Tu ?

Les études sur l’usage du tutoiement en littérature sont peu nombreuses (voir deux références ci-dessous). Il faut donc se réjouir de la parution récente d’un article de Catherine Volpilhac-Auger sur cette question, plus précisément sur l’utilisation du tu et du vous dans la traduction des textes antiques au XVIIe et, surtout, au XVIIIe siècle. Conclusions : «Étranger, et étrange, le tutoiement autorise les nuances, mais se présente aussi comme l’exception chez la plupart des traducteurs […]» (p. 561); «on ne peut que constater l’usage parcimonieux d’un tu réservé à des cas très exceptionnels […]» (p. 564).

Autre leçon à tirer de ce texte : «C’est dire que l’usage complémentaire du vous et du tu est ressenti, et cela sans grand changement jusqu’à l’époque révolutionnaire, comme une des ressources les plus fécondes du français, ou plutôt que le tutoiement, ressenti comme exceptionnel, ressortit à un mode toujours particulier d’expression, et toujours digne d’intérêt» (p. 557).

Spécialistes des lettres anciennes et modernes, au travail.

 

Références

Bray, Bernard, «Quelques remarques sur la deuxième personne épistolaire et sur son mode d’emploi», dans Anne Chamayou (édit.), Éloge de l’adresse. Actes du colloque de l’Université d’Artois. 02-03 avril 1998, Arras, Artois Presses Université, coll. «Cahiers scientifiques de l’Université d’Artois», 14, 2000, p. 15-25.

Grimaud, Michel, «Tutoiement, titre et identité sociale. Le système de l’adresse du Cid au Théâtre en liberté», Poétique, 77, février 1989, p. 53-75.

Volpilhac-Auger, Catherine, «De vous à toi. Tutoiement et vouvoiement dans les traductions au 18e siècle», Dix-huitième siècle, 41, 2009, p. 553-566.

Jacques Demers et moi

Mario Leclerc, Jacques Demers en toutes lettres, 2005, couverture

En 2005 paraissait, sous la signature de Mario Leclerc, Jacques Demers en toutes lettres, l’autobiographie d’un ancien entraîneur de hockey professionnel, devenu commentateur. Demers y révélait son analphabétisme. Depuis, il aurait commencé à apprendre à lire et à écrire.

Hier, le premier ministre du Canada, Stephen Harper, a nommé Demers sénateur. Sénateur ? «Le sénateur consacre une partie de la semaine dans la salle du Sénat en débats sur des projets de loi mais c’est en comité qu’il approfondi [sic] chaque projet. C’est là qu’il accomplit le travail le plus ardu et le plus stimulant. Les sénateurs passent de longues heures en réunion discussions et consultations [sic] à relever les forces et les faiblesses d’un projet de loi et parfois à proposer des modifications à y apporter. La plupart des sénateurs siègent à au moins deux comités ou sous-comités. Les réunions hebdomadaires du caucus de leur parti et la rédaction de discours [!!!] pour leur participation à différentes manifestations occupent aussi une partie de leurs journées déjà chargées» (source : Parlement du Canada).

Jacques Demers sénateur ? Les mots nous manquent. À lui aussi.

 

Référence

Leclerc, Mario, Jacques Demers en toutes lettres, Montréal, Stanké, 2005, 583 p. Ill. Préface de Bertrand Raymond.

À tu et à vous et à toi et à vous et à tu

Jeudi soir dernier, dans un centre commercial de l’île de Montréal :

Carrefour Angrignon, 23 juillet 2009

Pourquoi ce passage du tu au vous dans la publicité ?

Si l’on était dans un roman épistolaire classique, on y verrait un effet d’insistance amoureuse, comme dans l’incipit de la lettre CXLVIII des Liaisons dangereuses de Laclos, quand le chevalier Danceny écrit à la marquise de Merteuil : «Ô vous, que j’aime ! ô toi, que j’adore ! ô vous, qui avez commencé mon bonheur ! ô toi, qui l’as comblé» (éd. de 1964, p. 333).

Dans une chanson, ce pourrait être un exercice de style, comme dans «Rendez-vous courtois» de Jérémie Kisling, sur l’album le Ours en 2006. Tous les vers y mêlent tutoiement et vouvoiement. Cela donne lieu à des phrases déjantées : «Allez viens vous asseoir, il faut pas que vous te barre / Sous mon toit, vous serez à ton aise / Donne-moi votre main, couchez-moi contre ton sein / Je t’avoue que je vous aime bien.»

Les intentions des propriétaires de la boutique de jeux électroniques EBGames sont un peu moins claires.

(L’absence de s à «usagé» fait désordre.)

 

Référence

Laclos, Pierre Choderlos de, les Liaisons dangereuses, Paris, Garnier-Flammarion, coll. «G-F», 13, 1964, 379 p. Chronologie et préface par René Pomeau. Édition originale : 1782.

Néologie(s)

Jane Farrow, Wanted Words, 2000, couverture

Dans le Devoir des 25-26 juillet, entrevue de la comédienne française Christine Murillo par Fabien Deglise («Des mots pour alléger les tracas», p. A1 et A8). Avec Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, Murillo est une des auteurs du Baleinié, ce dictionnaire en trois volumes (à ce jour) qui s’est donné pour mission d’inventer de nouveaux mots pour exprimer les tracas du quotidien.

Les exemples ne manquent pas : boulbos («camion qui vous masque systématiquement le panneau sur l’autoroute»), biclac («coup de vieux pris par quelqu’un qui ne vous reconnaît pas non plus»), chacard («pied de table contre lequel vous vous heurtez violemment le petit orteil»), ruiquer («se couper les ongles de la bonne main avec la mauvaise»), loustaner («cacheter l’enveloppe avant d’inscrire l’adresse qui est sur la lettre à l’intérieur»), belgoyer («se pencher pour ramasser ses clefs et faire tomber stylo, lunettes, monnaie et téléphone portable»), canaper («arriver à l’heure mais arriver en sueur»), faplaotir («éternuer en doublant un camion»), jouelle («personne qui chante en même temps que le disque»), cachtarque («viande nerveuse sur assiette en carton»), bibouplelouler («mettre un jeton dans une auto-tamponneuse et s’apercevoir qu’on est seul sur la piste»), davernude («personne qui vous embrasse comme du bon pain et dont vous êtes incapable de vous souvenir du nom»), néké («guêpe qui vous suit partout où vous allez»), xu («objet bien rangé, mais où ?»), oxu («l’objet qu’on vient de retrouver et qu’on reperd aussitôt»), agroude («léger recul de votre animal domestique qui vous fait douter de votre haleine»), balostre («itinéraire qui se perd dans un pli de la carte Michelin»), plute («étiquette du prix oubliée sur un cadeau»).

La nécessité de plusieurs de ces mots est indubitable.

Devise des créateurs ? «Souffrir avec précision, c’est mieux savoir vivre mal.»

Le réseau anglais de la Société Radio-Canada s’était attelé à une tâche semblable, avec l’aide de ses auditeurs, il y a une dizaine d’années. Cela a donné deux livres, Wanted Words et Wanted Words. 2.

Comment désigner l’éternuement qui menace puis se retire ? C’est un presqu’achoo. Le fait de bailler est contagieux ? Il faudrait parler de yawncore. Vous avez perdu toutes les données de votre ordinateur ? Voilà une datastrophe. Si vous devenez anxieux quand vous entendez de la musique de Noël dès le début du mois de novembre, c’est que vous souffrez d’un mal particulier : Le Peur Noël.

Les deux projets ne sont pas identiques. Le Baleinié a une visée plus restreinte que Wanted Words, dans la mesure où ses auteurs ne cherchent qu’à couvrir un aspect du vocabulaire (le tracas). Il a trois auteurs, alors que des dizaines de personnes ont répondu aux invitations radiophoniques de Jane Farrow, l’éditrice des deux recueils. Surtout, pour le dire en termes techniques, les choix de Farrow sont explicitement motivés, ce que ne sont pas les néologismes de Christine Murillo, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann. Undercarment («vêtement coincé dans la partie inférieure d’une portière d’automobile»), pour ne prendre que cet exemple, unit les trois éléments que le nouveau mot doit désigner : sous (under), voiture (car), vêtement (garment). On ne peut certes pas dire la même chose de wewedem («lutte discrète entre vous et votre voisin pour la possession de l’accoudoir»).

Peu importe ces différences. La langue bouge. C’est tant mieux.

 

[Complément du 29 juillet 2009]

Supplément d’information. En 2004, Jean Dion proposait quelques mots dans le même esprit que le Baleinié, de ablagou («jus qui sort de la bouteille de ketchup avant le ketchup») à zuzif («personne qui commence souvent ses phrases en disant “oui oui, non non”») («Langue sale», le Devoir, 10-11 janvier 2004, p. B2).

 

Références

Murillo, Christine, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, le Baleinié : dictionnaire des tracas, Paris, Seuil, 2003, 169 p. Ill. Dessins de Daniel Pudles.

Murillo, Christine, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, le Baleinié : dictionnaire des tracas. 2, Paris, Seuil, 2005, 185 p. Ill. Dessins de Daniel Pudles.

Murillo, Christine, Jean-Claude Leguay et Grégoire Oestermann, le Baleinié : dictionnaire des tracas. 3, Paris, Seuil, 2007, 185 p. Ill. Dessins de Daniel Pudles.

Farrow, Jane (édit.), Wanted Words. From Amalgamots to Undercarments — Language Gaps Found and Fixed, Toronto, Stoddart, 2000, viii/131 p. Ill. Avant-propos de John Ayto. Introduction de Michael Enright.

Farrow, Jane (édit.), Wanted Words. 2. From Armajello to Yawncore. More Language Gaps Found and Fixed, Toronto, Stoddart, 2001, ix/132 p. Ill. Avant-propos de Shelagh Rogers. Illustrations de Five Seventeen.

Là (là)

Marie-Éva de Villers, le Vif Désir de durer, 2005, couverture

Qu’est-ce que le français parlé au Québec au début du XXIe siècle ? Une variété régionale du français.

On y trouve des mots réputés archaïques selon les dictionnaires publiés en France (barrer la porte pour verrouiller la porte), des mots, inconnus ailleurs, pour désigner des réalités locales (poudrerie pour neige poussée par le vent pendant qu’elle tombe), des mots créés pour éviter d’avoir recours à d’autres venus de l’anglais (courriel pour e-mail), quelques mots amérindiens (achigan) ou anglais (aréna) entrés dans la langue courante. La féminisation des titres de fonctions y est recommandée (auteure). Il y a des accents québécois comme il y a des accents hexagonaux. Sur le plan de la syntaxe, rien de significatif ne distingue cette variété du français de la langue dite standard.

(Sur ces questions, surtout de vocabulaire, une lecture recommandée : le Vif Désir de durer. Illustration de la norme réelle du français québécois, de Marie-Éva de Villers, Montréal, Québec Amérique, 2005, 347 p. Ill.).

Et il y a des fréquences lexicales qui ne sont pas les mêmes des deux côtés de l’Atlantique.

Un seul exemple, décliné trois fois dans les médias hier : le mot , beaucoup plus souvent utilisé ici que… là, et dans toutes sortes de contextes.

Dans la Presse, une publicité pour Toyota : «La Corolla, là, là» (21 juillet 2009, p. A11). Ce «là là» est non seulement repérable comme élément de la langue courante pour tout Québécois francophone, il est aussi une allusion à un trait réputé propre aux habitants de la région du Saguenay. On l’entend notamment à satiété dans la bouche du maire de la ville de Saguenay, Jean Tremblay, ce qui lui a valu le surnom de Jean «là là» Tremblay.

Le matin, à la radio, une entrevue de Guy A. Lepage, au sujet de la troupe d’humoristes, aujourd’hui disparue, Rock et belles oreilles : il y méditait sur «ce métier-là». De quoi s’agit-il ? Pas besoin de le dire : n’importe quel artiste québécois sait désigner sa pratique par cette expression convenue. Plombier, garagiste, artisan : ce sont des métiers. Artiste : c’est «ce métier-là».

Toujours à la radio, en fin d’après-midi, une chronique de livres : en sept minutes, la chroniqueuse parle de «ce livre-là» (trois fois), de «cette ferme-là», de «cette façon-là», de «ce goût du monde-là» — et l’Oreille tendue en oublie.

On lui reprochera peut-être d’insister sur des cas particuliers. Néanmoins, elle croit que ces trois exemples-là sont clairs, là (là).