Le temps (maudit) des rétrospectives

La fin d’année entraîne toujours sa foultitude de rétrospectives. Ces jours-ci, il y en a partout, pour 2009 comme pour l’ensemble des années 2000. La langue n’y échappe pas.

L’Oreille tendue a déjà signalé la liste des catchphrases et buzzwords de 2009 du New York Times, de même que les mots de l’année des éditeurs du dictionnaire Merriam-Webster (to admonish) et d’Oxford University Press USA (to unfriend).

Patrick Lagacé, sur son blogue de cyberpresse.ca, a organisé un sondage : corruption serait le mot de l’année 2009 au Québec.

Le Globe and Mail propose ses «mots de la décennie» ici, prononciation à l’appui. Comme on le verra — on l’entendra —, beaucoup de ces mots sont liés à l’air du temps technologique. Attention : site très mal foutu.

The New Yorker cherche — sans succès — une expression pour résumer les années 2000, «this unnameable decade». Le magazine ne doit pas connaître ego.com, la réponse de Céline Harvey à un concours organisé par Marie-France Bazzo en 2004 avec exactement le même objectif.

Le Devoir y va d’une entreprise différente : elle a choisi de consacrer un article par jour aux «Objets de 2009». Le premier, celui du 28 décembre, a le mérite de rappeler que certains de ces objets ont une dimension linguistique plus forte que d’autres : la cravate du criminel à cravate — la variété locale du criminel en col blanc — a pris un nouveau sens à cause des fraudes financières des dernières années; cet accessoire désuet de l’uniforme masculin a dorénavant fort mauvaise presse.

La contribution de l’Oreille à l’entreprise rétro-anthologique pour la décennie écoulée ? Elle tiendrait en un titre d’article : «Le modèle québécois : le Québec se veut un leader au niveau du festival.»

Faune urbaine

Il fut un temps où l’on parlait des clochards, des mendiants ou des vagabonds. Au Québec, il y avait aussi des robineux, ce qui supposait quelque imbibition.

En France, on parle désormais plus volontiers du S.D.F., le sans domicile fixe, cette «Personne démunie qui n’a pas de logement régulier» (dixit le Petit Robert).

Au Québec, S.D.F. est peu utilisé; on lui préfère d’autres termes.

Le sans-abri, l’itinérant ou le sans-logis est l’équivalent du S.D.F. : «Personne qui n’a pas de logement fixe» (selon le Grand dictionnaire terminologique de l’Office québécois de la langue française). Il se tient, à Montréal, une Nuit des sans-abri et les itinérants ont leur magazine, l’Itinéraire.

Le squeegee n’a pas non plus de domicile fixe, mais c’est son activité «professionnelle» qui le caractérise. C’est un jeune entrepreneur spécialisé dans le récurage inopiné des pare-brise (contre rétribution).

Selon la Presse vient d’apparaître un nouveau mot pour désigner cette espèce, mais en sa variante saisonnière et montréalaise : crevette.

Pourquoi nomme-t-on «crevettes» les jeunes qui choisissent de vivre dans les rues ou les parcs de la métropole en période estivale ? Personne ne saurait vraiment le dire. Mais dans le milieu, ce terme a été adopté pour désigner des jeunes, souvent des mineurs, provenant parfois de milieux aisés. Venus chercher «l’expérience» de la rue, ils adoptent un style vestimentaire marginal. Certains lavent des pare-brise, d’autres quémandent pour vivre. Lorsque les premiers signes de la belle saison se font voir, ils convergent au centre-ville. Si certains sont des régions du Québec ou de la métropole, d’autres viennent d’aussi loin que Vancouver, Halifax, Toronto ou les États-Unis (29 juillet 2009, p. A3).

L’activité de ce «jeune de la rue» ? «Du tourisme sans abri» ou du «Camping urbain». Si le journal le dit, ce doit être vrai.

 

[Complément du 21 mai 2016]

À cela, il fallait un autre substantif :

«Sans-abrisme», Twitter, 20 mai 2016

 

[Complément du 24 septembre 2024]

Dans son roman Petite-Ville (2024), Mélikah Abdelmoumen parle des «sans-maisons» (p. 75) ou des «gens sans maison» (p. 81).

 

[Complément du 2 février 2025]

La romancière Julia Deck, dans le Triangle d’hiver (2014), économise les mots, à juste titre : «Or par ici végètent les sans-domicile fixe, soit les les sans-domicile tout court» (p. 108).

 

Références

Abdelmoumen, Mélikah, Petite-Ville, Montréal, Mémoire d’encrier, 2024, 290 p.

Deck, Julia, le Triangle d’hiver. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2014, 174 p.

Attention aux pharmaciens

Pharmacienne dans son officine

Il existerait, au Québec, un lieu obscur où se prendraient les vraies décisions : les officines (toujours au pluriel).

Il y en aurait dans le monde du sport, au baseball (la Presse, 3 octobre 2004, p. S5) comme au football (Montréal football, p. 178).

Les plus importantes seraient cependant gouvernementales (le Devoir, 12 mai 2005, p. A3). Ce n’est jamais aussi clair que chez le romancier Robert Barberis, qui évoque, dans la Rencontre, «l’ambiance calfeutrée des officines gouvernementales de la Vieille Capitale» (p. 17).

Un Français serait étonné de cette vie de l’ombre, lui qui s’attend à trouver dans une officine, d’abord et avant tout, un pharmacien.

 

Références

Barberis, Robert, la Rencontre, Montréal, Éditions du fleuve, 1988, 89 p.

Lemay, Daniel, Montréal football. Un siècle et des poussières…, Montréal, Éditions La Presse, 2006, 240 p.

Là (là)

Marie-Éva de Villers, le Vif Désir de durer, 2005, couverture

Qu’est-ce que le français parlé au Québec au début du XXIe siècle ? Une variété régionale du français.

On y trouve des mots réputés archaïques selon les dictionnaires publiés en France (barrer la porte pour verrouiller la porte), des mots, inconnus ailleurs, pour désigner des réalités locales (poudrerie pour neige poussée par le vent pendant qu’elle tombe), des mots créés pour éviter d’avoir recours à d’autres venus de l’anglais (courriel pour e-mail), quelques mots amérindiens (achigan) ou anglais (aréna) entrés dans la langue courante. La féminisation des titres de fonctions y est recommandée (auteure). Il y a des accents québécois comme il y a des accents hexagonaux. Sur le plan de la syntaxe, rien de significatif ne distingue cette variété du français de la langue dite standard.

(Sur ces questions, surtout de vocabulaire, une lecture recommandée : le Vif Désir de durer. Illustration de la norme réelle du français québécois, de Marie-Éva de Villers, Montréal, Québec Amérique, 2005, 347 p. Ill.).

Et il y a des fréquences lexicales qui ne sont pas les mêmes des deux côtés de l’Atlantique.

Un seul exemple, décliné trois fois dans les médias hier : le mot , beaucoup plus souvent utilisé ici que… là, et dans toutes sortes de contextes.

Dans la Presse, une publicité pour Toyota : «La Corolla, là, là» (21 juillet 2009, p. A11). Ce «là là» est non seulement repérable comme élément de la langue courante pour tout Québécois francophone, il est aussi une allusion à un trait réputé propre aux habitants de la région du Saguenay. On l’entend notamment à satiété dans la bouche du maire de la ville de Saguenay, Jean Tremblay, ce qui lui a valu le surnom de Jean «là là» Tremblay.

Le matin, à la radio, une entrevue de Guy A. Lepage, au sujet de la troupe d’humoristes, aujourd’hui disparue, Rock et belles oreilles : il y méditait sur «ce métier-là». De quoi s’agit-il ? Pas besoin de le dire : n’importe quel artiste québécois sait désigner sa pratique par cette expression convenue. Plombier, garagiste, artisan : ce sont des métiers. Artiste : c’est «ce métier-là».

Toujours à la radio, en fin d’après-midi, une chronique de livres : en sept minutes, la chroniqueuse parle de «ce livre-là» (trois fois), de «cette ferme-là», de «cette façon-là», de «ce goût du monde-là» — et l’Oreille tendue en oublie.

On lui reprochera peut-être d’insister sur des cas particuliers. Néanmoins, elle croit que ces trois exemples-là sont clairs, là (là).