Divergences transatlantiques 065

Verre pour boire un(e) shot

Soit les deux phrases suivantes :

«L’amertume de la journée ne lui resterait pas longtemps en bouche, et elle s’arrangerait pour faire tenir les mois de claustration avec le mari dans une soirée, une seconde un peu gonflée, un dé à coudre de temps qu’elle avalerait comme un shot de mauvaise vodka» (la Ballade de Rikers Island, p. 266).

«un livre qui fait sautiller, danser de joie, un livre qui se fête et se gobe cul sec comme un shot de rhum Diplomático au bar Sirimiri de San Sebastián» (Bibliothèque de survie, p. 47).

Pour une oreille québécoise, le masculin de shot étonne. Autour d’elle, elle n’entend ce mot qu’au féminin.

Le Petit Robert, édition numérique de 2018, l’a bien vu : après une citation de… Frédéric Beigbeder («shots de vodka multicolores, […] avalés cul sec»), on lit «Le mot est féminin au Canada».

Pourtant, il n’a rien à voir avec l’univers de la locomotion

 

Références

Beigbeder, Frédéric, Bibliothèque de survie. Essai, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021, 160 p.

Jauffret, Régis, la Ballade de Rikers Island. Roman, Paris, Seuil, 2014, 425 p.

Pénurie de conjugaison

Les premières fois que l’Oreille s’est tendue devant ce qui semble un usage de plus en plus commun, c’était à la radio : «Vous dire que nous nous entretiendrons avec XYZ dans trente minutes.»

Puis ce fut sur Twitter :

Tweet de Marie-Louise Arsenault, 5 décembre 2019

Enfin, c’est dans la presse :

«Quel soulagement ! Et vous dire à quel point ce fut un plaisir de parler avec Beigbeder de notre fascination commune pour le roman The Catcher in the Rye et de découvrir l’écrivain généreux et sympathique qu’il est derrière son personnage» (la Presse+, 3 juillet 2021).

«Patricia Wenzel est à la fois enchantée, soulagée et charmée par l’arrivée du chef Danny Smiles. “Te dire comme il est le meilleur candidat que j’aurais pu avoir !”» (la Presse+, 3 juillet 2021)

Vous dire que l’infinitif, c’est bien, mais que la conjugaison, ce n’est pas mal non plus.

P.-S.—Dans sa jeunesse, l’Oreille appelait cela un médiatic.

De la mesure avant toute chose

Le Besoin fou de l’autre, 2021, couverture

Soit la phrase suivante, tirée du collectif le Besoin fou de l’autre (2021) :

«Moi, j’ai pris un mois et demi pis j’ai appris à le seizer» (p. 151).

Seizer, donc. Venu de l’anglais to size (someone / something up) : mesurer, jauger, juger, évaluer, estimer. Se prononce à l’anglaise.

P.-S.—En effet : ce n’est pas la première fois que nous croisons ce mot.

 

Référence

Le Besoin fou de l’autre. Petite anthologie du théâtre québécois durant la pandémie de Covid-19, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 27, 2021, 187 p. Ill. «Avant-propos» par Valérie Deault. «Contrepoint» par Marianne Ackerman.

Autopromotion 580

Langue de puck. Abécédaire du hockey (Del Busso éditeur, 2014), couverture

Pour la première fois depuis 1993, les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — pourraient gagner la Coupe Stanley. Beaucoup de Montréalais ne se peuvent plus.

L’Oreille tendue en a parlé avec Eric Andrew-Gee, journaliste au Globe and Mail. C’est ici.

En matière de langue de puck, quelques textes de l’Oreille sont particulièrement populaires ces jours-ci :

(Sainte) Flanelle (https://oreilletendue.com/2017/10/11/sainte-flanelle-recit-dorigine/);

Flambeau (https://oreilletendue.com/2011/02/02/heritage-hockeyistique/);

Fantômes (du Forum) (https://oreilletendue.com/2011/01/24/hockey-spectral/);

(Ça sent la) Coupe (https://oreilletendue.com/2013/05/02/dictionnaire-des-series-03/).

 

Référence

Melançon, Benoît, Langue de puck. Abécédaire du hockey, Montréal, Del Busso éditeur, 2014, 128 p. Préface de Jean Dion. Illustrations de Julien Del Busso.

Frédéric Beigbeder est un mononc’

Frédéric Beigbeder, Bibliothèque de survie, 2021, couverture

Frédéric Beigbeder vient de publier sa Bibliothèque de survie. Il faut saluer la brièveté de ce «petit précis de littérature du nouveau siècle» (p. 13), de ce «panorama rapide» (p. 14), de ce «manuel de combat» (p. 15). L’auteur, qui serait critique littéraire, y propose, du dernier au premier, son «top 50 de 2021» (p. 27), en l’occurrence des œuvres qu’il aime, de 1673 à 2021, en expliquant malheureusement ses choix.

Bibliothèque de survie n’étant pas avare de marques de la première personne du singulier (je me moi), on pourrait facilement dresser l’autoportrait de son signataire. À chaque jour suffit sa peine : contentons-nous d’un seul aspect de cet autoportrait.

Pour le dire en français populaire du Québec, Frédéric Beigbeder est un mononc’. (Les lecteurs hexagonaux, pour ne pas être largués, pourraient remplacer mononc’ par beauf.) Comment reconnaît-on le mononc’ ?

Il regarde le monde par l’entrebâillement de sa braguette. Il est tout échauffé dès qu’il est question de prostitution (il est pour). Il se vante sans se vanter de ses conquêtes sexuelles : «Une amie commune a publié un roman sur leur vie sexuelle; j’ai béni le ciel qu’elle ne se souvienne plus de moi» (p. 96). Le féminisme, ce n’est pas tout à fait clair pour lui : «Colette est mieux que féministe : elle est féminine» (p. 161).

Il essaie de faire de l’humour avec la pandémie de 2020-2021 en se moquant des médecins (p. 145-146). Il déplore que, selon lui, les États-Unis en aient perdu le sens. «Faut-il vraiment américaniser les comportements culturels français ?» (p. 22) râle en effet le mononc’.

Littérairement, les clichés ne lui font pas peur. Le style, qui serait si important pour lui ? «Les portraits de Femmes [de Jacques Chardonne] sont fragiles et touchants comme des aquarelles» (p. 92). La géographie du roman contemporain ? «Quelle fabuleuse idée que d’avoir importé ce roman choral de notre jeune cousine d’outre-Atlantique» (p. 101), Marie-Ève Thuot.

Enfin, il aime les blagues idiotes. Exemples, tous autour du même thème :

«On reproche à Carmen de mettre en scène un féminicide mais que faire de Combat de nègre et de chiens de Bernard-Marie Koltès (1980) ? Faut-il rebaptiser cette pièce Combat de racisés et de canidés ?» (p. 18)

«Un poète le savait, c’est Baudelaire. Les Fleurs du mal est le titre qui résume tout. Ce n’est pas Les Rhododendrons du bien» (p. 21).

Dany Laferrière «est l’auteur de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, en 1985, dont il apparaît évident que ce titre sera bientôt remplacé par Comment obtenir le consentement d’une personne racisée» (p. 73).

Le mononc’ est bien des choses, mais pas un auteur dont la lecture est indispensable.

P.-S.—L’Oreille tendue a consacré, de façon bien tatillonne, quelques tweets à ce «panthéon littéraire» (quatrième de couverture) : sur Louis XIV, sur les météores, sur la vie, sur le marivaudage, sur Xavier de Maistre, sur les Parisiens, sur les Mémoires.

 

[Complément du jour]

L’Oreille tendue n’est pas seule. Dès 2018, Luc Jodoin associait Beigbeder et «mononcle». C’est .

 

Référence

Beigbeder, Frédéric, Bibliothèque de survie. Essai, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2021, 160 p.