Les zeugmes du dimanche matin et de Jean Echenoz

Jean Echenoz, Bristol, 2025, couverture

«Bristol cherche un interrupteur puis à se rappeler où il est, ce qu’il fait là, quelle heure est-il et qui est est-il au juste : six heures dix et ce n’est que moi» (p. 38).

«Bien qu’il soit encore tôt, la rosée tropicale s’est vite évaporée, le soleil grimpe dans le ciel à toute allure et déjà l’on transpire sous les séquoias, les chapeaux de toile, les effets des vaccins, du décalage horaire et du traitement antipaludéen» (p. 90).

«Ne nous étendons pas sur la mélancolie qui, face à cet échec, s’est emparée de Bristol, évitons de détailler ce tableau, préférons l’ellipse à l’hypotypose. Observons seulement qu’il sort très peu de chez lui, ne reçoit pas plus de visites qu’il n’en fait, mais aussi — la méthode elliptique n’exclut pas de recourir à l’image — que de longues ombres muettes, brunes, malpropres et malodorantes s’étirent à toute heure du jour dans son esprit, dans sa mémoire et son appartement qui s’empoussière à vue d’œil» (p. 123-124).

Jean Echenoz, Bristol. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2025, 205 p.

 

P.-S.—La dernière citation vous dit quelque chose ? On ne peut rien vous cacher.

 

(Une définition du zeugme ? Par .)

Accouplements 256

Julia Deck, le Triangle d’hiver, 2014 et Jean Echenoz, Bristol, 2025, couvertures, collage

(Accouplements : une rubriquel’Oreille tendue s’amuse à mettre en vis-à-vis deux œuvres, ou plus, d’horizons éloignés.)

Echenoz, Jean, Bristol. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2025, 205 p.

«Nous aurions allégé ces derniers propos, distribués en alternance avec une description du quartier où Bristol et Saint-Clair auraient fait un tour après le déjeuner, les environs du Trocadéro s’y prêtant : un passage au cimetière de Passy, une visite aux jardins du Panthéon bouddhique, une balade jusqu’à l’île aux Cygnes si le temps le permet, sinon c’est toujours l’occasion de visiter le musée de la Marine» (p. 25).

Deck, Julia, le Triangle d’hiver. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2014, 174 p.

«Elle [l’avenue d’Iéna] m’a conduite face au grand A de la tour Eiffel. J’ai longé les bassins du Trocadéro, traversé l’avenue Hussein-Ier-de-Jordanie et l’esplanade des Droits-de-l’Homme-et-des-Libertés où, afin d’employer ces libertés, les hommes et leurs femmes s’enlacent devant l’objectif puis se procurent auprès de revendeurs à la sauvette des miniatures de la tour en A. Marchant sous l’aile Passy du palais de Chaillot, j’ai remarqué que ce bâtiment abritait le musée de la Marine» (p. 142).

P.-S.—La suite de la visite, chez Julia Deck, se trouve naturellement ici.

Tropes echenoziens

Jean Echenoz, Bristol, 2025, couverture

Le savoir de Jean Echenoz connaît-il des limites ? Dans Bristol, son plus récent roman (2025), on apprend des choses sur toutes sortes de sujets : topographie (France, Botswana), pharmacie (notamment sur l’«apozème d’harpagophyton», p. 97), cinéma (surtout américain, français et germanique), voitures (Daimler Sovereign, Citroën Aircross, Dyna Panhard, Simca 1000, taxi-brousse, 4X4, jeeps de milice, command-car, pick-up hybdride), etc.

Quelques passages sont aussi consacrés aux figures de rhétorique. Exemples.

«Car ainsi va le cinématographe où le moins doit faire imaginer le plus. C’est le règne de la partie pour le tout, l’empire de la synecdoque où rien n’arrive à l’extérieur du cadre : hors de son rectangle où se déroule une guerre sans merci, riche en clameurs sauvages, corps démantelés et sang giclant un peu partout, il n’y a que deux types dont l’un tient une perche et l’autre un réflecteur, l’un regarde sa montre et l’autre s’éponge le front» (p. 93).

«Cela ne s’était jamais produit, du moins jamais de cette façon car ce regard se prolonge : un échange muet associant la distance à la proximité, la confiance à la suspicion, le hasard à la nécessité, l’inquiétude à la certitude et quelques autres oxymores du même tabac» (p. 98).

«Là, le Lavomatic jouxte un imposant immeuble qui était, dans le temps, un grand et beau cinéma populaire avant qu’on le transforme en magasin de surgelés — Bristol se demande encore, pas très longtemps non plus, si ce ne serait pas une métaphore de sa vie» (p. 115).

«Ne nous étendons pas sur la mélancolie qui, face à cet échec, s’est emparée de Bristol, évitons de détailler ce tableau, préférons l’ellipse à l’hypotypose. Observons seulement qu’il sort très peu de chez lui, ne reçoit pas plus de visites qu’il n’en fait, mais aussi — la méthode elliptique n’exclut pas de recourir à l’image — que de longues ombres muettes, brunes, malpropres et malodorantes s’étirent à toute heure du jour dans son esprit, dans sa mémoire et son appartement qui s’empoussière à vue d’œil» (p. 123-124).

Merci pour tout.

 

Référence

Echenoz, Jean, Bristol. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2025, 205 p.

Voler sans Jean Echenoz

Jean Echenoz, Bristol, 2025, couverture

On l’a vu il y a plusieurs années, Jean Echenoz n’aime pas les pigeons.

Dans Cherokee (1983), il les appelle des «rats de l’espace» (p. 168).

Ça ne va pas mieux pour eux dans Au piano (2003) — «une bande de pigeons trempés, hirsutes et froissés qui — preuve qu’ils sont conscients d’être sales — venaient de prendre un bain lustral dans un caniveau d’eau courante avant de s’envoler pesamment» (p. 187) — ni dans Des éclairs (2010) —«Le pigeon couard, fourbe, sale, fade, sot, veule, vide, vil, vain» (p. 142).

Qu’en est-il du récent Bristol (2025) ? Les colombophiles risquent de se récrier une fois de plus : «souvent ces animaux roucoulent et c’est exaspérant, parfois même ils s’accouplent et c’est inacceptable» (p. 15).

Heureusement, Echenoz a un faible pour les chiens (voir ici ou ) et pour les mouches (Luc Jodoin vous le confirmera).

P.-S.—Autant l’avouer : l’Oreille tendue, dans son jeune temps, a publié un petit quelque chose sur les pigeons voyageurs.

 

Références

Echenoz, Jean, Cherokee. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 1983, 247 p.

Echenoz, Jean, Au piano. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2003, 222 p.

Echenoz, Jean, Des éclairs. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2010, 174 p.

Echenoz, Jean, Bristol. Roman, Paris, Éditions de Minuit, 2025, 205 p.

Melançon, Benoît, «Le cabinet des curiosités épistolaires. Sur les pigeons», Revue de l’AIRE (Association interdisciplinaire de recherche sur l’épistolaire, Paris), 27, hiver 2001, p. 171-172; repris, sous le titre «Du pigeon voyageur», dans Écrire au pape et au Père Noël. Cabinet de curiosités épistolaires, Montréal, Del Busso éditeur, 2011, p. 33-36. https://doi.org/1866/32393