Florilège du jeudi matin

Kim Thúy, Ru, 2009, couverture

Ambitionner : semblerait vouloir dire espérer. «Malgré toutes ces nuits où nos rêves coulaient sur la pente du plancher, ma mère a continué à ambitionner un avenir pour nous» (p. 27).

Avoir pour mission : se dirait des animés comme des inanimés. «Ma naissance a eu pour mission de remplacer les vies perdues» (p. 11).

Désigner : manquerait de synonymes. «J’ai quitté Hanoi ainsi, l’abandonnant à son coin de trottoir, sans avoir pu détourner son regard vers un horizon sans fumée, ni être héroïque comme Anh Phi, comme beaucoup de gens qui ont été identifiés, nommés, désignés héros au Vietnam» (p. 101).

Grand-mère : serait un élément architectural. «Mais, contrairement à ma grand-mère, les fenêtres en lattes de bambou de sa chambre donnaient directement sur la rue» (p. 125).

Irresponsabilité : la «qualité d’une personne irresponsable» (le Petit Robert) ne serait pas la même chose que la «capacité» d’une personne «d’être irresponsable». «Ma mère enviait l’irresponsabilité de mon oncle, ou plutôt sa capacité d’être irresponsable» (p. 70).

Jongler : relèverait de l’instinct maternel. «Ma grand-mère jonglait avec ses jeunes enfants et ses fausses couches à répétition» (p. 70).

Parcours d’apprentissage : aurait quitté, sans modification aucune, le ministère de l’Éducation, du loisir et du sport du Québec pour le ministère de la Culture. «[Nos] parcours d’apprentissage sont atypiques» (p. 82).

Pudeur : constituerait un motif de danse. «Toute la frivolité de la jeunesse a glissé entre ses doigts pendant qu’elle interdisait à ses sœurs de danser au nom de la pudeur» (p. 71).

Sens : il faut pas confondre sens (direction : Flatte-les dans le sens du poil), sens (sensation : Ses sens étaient en éveil), sens (jugement : C’est plein de bon sens) et sens (signification : C’est le sens de mon intervention). «J’étais une extension d’elle, même dans le sens de mon nom» (p. 12).

Sexe : on s’y adonnerait. «Certains ignoraient son handicap en acceptant son collier en or de vingt-quatre carats en échange d’un morceau de goyave, ou en s’adonnant au sexe avec elle en échange d’une flatterie» (p. 112).

Vandaliser : s’en prendrait aux organes internes. «La maternité, la mienne, m’a affligée d’un amour qui vandalise mon cœur […]» (p. 134).

 

Référence

Thúy, Kim, Ru, Montréal, Libre expression, 2009, 144 p.

Guy Lafleur raconté aux enfants

Christine Ouin et Louise Pratte, Guy Lafleur, 2010, couverture

Il arrive souvent à l’Oreille de se tendre vers le monde du sport, notamment du côté du hockey, plus particulièrement encore du côté de Maurice Richard. Pourtant, ce joueur n’a jamais été son favori, la place étant prise par Guy Lafleur, le célèbre numéro 10 des Canadiens de Montréal.

L’Oreille devait donc lire la biographie de Lafleur destinée aux enfants que viennent de publier Christine Ouin et Louise Pratte. Triple déception.

Le livre est mince (71 petites pages), et la partie consacrée à Guy Lafleur, plus mince encore (moins de 30 pages). Le reste est fait de propos généraux sur le hockey (but et nature du jeu), d’une série d’«activités» (entraînement, alimentation) et de «miniquiz».

Les renseignements sur le monde du hockey sont parfois approximatifs. Guy Lafleur n’a pas «souvent» joué à l’aile droite (p. 34); c’était sa position régulière. Les joueurs punis ne restent pas «sur le banc des punitions pendant au moins deux minutes» (p. 35); cela peut être moins. La liste des dix «étapes à franchir pour devenir joueur professionnel» est incomplète (p. 39); il manque, entre autres choses, la Ligue américaine. La coupe Stanley n’est sûrement pas «le trophée sportif […] le plus célèbre en Amérique du Nord» (p. 27); ça se saurait.

Il y a enfin des problèmes de langue. Selon l’Office québécois de la langue française, aréna est un mot masculin (p. 12 et 37). Haltère aussi, et il prend un h; on n’écrit pas «petites altères» (p. 45). Jean Béliveau, dont Guy Lafleur jeune a porté le numéro 4, n’était pas un «avant-centre», mais un «centre» (p. 34).

Le héros de l’Oreille tendue méritait mieux que cette ébauche d’hagiographie.

 

Référence

Ouin, Christine et Louise Pratte, Guy Lafleur, Saint-Bruno-de-Montarville, Éditions Goélette, coll. «Minibios», 2010, 71 p. Ill.

Les jambes en italique

Victor R. a cinquante-quatre ans, il est presque sourd, il vit avec sa vieille mère, il aime les trains (miniatures ou pas). Il sera bientôt à la retraite. Son gagne-pain ? «Je travaille de nuit comme correcteur de presse dans un grand journal régional.» Sa responsabilité ? Les carnets : naissances, morts, anniversaires, communions, mariages, etc.

Victor n’a pas toujours été correcteur. En fait, il l’est devenu involontairement, à la suite d’une mutation technologique. Le travail pour lequel il avait été formé — linotypiste — n’existe plus et il doit se requalifier. Du plomb dans le cassetin se présente d’abord comme le récit, par petites touches, de la vie de Victor : sa jeunesse, sa formation, ses relations (surtout mauvaises) avec ses compagnons de travail, sa passion des locomotives. L’amour du métier est palpable : «Moi, ce qui m’énerve le plus maintenant avec la photocomposition, c’est les espaces»; «je regrette […] ces belles machines bruyantes et compliquées». Crayon à la main, dans un grand cahier, il raconte, même si ce n’est pas son truc : «Je suis pas écrivain moi, je suis typographe.» Par la suite, cela dérape; quelqu’un pète les plombs. (L’Oreille tendue n’en dira pas plus; il faut y aller voir.)

Tout au long des pages de son roman, Jean Bernard-Maugiron fait entendre l’argot des typographes, depuis le «cassetin» du titre («ce mot désigne le bureau des correcteurs, et plus généralement un service de correction dans la presse ou l’édition») jusqu’aux effets de l’ivresse («on avait tous les jambes en italique»). Ce n’est pas la seule raison de le lire.

P.-S. — Correcteur, tu le sais : cette entrée est la 400e de ce blogue, pas la 400ième.

 

Référence

Bernard-Maugiron, Jean, Du plomb dans le cassetin. Roman, Paris, Buchet/Chastel, 2010, 106 p.

Un assassin-linguiste sur la banquise

Le Tueur. Volume 8. L’ordre naturel des choses, 2010, couverture

L’Ordre naturel des choses (2010) est le huitième titre de la série de bande dessinée le Tueur, dessins de Luc Jacamon, scénario de Matz (Alexis Nolent).

Français d’origine, le personnage éponyme, dont on ne connaît pas le nom, trucide pour gagner sa vie, il vit au Venezuela, il a deux femmes dans son existence — la mère de son fils, une Guayapaqi (?); Katia, une Cubaine —, il possède iPhone et iPad — c’est un assassin moderne. Dans cet album, il fait gicler du sang sud-américain et montréalais, dans une obscure histoire où se mêlent pétrole cubain et drogue colombienne, le Canada et le Niger. On ne connaîtra pas le fin mot de l’affaire, puisque l’album laisse ses lecteurs sur leur faim; pour en savoir plus, il faudra lire la suite. La forme préférée de narration est le monologue intérieur, prosaïque au carré. En revanche, le graphisme est riche : cases irrégulières, parfois superposées, effets de zoom, déplacements des perspectives, changements chromatiques pour distinguer les époques, etc.

Si seulement le héros — «Tueur», pour les intimes, comme son ami et commanditaire Mariano — se contentait de tuer, le récit de ses exploits ne serait qu’ennuyeux. Mais lui et le narrateur se mêlent de linguistique, et là ça devient autre chose. Un des épisodes les plus longs du récit (p. 34-54) se déroule à Montréal, par grand froid, et c’est l’occasion de commenter et de faire entendre le français québécois.

Le Tueur n’aime pas Montréal — «Ça respire la médiocrité, ici» (p. 36) —, et particulièrement sa langue. Il postule l’existence d’une «barrière de la langue» entre lui et les Québécois. Il s’en prend à leur accent — «Leur accent, ça écorche méchamment les oreilles» — et à la faiblesse de leur vocabulaire — «Ils ont 40 mots de vocabulaire et le reste, c’est de l’anglais traduit» (p. 36). De ce constat, il tire deux questions rhétoriques : «Est-ce que tu peux vraiment concevoir et exprimer des idées subtiles et sophistiquées si tu parles une langue limitée et abâtardie ? Si t’appelles une voiture un char et ta femme ta blonde ?» (p. 36) Le jugement est sans appel, mais il est rendu par un personnage dont le capital de sympathie est faible (c’est le moins que l’on puisse dire). À chacun d’évaluer sa pertinence.

Éric Bouchard, sur le Délivré, le blogue de la Librairie Monet — où l’Oreille tendue a découvert l’existence de l’Ordre naturel des choses —, rapporte directement cette détestation à Matz, l’auteur du texte. Celui-ci a vécu quelque temps à Montréal et il n’aurait pas apprécié l’expérience : ce que dit le personnage serait ce que pense l’auteur. Preuve supplémentaire : Le Tueur n’aurait pas tenu de propos semblables sur les habitants des lieux décrits dans les autres volumes de la série. Le principal intéressé n’est pas d’accord, et il a répondu à Éric Bouchard, dans les commentaires de son blogue. Ce genre de procès laisse l’Oreille assez indifférente.

Mais il n’y a pas que Le Tueur; il y aussi le narrateur, qui «traduit», en note, certains propos des cinq Hells Angels que son personnage principal et Mariano sont venus zigouiller sous la neige. Aux yeux de l’Oreille, le vrai problème est là.

Que donne cette «traduction» ?

«Qu’ess v’faites dans l’boutte, les ‘tits criss ?» / «Qu’est-ce que vous faites dans le coin, les petits bourges ?» (p. 39)

«V’z’êtes-vous des bœufs estie ?» / «Vous êtes flics ?» (p. 40)

«Han ? Tu m’prends-tu pour un cave, des fois ? Qu’ess’ tu veux ? Jus’ m’donner ton cash pis ta mont’, ou ben tu veux-tu qu’on t’en calisse une en plus ?» / «Tu me prends pour un con ? Tu veux quoi ? Juste nous donner votre fric et vos montres ou bien vous voulez qu’on vous tabasse en plus ?» (p. 40)

«Qui c’est qu’v’z’êtes, tabarnak ?» / «Vous êtes qui, bordel ?» (p. 41)

D’autres phrases ne paraissent pas exiger de précisions, sans qu’on sache pourquoi.

«Vos mères v’z’ont pas dit d’pas d’traîner din bad quartiers ?» (p. 40)

«Dis-moë pas qu’v’z’êtes v’nus jusqu’icitte pour avoir d’la dope ?» (p. 40)

«Décrissez, les gars !» (p. 41)

Pas besoin de tendre l’oreille bien longtemps pour savoir que ça ne va pas. Pour une trouvaille — l’ellipse du vous en v’ —, combien d’approximations ! Les «’tits criss» deviennent des «bourges» (ce qui n’a strictement rien à voir), «estie» n’est pas «traduit», alors que «tabarnak» l’est (mais par «bordel», qui est beaucoup trop faible), «ton cash pis ta mont’» sont transformés en «votre fric et vos montres» (p. 40), «bad» aurait un emploi adjectival, du moins dans le sociolecte motard.

Décidément, Casterman a du mal quand ses auteurs essaient de reproduire la langue parlée au Québec.

 

Référence

Le Tueur. Volume 8. L’ordre naturel des choses, Casterman, coll. «Ligne rouge», 2010, 56 p. Dessins de Luc Jacamon. Scénario de Matz.

 

Tabarnak et tabarnaque

Simon Boudreault, Sauce brune, 2010, couverture

[Attention, Lecteur : entrée inhabituellement longue.]

L’Oreille tendue a aperçu avant-hier quelques ex-étudiants de son cours d’histoire de la littérature au théâtre Espace libre. Elle n’a pas eu l’occasion de leur demander ce qu’ils ont pensé de la conférence et de la pièce auxquelles nous venions d’assister. Elle se demande s’ils partagent une partie de son scepticisme.

Portrait d’Artiom Koulakov, Voir, 26 août 2010

Artiom Koulakov a 24 ans. Il a commencé à apprendre le français à l’âge de six ans. Il enseigne cette langue à l’Université d’État de Saratov, à 723 km au sud-est de Moscou. Et il s’intéresse aux jurons québécois, les sacres. (Sacres québécois est pléonastique, précise-t-il, ce qui est bien vu.)

Pourquoi ? Pour deux raisons. On se penche régulièrement dans son université, autour de Vassili Klokov, sur les variations régionales du français, dont le «français canadien». Depuis la chute de l’empire soviétique, on travaille beaucoup en Russie sur le juron : c’est le signe tangible d’un vent de libéralisation, langagière, mais pas seulement. Koulakov raconte cela sourire en coin, ponctuant son propos de icitte et de tabarouette (juron euphémisé), autour desquels on entend toujours des guillemets, malgré une bonne volonté évidente d’adaptation à son public local.

Quelles sont les particularités des jurons québécois suivant Koulakov, dont l’ampleur du répertoire mérite l’admiration ?

La première n’étonne pas : le gros des jurons, au Québec, provient du catholicisme (noms de personnes, objets du culte, etc.). L’identité nationale québécoise serait doublement religieuse : le catholicisme a marqué le développement de la nation (pratiques religieuses, institutions, etc.); il lui a donné ses sacres.

La seconde est que le sacre, qui est toujours, du moins à l’origine, une interjection, est, au Québec, l’objet d’une proliférante relexicalisation. Koulakov démontre cela avec le juron crisse (Christ); l’Oreille préfère tabarnak (tabernacle). On peut l’utiliser à plusieurs sauces : tabarnak, mon tabarnak, tabarnak de x, tabarnaker quelque chose, s’en tabarnaker, s’en contre-tabarnaker, s’en contre-saint-tabarnaker, etc. Cette relexicalisation est non seulement largement répandue au Québec, mais elle fonctionne aussi de façon particulière : à sa base, il y a l’interjection (câlice donne câlicer), alors qu’ailleurs c’est plutôt le substantif (emmerdement vient de merde substantif, pas de l’interjection).

Voilà des exemples de la «jurologie» qu’il expose ces jours-ci au théâtre Espace libre de Montréal, ainsi que dans plusieurs médias québécois — de Radio-Canada à Voir et à la Presse —, qui raffolent du sujet et de l’exotisme du chercheur. Un souhait nourrit sa position : puisque la société québécoise a un inventaire de jurons beaucoup plus étendu que d’autres, il est du devoir de chacun, au Québec, de maintenir vivant l’intérêt pour les sacres et de les utiliser. C’est un bien national. Au Mexique, ne surnomme-t-on pas les Québécois Los Tabarnacos (et non Los Poutinistas, en l’honneur de la poutine, plat quasi national) ?

Simon Boudreault, Sauce Brune, 2010, affiche

 

À Espace libre, on a organisé la visite de Koulakov pour qu’elle coïncide avec la reprise de Sauce brune (2009), une pièce écrite, mise en scène et produite par Simon Boudreault.

L’argument dramatique tient en quelques mots. Dans les cuisines d’une cantine scolaire, quatre femmes discutent en préparant les repas, en douze scènes, du lundi au vendredi, puis de nouveau le lundi. Armande, la plus vieille, est la «chef-cook» et tient à le rester. Sarah médit. Martine, l’ingénue, se fait violenter par son Charlot. Cindy raconte ses prouesses sexuelles. Le décor — tables métalliques, néons, ustensiles de cuisine — et les costumes — tabliers, filets pour les cheveux — sont réalistes. Et les quatre femmes sacrent à n’en plus finir. Ouvrons le texte de la pièce au hasard. C’est Armande qui parle :

Y aiment crissement ça, tabarnak. Si j’fais pas ça, stie d’tabarnak, quessé m’as faire, crisse ? C’est mon ostie d’job d’être la tabarnaque de chef-cook, câlisse. On sert à d’quoi, icitte, crisse de tabarnak. On pourrait pas m’laisser tranquille une crisse de fois d’estie d’tabarnak ? Ça s’pourrait tu ça, câlisse de crisse ? (p. 81)

C’est comme ça à toutes les pages — à toutes les répliques. (On notera que la graphie des jurons n’est pas fixée : tabarnak / tabarnaque.)

On aurait pourtant tort de lire (d’entendre) le texte de Boudreault comme une œuvre naturaliste. De la même façon que les comédiennes triturent d’un bout à l’autre de la pièce une curieuse matière brune (comme la sauce du titre) d’origine manifestement artificielle, elles parlent une langue inventée, où chacune a un registre clairement délimité (p. 6). Pareille accumulation de jurons n’a plus rien à voir avec une quelconque hiérarchie sociale des niveaux de langue : Simon Boudreault a lardé leurs répliques de tant de gros mots qu’on ne saurait croire à la «vérité» réaliste de ce qu’on entend dans leur bouche. «J’ai voulu créer une langue québécoise surréaliste où les sacres prennent toute la place» (p. 8), écrit-il. Armande, Sarah, Martine et Cindy sont d’une autre planète linguistique que le commun des mortels. C’est ce qui rend d’autant plus admirable le travail des comédiennes : leur capacité d’adaptation lexicale vaut le déplacement, particulièrement celle de Johanne Fontaine (son Armande éructe, et pas uniquement contre les «osties d’l’ostie d’comité d’osties d’parents» [p. 17]) et de Catherine Ruel (sa Martine a un fort monologue sur la violence qu’elle subit [p. 56-59]).

Au-delà de cette inventivité verbale, l’Oreille n’est pas convaincue par le texte de Boudreault. Le hasard fait que le soir où elle a assisté à la pièce Michel Tremblay se trouvait dans la salle, et son influence — en l’occurrence celle de ses premières pièces — est manifeste dans les situations dramatiques de Sauce brune (distribution féminine, enfermement, stratification sociale, violences et larmes, crudité). L’Oreille aurait aimé savoir ce qu’il pensait du travail de Boudreault, notamment de l’utilisation ponctuelle des monologues, si proche de son propre univers dramatique : à écouter les quatre cantinières, il est difficile de ne pas entendre ses personnages, par exemple ceux d’À toi, pour toujours, ta Marie-Lou (1971), mais des personnages beaucoup plus portés sur la scatologie que les siens.

Pour résumer, peut-être un peu injustement, sa pensée, l’Oreille tendue dirait les choses ainsi : chez Tremblay, on est dans la tragédie; chez Boudreault, dans le drame. Comment mesurer l’écart ? Par le fait, notamment, que la surenchère linguistique et scatologique de la pièce entraîne inévitablement les spectateurs vers le rire — il est difficile de ne pas rire dans Sauce brune — et qu’ils arrivent difficilement à en sortir. Le chapelet d’horreurs débité par les quatre personnages dérobe à ceux-ci leur aliénation, et par là leur humanité, réduites que sont les quatre femmes à empiler les bons mots — les mots cruels, les gros mots, les mots crus — les uns sur les autres, comme autant d’assiettes sales.

 

[Complément du 19 mars 2014]

Lisant l’admirable LTI, la langue du IIIe Reich de Victor Klemperer, l’Oreille tendue tombe sur le passage suivant : «tout ce qu’on imprimait et disait en Allemagne était entièrement normalisé par le Parti; ce qui, d’une manière quelconque, déviait de l’unique forme autorisée ne pouvait être rendu public; livres, journaux, courrier administratif et formulaires d’un service — tout nageait dans la même sauce brune, et par cette homogénéité absolue de la langue écrite s’expliquait aussi l’uniformité de la parole» (p. 36). Le mot brune n’a évidemment pas la même connotation dans l’Allemagne nazie et dans le Québec du XXIe siècle, mais cette image de la sauce brune comme incarnation de l’uniformité linguistique frappe qui a entendu la pièce de Simon Boudreault.

 

[Complément du 29 septembre 2014]

Le 4 octobre, de 17 h à 19 h, il sera question de Sauce brune au Off-festival de poésie de Trois-Rivières. Une table ronde sera alors consacrée au «Sacre québécois». Renseignements ici.

 

[Complément du 1er décembre 2014]

Artiom Koulakov vient de publier un article sur la pièce de Boudreault : «Le potentiel communicatif des sacres dans “Sauce brune” de Simon Boudreault», publif@rum, 21, 2014. On peut le lire ici.

 

Références

Boudreault, Simon, Sauce brune, Montréal, Dramaturges éditeurs, 2010, 137 p.

Klemperer, Victor, LTI, la langue du IIIe Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, coll. «Agora», 202, 1996, 372 p. Traduit de l’allemand et annoté par Élisabeth Guillot. Présenté par Sonia Combe et Alain Brossat.

Koulakov, Artiom, «Le potentiel communicatif des sacres dans “Sauce brune” de Simon Boudreault», article électronique, publif@rum, 21, 2014. https://publifarum.farum.it/index.php/publifarum/article/view/480

Tremblay, Michel, À toi, pour toujours, ta Marie-Lou, Montréal, Leméac, coll. «Théâtre canadien», 21, 1971, 94 p. Introduction de Michel Bélair.