Message d’intérêt public, venu du passé

Alex Harvey est un des meilleurs fondeurs au monde. Les médias québécois parlent souvent de lui, car c’est un compatriote.

C’était le cas à la radio de Radio-Canada l’autre jour. L’oreille de l’Oreille s’est fortement tendue ce jour-là. L’annonceur parlait en effet d’une personne nommée «Hââârvé», transformant un patronyme français en patronyme anglais. (Pensez, de même, au Suisse «Rôôdgeurr» Federer.)

La situation n’est pas nouvelle. Dans un brillantissime texte de 1980, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», André Belleau avait montré ce que cache parfois quelque chose d’aussi banal (en apparence) que la prononciation, en l’occurrence «l’étonnante phonologie radio-canadienne» (éd. de 1986, p. 111).

Le point de départ de Belleau était une question : pourquoi Bernard Derome, le présentateur vedette de la télévision de Radio-Canada, prononçait-il tous les mots étrangers comme s’il s’agissait de mots anglais ? Par sa façon, entre autres exemples, de dire I.R.A. («Aille-âre-ré», p. 109), Camp David («Kèmm’p Dééveude», p. 110) ou Robert Mugabe («Rââbeurte», p. 111), Derome parlait anglais «à travers le français» (p. 110).

D’un trait linguistique, Belleau parvenait à faire un trait idéologique, chez l’animateur en premier lieu, mais pas uniquement. La prononciation de Derome était «une forme particulièrement efficace de mépris et de dégradation d’une langue par le biais d’interventions sur le signifiant» (p. 113) et le signe d’une «colonisation culturelle» (p. 114). Elle ramenait toutes les formes d’altérité à une seule, l’anglaise, au détriment de la diversité du monde :

L’unilinguisme québécois, fait politique, social, collectif, doit s’accompagner sur le plan individuel, comme chez les Danois, les Hollandais, les Hongrois, d’une sorte de passion pluriculturelle. C’est la carte opposée que joue Radio-Canada (p. 113).

Ce qui était «obscène» en 1980 (p. 110) — cette alternance codique devenue naturelle — ne l’est pas moins aujourd’hui.

P.-S. — Peut-être était-ce le même «effet Derome» qui, l’été dernier, a poussé une animatrice de la radio de Radio-Canada à prononcer «slogeune» le mot «slogan».

 

[Complément du 24 octobre 2014]

L’Oreille tendue connaît, et recommande, «L’effet Derome» depuis de nombreuses années. Travaillant à sa bibliographie des écrits d’André Belleau, elle découvre une version antérieure de ce texte, sans le nom de Derome. Il s’agit d’un texte de vingt-neuf lignes paru dans la rubrique collective «À suivre» de la revue Liberté en 1976.

Extrait :

On dira : ce sont des broutilles. Certes, sauf que si un peintre allemand [Max Ernst], une œuvre musicale russe [de Moussorgsky], un livre allemand [d’Oswald Spengler] se voient curieusement relayés par l’anglais, c’est peut-être que l’altérité elle-même est anglaise, qu’elle forme tout l’horizon. Ne pas pouvoir accueillir l’autre directement, cela s’appelle être colonisé.

La leçon méritait déjà d’être apprise.

 

[Complément du 14 septembre 2015]

Quelques années après Belleau, le philosophe Laurent-Michel Vacher, sur un mode plus léger, enfonce le même clou. Ça se trouve dans son livre Histoire d’idées (1994) :

«Quand vous rencontrez un nom étranger bizarre et inconnu, ne le prononcez pas aussitôt avec l’accent anglais comme si vous étiez commentateur de hockey à la radio : tous les étrangers ne sont pas des Anglais ! Et d’ailleurs, tant qu’à massacrer un nom, mieux vaut le massacrer en français, non ? Essayez de vous y habituer en prononçant avec des sons purement français des noms comme Georges Friedmann, Judith Miller, Saint-John Perse (trois Français, d’ailleurs) ou Élisabeth Kubler-Ross — “Cu-blair-rosse” et non pas “Keuh-bleuw-Waass”» (p. 19)

«Prononcez [Georges Berkeley] “bair-clé” avec des sons bien français» (p. 23).

«Sigmund Freud, médecin autrichien (1856-1939). Prononcer “freude” comme si c’était un mot français (seuls les snobs essaient de dire “zigmunt-froït” en singeant l’accent allemand)» (p. 149).

 

Références

Belleau, André, [s.t.], Liberté, 106-107 (18, 4-5), juillet-octobre 1976, p. 384. https://id.erudit.org/iderudit/30915ac

Belleau, André, «L’effet Derome ou Comment Radio-Canada colonise et aliène son public», Liberté, 129 (22, 3), mai-juin 1980, p. 3-8; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 82-85; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 107-114; repris dans Laurent Mailhot (édit.), l’Essai québécois depuis 1845. Étude et anthologie, Montréal, Hurtubise HMH, coll. «Cahiers du Québec. Littérature», 2005, p. 187-193; repris, sous le titre «L’effet Derome», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 105-112. https://id.erudit.org/iderudit/29869ac

Vacher, Laurent-Michel, Histoire d’idées à l’usage des cégépiens et autres apprentis de tout poil, jeunes ou vieux, Montréal, Liber, 1994, 259 p.

Rien de tel qu’un livreur fiable

Camion de déménagment d’IKEA

Vous faites ce qui est attendu de vous ? Vous tenez parole ? Vous ne vous défilez pas ? Alors, vous livrez la marchandise.

«Christine St-Pierre estime avoir “livré la marchandise”» (la Presse, 19 juin 2009, cahier Arts et spectacles, p. 7).

«Le Rocker Dany Kane avait touché le gros lot avec la SQ mais s’est suicidé avant de livrer la marchandise» (le Devoir, 15 mai 2002).

Les politiques québécois, par exemple François Legault, raffolent de l’expression. Cet «emprunt phraséologique» à l’anglais (to deliver the goods) plaisait aussi, en 1997, aux journalistes du Devoir, note Marie-Éva de Villers dans le Vif Désir de durer (p. 284 et p. 286), eux qui le préféraient très largement à tenir ses promesses, tenir parole et tenir ses engagements.

Au Québec, l’expression ne s’emploie qu’au singulier. Le traducteur en français de l’auteur de romans policiers Jo Nesbø est moins catégorique : «Il avait “livré les marchandises”, comme ils disaient» (p. 36).

 

Références

Nesbø, Jo, le Sauveur. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 552, 2012, 669 p. Traduction d’Alex Fouillet. Édition originale : 2005.

Villers, Marie-Éva de, le Vif Désir de durer. Illustration de la norme réelle du français québécois, Montréal, Québec Amérique, 2005, 347 p. Ill.

Marie-Éva de Villers, le Vif Désir de durer, 2005, couverture

Déménager du passé à aujourd’hui

L’Oreille tendue croyait désuet le mot mouver (au sens de partir, s’en aller, déménager, se déplacer, bouger), qu’elle avait repéré dans Maria Chapdelaine (éd. de 1980, p. 20 et p. 190) et dans une chanson de 1919 (citée dans le Diable en ville, p. 93). L’emprunt est manifeste à l’anglais to move.

Elle se trompait peut-être. C’est du moins ce que laisse croire une publicité parue récemment dans le Devoir (24-25 novembre 2102, p. C1).

On y apprend qu’un projet montréalais de construction d’appartements en copropriété prend de l’expansion. On ajoute vingt condos à l’ensemble MÙV (Modernité Urbanité Verdure). Slogan ? «Moi, j’mùv à Rosemont.»

Mùv comme dans move ? Tant de questions, si peu de réponses.

P.-S. — L’accent grave sur le Ù / ù est certifié d’origine.

 

Références

Hémon, Louis, Maria Chapdelaine. Récit du Canada français, Montréal, Boréal express, 1980, 216 p. Avant-propos de Nicole Deschamps. Notes et variantes, index des personnages et des lieux, par Ghislaine Legendre.

Lacasse, Germain, Johanne Massé et Bethsabée Poirier, le Diable en ville. Alexandre Silvio et l’émergence de la modernité populaire au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2012, 299 p. Ill.

Woody Allen aurait dû aller à Nicolet

C’est dans Take the Money and Run (1969), le film de Woody Allen. Virgil Starkwell, le personnage joué par Allen, entre dans une banque pour la braquer. Il glisse au caissier une note sur laquelle est écrit, entre autres choses, «I have a gun», mais sans lui montrer tout de suite ledit pistolet. S’ensuit un de ces dialogues absurdes si chers au cinéaste.

Caissier numéro 1 : «Does this look like “gub” or “gun” ?»

Caissier numéro 2 : «Gun. See ? But what’s “abt” mean ?»

Virgil Starkwell : «It’s “act”. A-C-T. Act natural. Please put fifty thousand dollars into this bag, act natural

Caissier numéro 1 : «Oh, I see. This is a holdup ?»

Virgil Starkwell : «Yes

Caissier numéro 1 : «May I see your gun ?»

À l’École nationale de police du Québec, à Nicolet, les choses sont plus claires.

Caché derrière un arbre, [le futur policier] Filippo Dori ordonne [à un faux criminel] de jeter son arme : «Drop ton gun !» lui crie-t-il, avant de revenir au vouvoiement : «Dropez votre gun, monsieur !» L’homme finit par obtempérer, et l’élève lui passe les menottes (la Presse, 1er décembre 2012, p. A3).

On pourra déplorer l’alternance codique entre le français et l’anglais, mais on sera sensible à l’utilisation de la deuxième personne du pluriel. Elle fait partie des règles à suivre à Nicolet :

Ici, on demande aux élèves de vouvoyer tout le monde, même leurs confrères et consœurs, durant tout le stage, souligne Jean-Luc Gélinas, responsable du programme de formation initiale en patrouille-gendarmerie. On les encourage à continuer à le faire après. Dans une intervention, le fait de vouvoyer montre du respect (la Presse, 1er décembre 2012, p. A2).

Tous les (futurs) policiers n’ont pas la langue de Stéfanie Trudeau, la célèbre «Matricule 728». Et ils savent ne pas confondre «gun» et «gub».

 

 

[Complément du 23 mars 2023]

Nicolet s’inspirerait-elle de la France ? «Le policier ou le gendarme est au service de la population. Sa relation avec celle-ci est empreinte de courtoisie et requiert l’usage du vouvoiement» (Code de la sécurité intérieure, article R434-14).

Citation culinaire et sibylline du jour

Joseph Chung et Pierre Fortin sont professeurs d’économie à l’Université du Québec à Montréal. Dans le Devoir du 23 novembre, ils signent un texte d’opinion : «Intégration des immigrants. La francisation seule ne suffit pas» (p. A9).

Cela se termine ainsi : «La seule politique d’intégration qui va québéciser véritablement l’immigrant à long terme, c’est celle qui va susciter chez lui l’amour du Québec. L’argent aide, mais c’est l’amour qui est déterminant. Kimchi si tu veux, mais kimchi du Québec.»

Kimchi ? Selon Wikipédia, il s’agirait d’un plat coréen. Or il n’a été question ni de la Corée ni de sa cuisine dans le texte. Pourquoi alors ce mot ?

Si peu de jours, tant de questions.