Les joies du mariage

«On dit quoi à un francophone qui marie une anglo ?»
Yes Mccan, Dead Obies

Il y a de cela quelques décennies, l’Oreille tendue a étudié le latin. Un de ses professeurs aimait dire qu’un père pouvait marier sa fille, mais qu’il ne pouvait pas l’épouser.

Pourquoi cette précision ? Parce qu’au Québec il est courant d’entendre un verbe (marier : «Unir en célébrant le mariage», «Établir (qqn) dans l’état de mariage») pour l’autre (épouser : «Prendre pour époux, épouse; se marier avec»). Le Petit Robert note cet usage : «RÉGIONAL (Nord; Belgique, Canada) Épouser. Il l’a mariée contre l’avis de ses parents. “un jour vous allez vous établir, marier un bon gars avec une bonne terre” (J.-Y. Soucy)» (édition numérique de 2014).

Il est au moins un cas où l’usage régional a du bon. Prenons les phrases suivantes :

A man in a town married twenty women. There have been no divorces or annulments, and everyone in question is still alive and well. The man is not a bigamist, and he has broken no laws. How is this possible ? (tiré du magazine The New Yorker)

Comment les traduire ? L’ambiguïté vient de «married» (marier et épouser). Comment est-il possible de marier vingt femmes sans divorcer, sans voir de mariage annulé, sans créer aucune violence, sans être bigame et sans briser la loi ? Si on est un prêtre, ça ne pose pas de problème.

En effet, les prêtres marient. Qu’on le sache, ils n’épousent pas, du moins dans la religion catholique.

Une patente qui en a

Soit les deux tweets suivants :

«La patente à gosses qui a sauvé les astronautes d’Apollo 13. La mère de toutes les patentes. http://sploid.gizmodo.com/this-is-the-actual-hack-that-saved-the-astronauts-of-th-1598385593» (@MatthieuDugal).

«Patente à gosse : sérieuse option sur le titre dans la catégorie “Expression québécoise de l’année”. Ça dit tout» (@kick1972).

Patente à gosse(s), donc. Disséquons.

Cette patente n’est pas un «écrit émanant du roi, d’un corps qui établissait un droit ou un privilège», un «document relatif à l’état sanitaire d’un navire» ou un «ancien impôt direct local, auquel étaient assujettis, en France, les commerçants, artisans, les membres de certaines professions libérales», mais un «objet», une «chose quelconque». Synonymes de ce mot «familier» propre au Canada : bidule, machin, truc (le Petit Robert, édition numérique de 2014).

Mais que viennent faire les gosses dans cette affaire ? Le mot ne renvoie pas, comme en d’autres contextes, à l’appareil reproducteur mâle. Il a plutôt une simple valeur intensive. Une patente, ce n’est généralement pas terrible; une patente à gosse(s), c’est pire.

Usito, le dictionnaire en ligne du français québécois, propose la définition suivante — «chose de mauvaise qualité, objet qui fonctionne mal; fig. projet, plan mal conçu, qui a peu de chance d’aboutir, de réussir» — et offre cet exemple : «Le vote électronique est une autre de ces inventions humaines qui solutionnent une absence de problème. […] À part du profit des promoteurs de ces patentes à gosses, que sont censées produire les machines à voter ?» (la Presse, 2005).

On a donc intérêt à se méfier des patentes à gosse(s). Pour l’expression, c’est selon.

 

[Complément du 23 juillet 2014]

L’Oreille tendue s’en mord les lobes : elle a oublié de rapprocher patente à gosse(s) de broche à foin (voir ici). Merci à @Peaudchien de l’avoir remise dans le droit chemin.

 

[Complément du 16 février 2023]

Il y a pire que la patente à gosse(s), dixit Dominique Leclerc dans I/O : «Patente à gosse de marde» (p. 51).

 

Référence

Leclerc, Dominiques, I/O, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 33, 2023, 133 p. Ill. Précédé d’un «Mot de l’autrice». Suivi de «Contrepoint. Les sentiments scientifiques», par Julie-Michèle Morin.

Aimer, mais pas aveuglément

Dans un ouvrage collectif paru en 2013, le linguiste Loïc Depecker répond à la question «Le français est-il une langue moderne ?». Il lui faut d’abord proposer une définition de la modernité en matière de langue : «sont modernes, les langues qui disent la modernité. Et la modernité est technologique» (p. 44). Conséquence logique : Depecker consacre son texte aux questions de néologie et de terminologie. Son bilan est plutôt positif — «le français se modernise sous la pression de l’anglais. Et aussi sous la pression de son jeune et agile allié québécois» (p. 50) —, même s’il appelle à la vigilance — «cette modernité est à construire en permanence, sous peine d’être empêchée par les emprunts à l’anglais» (p. 52). Autrement dit, sur le plan de la néologie et de la terminologie, le Québec montrerait souvent la voie à la France.

Ce qui est ennuyeux de cet éloge, c’est qu’il repose sur un certain nombre d’affirmations fausses.

Trois exemples.

Le premier est vestimentaire : au Québec, «on ne parle généralement pas de gants, mais de mitaines» (p. 44). S’il est vrai qu’on ne parle pas de moufles au Québec, on y porte cependant des gants et des mitaines, et l’on sait sans mal distinguer les premiers des secondes.

Le deuxième est historique : «char est un vestige de la civilisation essentiellement agricole dans laquelle a vécu la Nouvelle France jusqu’au milieu du XXe siècle» (p. 48). Au sens strict, la Nouvelle-France est disparue en 1760. De plus, la population québécoise est majoritairement urbaine dès la première décennie du siècle dernier.

Au lieu de sérendipité, les Québécois diraient «plus volontiers» fortuité (p. 50). Cet usage avait échappé à l’Oreille tendue.

Cela fait désordre.

 

Référence

Depecker, Loïc, «Le français est-il une langue moderne ?», dans François Gaudin (édit.), la Rumeur des mots, Rouen, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2013, p. 43-60.

Divergences transatlantiques 033

Soit la phrase suivante, tirée de l’excellente série «précipités» de Mahigan Lepage :

«ça file devant mes yeux au carrefour d’hanoï où je m’envoie des litres de bia hoi en arrière du gorgoton» («jeune couple on a date un samedi soir à un carrefour d’hanoï», 7 juillet 2014).

Gorgoton, donc.

Cela s’entend : le gorgoton a à voir avec la gorge. Définition de Léandre Bergeron en 1980 : «Gorge. Gosier. Pomme d’Adam» (p. 252).

Qui s’envoie une bière «en arrière du gorgoton» se rince la dalle.

Notes historiques

À la fin du XIXe siècle, on trouve trois fois le mot sous la plume d’Hector Berthelot dans les Mystères de Montréal par M. Ladébauche, sous deux graphies différentes : «gargoton» (p. 71 et 144), «gorgoton» (p. 212).

Usito, le dictionnaire en ligne du français québécois, s’intéresse à l’histoire du mot : «L’étymologie de cet article est en cours de révision.» Sa définition est presque la même que celle de Bergeron : «Gorge, gosier.» L’exemple donné date de 1972 : «La vérité était qu’il n’osait pas s’avouer qu’il s’inquiétait, qu’une boule d’angoisse lui serrait le gorgoton depuis qu’il avait mis les pieds dans la rue des Récollets» (V.-L. Beaulieu, 1972).

 

[Complément du 26 mars 2019]

En 1937, la brochure le Bon Parler français classait «Gorgoton», mis pour «Gosier», parmi les barbarismes (p. 21).

 

Références

Bergeron, Léandre, Dictionnaire de la langue québécoise, Montréal, VLB éditeur, 1980, 574 p.

Berthelot, Hector, les Mystères de Montréal par M. Ladébauche. Roman de mœurs, Québec, Nota bene, coll. «Poche», 34, 2013, 292 p. Ill. Texte établi et annoté par Micheline Cambron. Préface de Gilles Marcotte.

Le Bon Parler français, La Mennais (Laprairie), Procure des Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, 24 p.

Allez !

 

(Fausse) Plaque minéralogique du Québec

Outre Atlantique, pour encourager quelqu’un, on lui dit «Allez !».

Au Québec, on préfère souvent «Envoie !» — mais avec une prononciation du cru. Dès lors se pose la question de la graphie.

L’Oreille tendue vous propose quelques possibilités.

«Tire ! Enwouèye, tire !» (Michael Delisle, le Feu de mon père, p. 13)

«enouaille» (Girerd)

«Aweille les tatas-payez ! et juste à temps pour les vacances d’été :)) https://www.youtube.com/watch?v=faOMHYCB_QE … #gas» (@alagacedowson)

«En tout cas, j’ai souvent entendu mes parents me dire : “awouèye, move-toué l’cul !”» (une lectrice de l’Oreille)

Awaye Dzigidzine, bande dessinée de Suicide et Caron

Tant de questions, si peu d’heures.

 

[Complément du 17 juillet 2014]

Deux autres graphies, venues de la bande dessinée : avouaill (Kesskiss passe Milou ?, p. 54) et avouaille (Kesskiss passe Milou ?, p. 56 et Tintin et son ti-gars, p. 17).

 

[Complément du 24 juillet 2014]

Pour Albert Chartier (Onésime, mars 1956) : «Envoye».

 

Maurice Richard dessiné par Albert Chartier, mars 1956

 

[Complément du 25 juillet 2014]

Dans la bande dessinée Motel Galactic 2 de Francis Desharnais et Pierre Bouchard : «enweille» (p. 36).

 

[Complément du 26 juillet 2014]

Suggestion du Spornographe : «Enwaille estie, rentre-la.»

 

[Complément du 14 septembre 2014]

Chez Vickie Gendreau, dans le roman Testament (2012) : «Enwèye, pine-moi contre la table, Dominic» (p. 140).

 

[Complément du 19 septembre 2014]

Par-delà les ans, Hervé Bouchard (2014) rejoint Albert Chartier (1956) : «J’ai appris sans chaise, sans même le bâton, au son de l’envoye du grand chef montreur» (p. 14).

 

[Complément du 28 septembre 2014]

Il y a aussi aweye.

Tweet de Gabriel Béland, 28 septembre 2014

 

Et anweille.

 

[Complément du 10 mai 2015]

Chez le romancier William S. Messier : «Envoueille, le frère ! Iglou, iglou !» (p. 67)

 

[Complément du 26 septembre 2018]

Nouvelle graphie, gracieuseté d’une publicité publiée dans la Presse+ du 23 septembre.

«awaille», publicité, la Presse+, 23 septembre 2018

 

[Complément du 26 mars 2019]

S’il faut en croire la brochure le Bon Parler français (1937), il fut un temps où l’on disait «Envoille» (p. 5). Les Frères de l’Instruction chrétienne le déploraient.

 

[Complément du 19 mars 2020]

Pour cause de coronavirus, le premier ministre du Québec François Legault tient une conférence de presse quotidiennement. Aujourd’hui, pour insister sur la nécessité pour tout un chacun de rester chez soi, il a cité une chanson de Jean-Pierre Ferland, «Envoye à maison».

Sur les réseaux sociaux, les graphies — outre celles relevées ci-dessus — pullulent : awèye (avec l’accent grave), eweille, envouèye, envoéy, enwoye, etc.

 

[Complément du 26 mars 2020]

Graphie du jour : awoueille.

Tweet de @rafov, 26 mars 2020

 

[Complément du 3 juin 2021]

Sous la plume du dessinateur Garnotte, dans le quotidien le Devoir, le 27 mai 2008 : «Enwoeïlle le gros !…»

 

[Complément du 24 décembre 2023]

Dans le Devoir des 21-22 octobre 2023 : «Avoyèye, mon champion !» (p. 19)

 

[Complément du 2 janvier 2024]

En deux mots ? Pourquoi pas : «En weille don» (Plume, p. 128).

 

[Complément du 21 avril 2025]

Graphie d’autobus : «Enwaye.»

«Enwaye», panneau publicitaire, Société de transport de Montréal, avril 2025

 

Références

Le Bon Parler français, La Mennais (Laprairie), Procure des Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, 24 p.

Bouchard, Hervé, Numéro six. Passages du numéro six dans le hockey mineur, dans les catégories atome, moustique, pee-wee, bantam et midget; avec aussi quelques petites aventures s’y rattachant, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 80, 2014, 170 p.

Chartier, Albert, Onésime. Les meilleures pages, Montréal, Les 400 coups, 2011, 262 p. Publié sous la direction de Michel Viau. Préface de Rosaire Fontaine.

Delisle, Michael, le Feu de mon père. Récit, Montréal, Boréal, 2014, 121 p.

Desharnais, Francis et Pierre Bouchard, Motel Galactic. 2. Le folklore contre-attaque, Montréal, Éditions Pow Pow, 2012, 101 p.

Gendreau, Vickie, Testament. Roman, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 60, 2012, 156 p.

Giard, Luc, les P’tits Tintins à Luc Giard. Kesskiss passe Milou ?, Montréal, Éditions du phylactère, coll. «Album Tchiize», 3, 1988, 62 p.

Giard, Luc, les P’tits Tintins à Luc Giard. Tintin et son ti-gars, Montréal, Éditions du phylactère, coll. «Album Tchiize», 5, 1989, 51 p.

Girerd, Son honneur, Montréal, La Presse, 1981, [s.p.].

Messier, William S., Dixie. Roman, Montréal, Marchand de feuilles, 2013, 157 p. Ill.

Plume. Chansons par toutes sortes de monde, Moult éditions, 2023, 189 p. Ill.

Suicide, Richard et Caro Caron, Awaye Dzigidzine, Montréal, Éditions Beaulieu, 1996, 20 p. Bande dessinée.

Tasse «Awaye !», Musée McCord, Montréal, juillet 2017