberg, Clarence Campbell, un criminel de guerre français réfugié au Canada, Jacques de Bernonville, et Pierre Elliott Trudeau, le premier ministre du Canada, qui le donnera à une jeune femme en échange de renseignements permettant de retrouver les membres du Front de libération du Québec qui ont enlevé James Cross en octobre 1970, laquelle jeune fille, par une nuit noire, dans un cimetière au sommet de Montréal, finira par enterrer cet objet devenu maléfique dans la tombe de son propre père, assassiné avec ce poignard, le soir du 17 mars 1955, durant l’émeute entourant la suspension du joueur de hockey Maurice Richard — il se peut que l’Émeute ait eu lieu précisément à cause de la dague (p. 79 et 90) —, sous les yeux de Camillien Houde, l’ex-maire de Montréal, de Jacques de Bernonville et de Camille Laurin, futur ministre d’un des gouvernements de René Lévesque, lui-même personnage de l’intrigue, mais plus tard — ouf ! —, les uns et les autres ayant été acoquinés avec Maurice Duplessis, alors premier ministre de la Belle Province, personnage antisémite, licencieux et ivrogne, dont il n’est pas impossible qu’il ait collaboré dans cette complexe et néanmoins sordide affaire avec un groupe fasciste secret, l’Ordre de Jacques Cartier — suivez mon regard —, que traquent de rares policiers non corrompus, ceux dont se sont entourés, à la mairie de Montréal, Pacifique Plante et Jean Drapeau. Pour le dire d’une formule : Dan Brown ou Jack Bauer («plusieurs complots coexistaient au sein d’une conspiration plus vaste», p. 532) rencontre un manuel d’histoire du Canada. (On pardonnera à l’Oreille tendue d’avoir essayé, assez prosaïquement, de remettre un peu d’ordre chronologique dans ce roman qui s’y refuse.)

À défaut de retirer quelque chose de l’intrigue, peut-on tirer profit de la traduction de Jean Rosenthal ? (Sauf erreur, ce roman de John Farrow, contrairement à City of Ice [1999] et à Ice Lake [2001], d’abord parus dans leur langue originale puis traduits en français, n’a jamais paru en anglais.) Ce n’est pas plus facile. Le traducteur ayant remplacé au petit bonheur «dague» par «poignard», ou l’inverse, il est assez fréquent que l’accord en genre soit fautif (p. 572, 604 et 618). Les noms de lieu sont écorchés : la Gaspésie devenant «le Gaspé», comme dans «the Gaspé» (p. 321 et 369), le Parc Belmont est amputé de son article (p. 324), alors qu’on en ajoute un à Blue Bonnets (p. 368) et à Rivière-du-Loup (p. 369). On affuble le nom de Dollard des Ormeaux de deux traits d’union, comme s’il s’agissait de la ville de même nom, et Lambert Closse, qui a sa rue à Montréal, hérite d’un accent aigu final qui n’est pas à lui (p. 144). Au lieu de «CDC», il faudrait lire «CBC» (p. 550). Un «In your dreams» devient, littéralement, «Dans tes rêves» (p. 383). On découvre, non sans étonnement, l’existence d’«ordinateurs» dans un immeuble montréalais en 1955 (p. 422). Il n’y a pas de «tournoi final» au hockey, mais des éliminatoires (p. 28). Le réalisme linguistique, malgré un juron du cru, n’est pas une priorité du traducteur : «Si ces fils de putes s’imaginent qu’ils peuvent… Nom de Dieu ! ils feraient mieux de chier dans leur potage ! Maudit calice ! On va leur vomir dans la gueule, leur clouer le bec et les faire dégueuler par les trous de nez, ces enculés !» (p. 252) (Pour rappel : on est à Montréal, dans un poste de police, en 1955.) De même, «zapper» ne se pratiquait guère… en 1970 (p. 548). Certaines phrases ne manquent pas de cocasserie (involontaire) : «L’endroit devait donc être défendu, car les Iroquois devaient eux aussi le courtiser comme idéal… pour attaquer» (p. 141). Devant un problème particulier, Jean Rosenthal a une solution radicale mais simple : il ne traduit pas (p. 534).

Ni l’intrigue ni la traduction ne conviennent. La description de l’émeute de 1955, alors ? Non, toujours pas. L’auteur décrit une «guerre totale» (p. 43), voire une «révolution» (p. 54 et 57), qui ne concerne guère que les francophones de Montréal (p. 46 et 79), ce qui correspond à la vulgate richardienne depuis une trentaine d’années. Ce soir-là, c’est «l’histoire» qui s’écrit (p. 48), c’est «l’avenir politique d’un pays» qui est modifié (p. 15) : «à travers le hockey, c’était toute l’histoire culturelle de la société canadienne qui se jouait» (p. 16). On se situe bien au-delà du seul «Richard le Rocket» (p. 77 et 84). Le problème vient du fait que ce roman, si souvent lourdement réaliste, se trompe souvent sur les faits. Une bombe lacrymogène a explosé dans l’enceinte du Forum de Montréal, là où avait lieu le match du 17 mars; Farrow parle, lui, de «l’explosion sur la glace de boules puantes» (p. 39; voir aussi p. 58 et 526). Les canettes de bière existaient au Canada au milieu des années 1950, mais il est peu plausible, du fait de leur rareté, qu’elles aient servi de projectiles aux émeutiers (p. 40, 47 et 541). Personne n’a jamais avancé que ceux-ci avaient pu être 64 000 (p. 83); le nombre le plus souvent avancé est 10 000. Le 18 mars, quand il appelle ses partisans au calme, Maurice Richard le fait à la télévision et à la radio, pas seulement à la radio (p. 154-156). Peut-on sérieusement avancer que la Sun Life avait «parfois été aussi influente que l’Église» au Québec (p. 75) ? Bref, il y aurait eu des vérifications à faire; elles ne l’ont pas été.

Mais enfin, que reste-t-il à «retirer» de cette «lecture a priori inutile» ? Une seule chose, peut-être : écrire.

 

Référence

Farrow, John, la Dague de Cartier, Paris, Grasset, coll. «Grand format», 2009, 619 p. Pseudonyme de Trevor Ferguson. Traduction de Jean Rosenthal.

 

[Complément du 5 avril 2012]

L’original anglais a finalement paru deux ans après sa traduction : River City. A Novel, Toronto, HarperCollins, 2011, 845 p.

 

[Complément du 2 août 2013]

«S’il est nécessaire de consulter les bons ouvrages, il n’est pas inutile de parcourir les mauvais. Un bon livre fournit un ou plusieurs articles excellents; un mauvais livre aide à faire mieux» (Diderot, article «Encyclopédie», Encyclopédie, cité dans Laurent Loty et Éric Vanzieleghem, Esprit de Diderot. Choix de citations, Paris, Hermann, 2013, 157 p., p. 91).

 

[Complément du 2 décembre 2016]

Pour son personnage d’Émile Cinq-Mars, le romancier s’était inspiré du policier Jacques Cinq-Mars. Celui-ci vient de mourir à 96 ans.

 

[Complément du 24 avril 2020]

Dans ses entretiens radiophoniques avec Robert Mallet, Jean Paulhan avait quelque chose à dire là-dessus : «Les mauvais livres aussi sont nécessaires. Ce sont les plus excitants : ils donnent envie de les recommencer. Ils vous invitent à intervenir. Ils vous jettent en pleine littérature» (p. 73).

 

Référence

Paulhan, Jean, les Incertitudes du langage. Entretiens à la radio avec Robert Mallet, Paris, Gallimard, coll. «Idées», 226, 1970, 187 p. Suivi d’une note de Jean-Claude Zylberstein.

 

John Farrow, River City, 2011, couverture

Propos de bouche

Manuel de diction. Parlons bien, 1950, couverture

En 1950, aux Éditions de la bonne chanson de Saint-Hyacinthe (Québec), J.-H. Bernard, ptre, «professeur de diction», fait paraître Parlons bien. Ce Manuel de diction est précédé d’une dédicace (à «M. Eugène Lassalle, directeur-fondateur du Conservatoire Lassalle de Montréal»), d’une note de l’auteur («En diction, comme en chant, le meilleur traité ne vaut pas grand’chose, sans la voix et l’oreille du maître»), de six citations démontrant l’«Importance de l’élocution» (on y trouve notamment un M. Mallarmé, mais il s’agit du ministre de l’Éducation nationale de France, pas du poète de la «disparition élocutoire») et d’un avant-propos («Cet ouvrage n’est pas un traité complet […]»). Le lecteur aura été prévenu : avant de commencer à parler, il y de nombreuses étapes à franchir.

Pour aider ses utilisateurs (pas «les tout-petits, mais […] ceux qui ont déjà certaines connaissances en français»), l’auteur a divisé son ouvrage en quatre parties : la phonétique («Se faire entendre»), la phraséologie («Se faire comprendre») et le geste, cela suivi d’un supplément («Fables et exercices») fait de textes à lire, tirés d’auteurs surtout français (au premier rang desquels La Fontaine), plus rarement québécois (Henri Bourassa, Lionel Groulx, Félix-Antoine Savard).

S’il est vrai que les exercices sont massivement regroupés dans le «Supplément», on en trouve aussi dans la première partie. En voici deux exemples.

Le premier se présente sous la forme d’un texte truffé de difficultés, à la fin de la rubrique «La voyelle o et au» :

Où sont aujourd’hui nos Jérôme et nos Chrysostôme ? Si des hommes frivoles, ô Sauveur, osent nier l’autorité de ta parole, n’est-ce pas beaucoup notre faute, la nôtre, à nous, tes orateurs ? Orateurs monotones et mornes auditeurs, tout dort. Ô Nautonnier, rends-nous l’orage ! Flots profonds, tonnerres sonores, vous réveillez jusques aux morts. — D’un pôle à l’autre et de l’aurore jusqu’au couchant, à Toronto, comme aux Comores, à Nogvorod comme aux Açores, l’homme honore les Apôtres et les héros. — Par ce temps chaud, au bord de l’eau, dans les roseaux dort le crocodile. — Près du tombeau de son héros, Laocoon offre à Chronos en holocauste un bon taureau aux cornes d’or. — Gondal (p. 13).

Attribuées à Ignace Louis Gondal, l’auteur de Parlons ainsi de la voix et du geste (1900) et du Mécanisme de la parole (1895), mais sans références précises, ces phrases sont proches, involontairement, du surréalisme, version cadavre exquis, voire de la prose d’Éric Chevillard.

Elles ont pourtant une signification plus immédiate qu’une litanie comme celle de la p. 23 :

J.-H. Bernard, Manuel de diction. Parlons bien, 1905, p. 23

Quoi qu’il en soit de la nature des exemples retenus, tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de s’y livrer ne suffirait probablement pas. On détrompera peut-être l’Oreille tendue là-dessus.

 

Référence

Bernard, J.-H., ptre, Manuel de diction. Parlons bien, Saint-Hyacinthe (Québec), Les éditions de la bonne chanson, 1950, 102 p. Ill.

J.-H. Bernard, Manuel de diction. Parlons bien, 1905, p. 9

Une âme sœur

Sébastien Bailly, les Zeugmes au play, 2011, couverture

On le sait : l’Oreille tendue aime les zeugmes, au point d’en avoir fait une catégorie, là, en bas, à droite. On comprendra donc son plaisir à la découverte du livre les Zeugmes au plat de Sébastien Bailly (2011) et de son site Web.

Dans son livre, Bailly donne plusieurs définitions du zeugme — ne pas dire zeugma, recommande-t-il —, il cite des travaux de divers rhétoriciens, il livre une brève anthologie thématique du «meilleur des zeugmes», il énumère les chansons et les articles de journaux où fleurit cette figure de style, il en construit une typologie : le zeugme étant une «entorse», puisqu’il s’agit «de tordre une construction grammaticalement correcte parce qu’il est plus simple, plus rapide, moins contraignant de procéder ainsi» (p. 17), il convient de distinguer l’«entorse légère» (genre, nombre, temps), de l’«entorse moyenne» (syntaxe, sémantique) et de l’«entorse grave» (là où règnent les «complications inattendues», p. 22). Non seulement l’auteur expose la nature du zeugme, mais il souhaite faire œuvre utile, d’où une «petite fabrique du zeugme» (p. 43-56), d’inspiration oulipienne.

Sous un titre emprunté au préfacier, Hervé Le Tellier, on lit une véritable défense et illustration du zeugme. Ce «petit traité» (p. 12) regorge (évidemment) de bons mots, d’exemples bien choisis, voire de passages philosophiques : «En clair, pour Henri Mourier [ce devrait être Morier], le zeugme permet de donner du sens à la vie; pour Pierre Jourde, il souligne qu’elle n’en a pas» (p. 72); «Il se trouve que le zeugme apporte quelque chose de plus qu’une rupture dans la marche grammaticale de la phrase : il remet en cause la fonction première du langage» (p. 76).

Tout cela était nécessaire, car, selon Bailly, le zeugme est le laissé-pour-compte de la rhétorique : «On en revient toujours à ce désintérêt frappant, ce désamour cinglant, cette indifférence aveuglante pour la figure» (p. 39 n. 27). Ce n’est désormais plus vrai.

P.-S. — À la p. 32, on lit, correctement, tel vers de Racine : «Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste» (Andromaque, acte II, scène 2). Page 18 et page 80, on a mis «veaux» à la place de «vœux». Ça fait désordre.

 

Référence

Bailly, Sébastien, les Zeugmes au plat. Éloge d’une tournure humoristique, Paris, Mille et une nuits, coll. «Mille et une nuits», 585, 2011, 107 p. Avant-propos de Hervé Le Tellier.

Tout le monde à bord

Martine Sonnet, Montparnasse monde, 2011, couverture

L’Oreille tendue, il y a quelques mois, chantait les louanges d’Atelier 62 (2008) de Martine Sonnet. Bis, avec Montparnasse monde (2011).

Le «contenu» — à défaut de meilleur terme — de ce livre a connu plusieurs incarnations au fil des ans, incarnations qu’on peut retrouver (en partie) sur le site de l’auteure. Il y eut des images (fixes ou mobiles), du son, des entrées de blogue et un recueil de quelques-unes de celles-ci dans un livre numérique paru chez publie.net en 2009, sous le même titre que l’ouvrage sorti récemment aux éditions Le temps qu’il fait. Le sous-titre d’alors, Variations sur le thème d’une gare, est devenu fort heureusement Roman de gare. Mais de quoi s’agit-il ?

De faire voir et entendre, en 27 chapitres, une gare parisienne, celle du titre, pour montrer qu’elle est un monde en soi, ouvert sur le monde. De mêler, aux descriptions et évocations, des éléments de son histoire personnelle, familiale, professionnelle et intellectuelle.

Martine Sonnet a voulu tenir la gare «à l’œil» (p. 43), en révéler les strates — dans l’espace comme dans la mémoire —, comprendre sa position dans un univers bien particulier : «La gare, le bureau, le Jardin et moi, nous formions un écosystème» (p. 83). De l’auteure en «rapporteuse de gare» (p. 32).

Accessoirement, le livre permet de répondre au narrateur du roman l’Incident de Christian Gailly : «La gare était comme toutes les gares. Une gare, quand on a dit ça on a tout dit. Il suffit d’en voir une, on les a toutes vues. Toujours les mêmes gens qui regardent en l’air, attendent, partent, reviennent» (p. 208). Non, pas celle de Martine Sonnet.

Pareille «entreprise d’écriture» (p. 61) est par définition infinie : «Si le Montparnasse monde bouge en même temps que je l’écris, je n’aurai jamais fini» (p. 66). Martine Sonnet le sait donc, qui propose à ses lecteurs une dizaine d’«exercices de gare» : à chacun de se représenter son monde, de se faire son propre roman.

Qui dit «roman de gare» dit «vocabulaire de gare» (p. 19 et p. 43), «langue de gare» (p. 22). Celle de Martine Sonnet peut parfois dérouter, au sens littéral. On la voit résister «à la séduction des gondoles» dans un grand magasin voisin de son port d’attache (p. 111) et ne pas s’émouvoir de ce qu’impose «le crocodile» au wagon de tête de son train (p. 122). Voilà l’Italie et des contrées bien plus lointaines au cœur de Paris.

Il se passe décidément beaucoup de choses dans une gare, quand on est tout yeux, tout oreilles. La démonstration est faite à chaque page du livre de Martine Sonnet. Suivons-la.

P.-S. — Ce texte a été rédigé dans une chambre d’hôtel qui donne précisément sur la gare de Martine Sonnet. Il y a aussi le Québec dans le Montparnasse monde.

 

Références

Gailly, Christian, l’Incident, Paris, Éditions de Minuit, coll. «Double», 63, 2009, 253 p. Édition originale : 1996.

Sonnet, Martine, Atelier 62, Cognac, Le temps qu’il fait, coll. «Corps neuf», 1, 2009, 193 p. Ill. Édition originale : 2008.

Sonnet, Martine, Montparnasse monde. Roman de gare, Cognac, Le temps qu’il fait, 2011, 139 p. Ill.

Sonnet, Martine, Montparnasse monde. Variations sur le thème d’une gare, Saint-Cyr sur Loire, publie.net, 2009. Édition numérique.