Pourquoi bloguer

(Note aux amateurs de statistiques : cette entrée est la 2000e de l’Oreille tendue.)

En matière de numérique et d’Internet, l’Oreille tendue est d’un âge canonique : elle a utilisé au moins quatre formats de disquettes; elle a eu des adresses de courriel sur CompuServe et sur AOL; elle diffuse électroniquement une bibliographie du XVIIIe siècle depuis 1992 (d’abord à partir d’un Minitel); elle a co-administré un gopher; elle a créé des sites Web dès 1996 (en tapant du code, sans interface graphique); elle a publié un livre sur le courrier électronique en 1996, fruit d’une conférence de 1995. Pourtant elle n’a commencé à bloguer que le 14 juin 2009. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

Il lui fallait d’abord comprendre un certain nombre de caractéristiques fondamentales du blogue. Cela lui est venu en dirigeant un mémoire de maîtrise à l’Université de Montréal, celui d’Éric Vignola, «Du blogue au livre. Réflexions sur la nature générique du blogue». Elle en a tiré deux leçons. D’une part, le blogue bénéficie d’avoir un «thème» fort (en l’occurrence, ici, les questions de langue et de culture). De l’autre, sans régularité, il risque de disparaître ou de ne pas être lu.

Armé de ces deux leçons, et d’un titre, l’Oreille tendue pouvait naître.

Quelques mois plus tard, le 26 décembre 2009, elle se lançait un pari à elle-même : hors les périodes de vacances, mettre en ligne un texte par jour. (Pari tenu.)

Quel bilan tirer de cette expérience ?

Telle que conçue par l’Oreille, l’écriture du blogue relève de ces formes qu’on dit brèves. (Or l’Oreille a un faible pour les formes brèves.)

Rappelons l’évidence : une entrée de blogue, ce peut être quelques mots à peine. (Ce peut aussi être, au besoin, des tartines. L’Oreille ne s’est pas gênée pour en rédiger quelques-unes.)

Telle que conçue par l’Oreille, l’écriture du blogue relève de ces formes qu’on dit périodiques. (Or l’Oreille a un faible pour les formes périodiques.)

Par intérêt professionnel, l’Oreille occupe des fonctions administratives dans son université. Cela aurait pu l’éloigner de l’écriture (outre celle des courriels et des rapports). La pratique quotidienne du blogue lui a permis de ne jamais perdre le contact avec celle-ci. (On peut être moins radical en matière de périodicité.)

Telle que conçue par l’Oreille, l’écriture du blogue relève de ces formes qu’on dit adressées. (Or l’Oreille a un faible pour les formes adressées.)

Le blogue fait communauté. Par le sien, l’Oreille tendue a découvert des lecteurs qu’elle n’aurait jamais eus si elle avait continué à pratiquer seulement l’écriture scientifique attendue d’un professeur d’université (articles savants, chapitres de livres, livres individuels et collectifs). Elle n’a pas abandonné ce type d’écriture, mais celui-ci n’est plus la forme principale de son activité.

L’Oreille tendue est née quelques semaines avant que l’Oreille ne s’inscrive à Twitter. Ce n’est probablement pas un hasard.

Les communautés numériques peuvent être éphémères ou permanentes. Peu importe. C’est leur beauté.

S’adresser à une communauté, c’est calibrer son écriture en fonction d’elle. Cela est vrai de toutes les communautés.

Telle que conçue par l’Oreille, l’écriture du blogue relève d’une forme de recherche.

De ce blogue sont nés des conférences, des articles, des chapitres de livres et même un livre. Des conférences, des articles, des chapitres de livres et des livres ont été prolongés par ce blogue. Ce va-et-vient n’est toutefois pas nécessaire. Les entrées de blogue peuvent se suffire à elles-mêmes, comme les conférences, les articles, les chapitres de livres et les livres.

Voilà pourquoi l’Oreille essaie de pousser les doctorants auxquels elle enseigne à tenir blogue. (Ce n’est pas un succès éclatant pour l’instant, mais l’Oreille ne se laisse pas décourager aisément.) Le blogue permet d’arrêter une pensée et de la faire circuler, souvent par des chemins imprévus, puis de la relancer aussi souvent que son auteur le souhaite. À terme — mais il n’y a pas de terme —, on peut faire l’histoire de cette pensée.

Telle que conçue par l’Oreille, l’écriture du blogue relève assez peu de ces formes qu’on dit autobiographiques. Son «thème» de prédilection n’est donc pas son auteur. (Cela étant, il est arrivé à l’Oreille de parler d’elle-même, voire de ses proches.)

C’est pourquoi l’Oreille tendue s’appelle l’Oreille tendue et pas autrement. Ce n’est évidemment pas un pseudonyme; son auteur n’a jamais caché son identité. Pour le dire avec Martine Sonnet, sur Twitter, le 27 janvier 2012, c’est une «enseigne». Ce n’est pas la même chose. Et ça change tout.

L’expérience continue. La suite demain.

P.-S. — L’Oreille tendue a eu l’occasion de réfléchir à des questions semblables dans le cadre de conférences (Université de Montréal, 15 mars 2011; Bibliothèque de Verdun, 5 juin 2012) et de la journée d’études «Le blogue littéraire : nouvel atelier de l’écrivain» (Université du Québec à Montréal, 27 janvier 2012). Elle continue de le faire en classe.

 

Référence

Vignola, Éric, «Du blogue au livre. Réflexions sur la nature générique du blogue», Montréal, Université de Montréal, mémoire de maîtrise, juillet 2009, x/114 p. https://doi.org/1866/3754

L’autre langue

En 2011, Jean Charest, qui était alors premier ministre du Québec, annonçait que l’enseignement intensif de l’anglais langue seconde deviendrait obligatoire dans les écoles du Québec pour tous les élèves de la sixième année de l’école primaire à compter de septembre 2015. Le Parti québécois de Pauline Marois, au moment de succéder au Parti libéral, décida de reporter l’application de cette mesure et commanda une étude à l’École nationale d’administration publique (le rapport de l’ÉNAP est ici). Revenus au pouvoir sous la direction de Philippe Couillard, les libéraux mirent fin au moratoire et le premier ministre confia ce dossier à l’ineffable Yves Bolduc, ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport et ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Science. La semaine dernière, le Conseil supérieur de l’éducation du Québec déposait son avis sur la même question (version courte, version longue).

Au micro de Michel Lacombe, dans le cadre de l’émission radiophonique de Radio-Canada Faut pas croire tout ce qu’on dit du 30 août, l’Oreille tendue a été appelée à donner, avec d’autres, son avis sur ce programme d’anglais intensif. Elle l’a fait à deux titres.

D’une part, son fils cadet est entré, le 28 août, dans un tel programme. (Nouvelles du front : après deux jours, il n’est ni bilingue, ni anglicisé, ni assimilé.)

D’autre part, l’Oreille aime bien réfléchir aux discours sur la langue au Québec. En matière d’enseignement de l’anglais, trois choses la frappent.

La première est que le débat repose sur des bases bien peu solides. Certains confondent l’immersion (toutes les matières enseignées dans la langue seconde) et l’enseignement intensif (une seule matière enseignée de façon intensive, en l’occurrence l’anglais). Cet enseignement ne vise pas à former des locuteurs bilingues, comme semble le croire le premier ministre du Québec, mais à donner aux élèves une maîtrise «fonctionnelle» d’une autre langue. Rien là de bien nouveau : cela se pratique, au Québec, depuis… 1976. Les effets de cette pratique pédagogique ont été beaucoup étudiés. Parmi les conclusions de ces études, deux sont à retenir : «un enseignement de l’anglais conforme au programme a également des effets positifs sur la maîtrise du français et sur toutes les tâches qui exigent de lire et d’analyser» (Avis du Conseil supérieur de l’éducation, p. 87); l’enseignement d’une langue seconde doit être offert à tous les élèves, y compris les élèves à risque et les élèves handicapés ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage. Sur toutes ces questions, et d’autres encore, il faut lire l’avis du Conseil supérieur de l’éducation; il est instructif et parfaitement clair. (L’Oreille y aurait coupé quelques faire en sorte que, mais c’est une de ses obsessions du moment. Il ne faut pas lui en vouloir.)

Deuxième remarque : ceux qui s’opposent à l’introduction de l’enseignement intensif de l’anglais en sixième année du primaire sous la forme que défend le gouvernement de Philippe Couillard le font pour toutes sortes de raisons, bonnes et mauvaises.

Certaines sont largement partagées. La plupart des personnes saisies de ce dossier sont d’accord pour dire que l’échéancier libéral est irréaliste : comment imaginer étendre en deux ans à la majorité des élèves québécois un programme qui ne touchait que 14,51 % de ceux-ci en 2013-2014 (Avis, p. 46) ? Il faudra former des professeurs, modifier le régime pédagogique, aménager des horaires, etc. En ce domaine, les besoins des uns et des autres varient grandement. (Ce programme ne saurait être universel. Il va de soi que les élèves bilingues des écoles francophones, par exemple, devraient en être exclus d’office.)

Le Conseil supérieur de l’éducation répond avec clarté à ceux qui craignent que l’enseignement de l’anglais langue seconde ne menace le français :

le véritable risque pour la pérennité du français au Québec ne réside pas dans un enseignement plus efficace de l’anglais, langue seconde, mais dans un manque de conscientisation des individus aux conséquences de leurs comportements langagiers et dans un affaiblissement des institutions qui défendent la langue officielle. La pérennité du français exige donc une vigilance constante de l’État, car elle ne pourra jamais être tenue pour acquise dans le contexte nord-américain. Cependant, protéger le français ne signifie pas renoncer à des compétences en anglais, puisque, au contraire, apprendre une autre langue augmente la capacité de réfléchir sur le fonctionnement de sa propre langue (Avis, p. 86).

Cela est clair.

Enfin, d’autres raisons des opposants sont, elles, difficiles à considérer avec sérieux. À croire certains lecteurs de la Presse ou du Devoir, il y aurait, derrière le projet libéral, une manœuvre d’anglicisation du Québec, voire une étape de plus dans l’assimilation des Québécois francophones. Il en est même qui brandissent le nom de Lord Durham. L’Oreille voit mal comment son fils pourrait être anglicisé, voire assimilé, parce qu’il aurait suivi cinq mois de cours intensifs d’anglais dans un parcours scolaire en français d’un minimum de onze ans (six ans de primaire, cinq ans de secondaire). Il est vrai qu’elle n’est guère portée sur la théorie du complot.

Reste une troisième et dernière chose à évoquer. Que faire de Montréal ? Parmi les exceptions qu’envisagerait d’appliquer le ministre Bolduc, certaines concerneraient les «quartiers allophones» de Montréal. L’Oreille tendue l’a dit en ondes : cela lui paraît absurde. Pourquoi ? Elle ne voit pas bien comment on pourrait refuser à certains élèves québécois un programme qui serait offert à d’autres sur la seule base d’une chose aussi floue que l’idée de «quartiers allophones». Par ailleurs, l’idée selon laquelle les élèves «allophones» parleraient évidemment l’anglais — et l’auraient appris sur des bases solides — est facilement contredite par la description de la réalité linguistique montréalaise. Les «allophones» parlent bien d’autres langues à la maison que l’anglais. (Le représentant syndical Sylvain Mallette, à Faut pas croire tout ce qu’on dit, rappelait qu’il se parle 159 langues maternelles sur le territoire de la Commission scolaire de Montréal.)

Cela amène à réfléchir aux rapports des langues entre elles. S’agissant toujours de la situation linguistique montréalaise, on se dit, à la lecture de la pléthore de textes sur le projet du gouvernement Couillard, que l’occasion serait belle, au moment où on réfléchit à l’enseignement de la langue seconde au Québec, pour essayer de sortir de la polarisation entre l’anglais et le français. Le pseudo-débat sur le «franglais» du mois de juillet aurait dû déjà le montrer : l’époque où l’on pouvait faire semblant qu’il n’y a que deux langues au Québec est révolue. Le Conseil supérieur de l’éducation suggère d’ailleurs de mettre en place, au préscolaire et au début du primaire, des activités d’«éveil aux langues» (Avis, p. 31). L’idée est bienvenue.

Cela étant, le débat n’est pas prêt de s’éteindre. Au Québec comme ailleurs — mais peut-être un peu plus au Québec —, les discussions en matière de langue sont toujours lourdement chargées d’émotions. En effet, le statut de l’enseignement de l’anglais ne peut pas ne pas renvoyer à celui de l’enseignement du français et, par extension, à celui du français dans l’espace public. Or les questions identitaires se règlent rarement dans la sérénité.

P.-S. — Par communiqué, le Conseil supérieur de la langue française «reçoit avec intérêt» l’avis du Conseil supérieur de l’éducation. Voilà qui devrait en rassurer quelques-uns parmi les craintifs. (Malheureusement, dans la phrase, incontestable, «Le français, langue commune et langue officielle du Québec, est indissociable de la culture et de l’identité québécoise», il manque un s à «québécoise».)

 

[Complément du 2 septembre 2014]

Dans le Soleil du jour, le caricaturiste André-Philippe Côté indique un bénéfice inattendu de l’enseignement intensif de l’anglais.

Je me souviens…

…que mon grand-père disait slices pour sandwichs. (Et pourtant je parle encore français.)

…que la fille d’une de mes amies parisiennes a maîtrisé le subjonctif avant d’être propre. (Et cette amie racontait cela non sans fierté.)

…que mon professeur de latin, au secondaire, nous a plusieurs fois expliqué le cas de bedon (comme dans oubedon : ou bien).

…qu’une jeune Française déplorait devant moi la faiblesse du français québécois, dans une phrase où elle utilisait lequel que.

…qu’un Américain, débarqué en France pour y parfaire son français, est entré dans un restaurant, qu’il a demandé du bacon en prononçant le mot à la française (bakon et pas békeune) et qu’on a ri de lui. (Et il n’a pas mangé pendant deux jours.)

…que j’ai longtemps prononcé Salaberry à l’anglaise. (Et qu’un de mes potes parlait des Éditions Albinne Mitchel.)

…qu’à Bangkok j’ai découvert ce qu’était véritablement le dépaysement linguistique. (Je ne comprenais rien du tout.)

…qu’il m’est déjà arrivé d’utiliser, en exposé universitaire, ça l’a. (Je n’ai plus recommencé.)

Liste de (parfois vieilles) lectures recommandées

Il y a les choses que l’Oreille tendue lit tout de suite. Puis il y a les choses qu’elle envoie sur la plateforme Readability, histoire de les lire plus tard sur son iPad — et qu’elle ne lit pas tout de suite (euphémisme). Au cours des derniers jours, elle y est retournée voir. D’où les dix suggestions ci-dessous, pas toutes fraîches, dans le désordre et anglais (pour la plupart).

• Pour dialoguer, il faut un terrain argumentatif commun. Démonstration de Malcolm Gladwell à partir de la tuerie de Waco en 1993.

• Pour créer la plus grande bibliothèque numérique publique aux États-Unis, la Digital Public Library of America (DPLA), il faut quarante personnes inspirées par le XVIIIe siècle. Récit de l’historien Robert Darnton.

• Pour animer les villes, il faut une volonté politique. Proposition du philosophe Daniel Weinstock.

• Pour enseigner la création littéraire, il faut réfléchir hors des lieux communs. Mise au point de Laure Limongi.

• Pour enseigner la création littéraire, il faut peut-être refuser d’enseigner la création littéraire. Plaidoyer de Kenneth Goldsmith. Où il est également question de plagiat.

• Pour voir le Web créer (presque) tout seul des identités, il faut y mettre du temps : dix ans, par exemple. Expérience, à partir de gmail, de Matthew J. X. Malady.

• Pour voir Facebook créer tout seul des profils des gens qui n’y ont pas de compte, il faut connaître le fonctionnement de la bête. Visite guidée (glaçante) de Natasha Lomas.

• Pour comprendre ce qui distingue le courriel et la lettre, il faut ne pas avoir peur des paradoxes. Présentation de celui de Shaun Usher.

• Pour ne rien rater de la Coupe du monde 2014, il faut être sensible aux choix vestimentaires des entraîneurs. Comparaisons d’Ian Crouch.

• Pour se rendre compte de la caducité de certaines pratiques universitaires, il faut participer à des colloques. Questions et réponses de Larry Cebula.

• Pour écrire, à l’université, il faut (parfois) écrire des choses qu’on ne publiera jamais. Conseil (utile) de Nate Kreuter.

P.-S. — Il y a plusieurs textes tirés du magazine The New Yorker ? Oui.