La mère de tous les adverbes

Jean-Philippe Martel, Comme des sentinelles, 2012, couverture

Il sert à marquer l’insistance :

«Plus capable de lire que Machin ou Bidule sont “épicuriens”. Juste plus capable» (@IanikMarcil).

On le trouve dans des constructions négatives :

«on peut juste pas» (Comme des sentinelles, p. 130);

«Il sait juste pas comment finir. C’est un perfectionniste» («Bon match»).

Certains narrateurs n’ont que lui à la bouche, tel celui de «Faits saillants» de Daniel Grenier :

«Pis Fred s’est senti super mal, il a eu le réflexe de dire non, c’est super pas important, c’est super pas urgent, la fille était juste ben cute, mais il s’est fermé la gueule parce qu’ils avaient déjà tourné le coin pis devant eux il y avait soudainement un ascenseur genre doré, en miroir doré.»

Il est des cas où il signifie quelque chose comme seulement (les exemples qui suivent ont été transmis à l’Oreille par une lectrice fidèle, La sociocriticienne postrudérale) :

«Est-ce que je peux juste faire un téléphone ?»

«Peux-tu juste me dire pourquoi tu veux pas ?»

«Je pense juste que ce serait mieux de ne pas y aller.»

Bref, dans le Québec d’aujourd’hui, juste est à l’adverbe ce que petit est à l’adjectif : un mot universel, qui permet (souvent) de dire en s’excusant (presque) de dire.

P.-S. — Durant le «printemps érable», on a beaucoup discuté de la «juste part» des étudiants québécois dans le financement des universités. Depuis, s’agissant des écoles privées, on a vu paraître un «Plaidoyer pour un système plus juste» (le Devoir, 23 octobre 2012, p. A7). «Rémunération des femmes : la juste valeur» (le Devoir, 23 octobre 2012, p. A6) — voilà une source d’interrogation légitime. Pour l’instant, l’Oreille tendue préfère laisser de côté cet emploi adjectival du mot.

 

Références

Grenier, Daniel, «Faits saillants», site Poème sale, 20 octobre 2012.

Martel, Jean-Philippe, Comme des sentinelles. Roman, Montréal, La mèche, 2012, 177 p.

Messier, William S., «Bon match», site Poème sale, 24 octobre 2012.

Le point de vue de Pluton

Pendant les grèves étudiantes du printemps 2012, une policière du Service de police de la ville de Montréal, Stéphanie Stéfanie Trudeau, alias «Matricule 728», s’est rendue célèbre par ses interventions auprès de certains manifestants. Ces gestes avaient été suffisamment répréhensibles pour que ses supérieurs la retirent des équipes présentes lors des autres manifestations.

Son nom vient de revenir dans l’actualité, à la suite d’une intervention musclée, pour utiliser un euphémisme, le 2 octobre, à Montréal. Comme le dit la policière elle-même : elle a «sauté [sa] coche». C’est la télévision de Radio-Canada qui révélait l’affaire hier (voir et, surtout, entendre le reportage ici). Depuis, c’est le sujet de l’heure sur les médias dits «sociaux»; voir par exemple le Tumblr matricule728fordummies (matricule728pourlesnuls).

Il y aurait beaucoup à dire de cette intervention et de la réaction de l’employeur de Stéfanie Trudeau. Arrêtons-nous sur la langue qu’elle utilise.

Son répertoire de jurons est étendu : criss, tabarnak, câlisse. Son favori est estie / ostie : «osties de carrés rouges», «esties de sans cœur», «estie de cave», «estie de taouin», «esti d’trou d’cul», «estie de conne qui a pas rapport», «estie de graines de cave».

Elle ne manque ni d’insultes ni d’invectives : «rats», «artisses», «mangeux d’marde», «crottés», «ta yeule», «fais un homme de toué». L’ancien premier ministre du Québec Maurice Duplessis en avait contre les «joueurs de piano»; «Matricule 728» s’en prend aux «gratteux de guitare». Autres temps, autres mœurs.

La plus étrange de ces insultes est sûrement «Plateaunienne du nowhere».

«Plateaunienne» est un néologisme, mais il n’est pas propre à la policière; on en trouve plusieurs exemples grâce à Google. Il désigne une habitante d’un quartier montréalais, le Plateau Mont-Royal. Il semble être construit sur le modèle de «plutonienne» («Relatif à Pluton», dit le Petit Robert, édition numérique de 2010). Pour Stéfanie Trudeau, le Plateau, c’est une autre planète.

Pour «nowhere» («nulle part»), c’est plus compliqué. Comment peut-on être à la fois de quelque part (le Plateau) et de nulle part (nowhere) ?

Il est vrai qu’à écouter parler Stéfanie Trudeau on peut se demander sur quelle planète nous vivons.

Plateaunienne du nowhere
Merci à Iannik Marcil

 

[Complément du 27 novembre 2012]

Citation tirée du site lapresse.ca du jour, au sujet d’un film dont Stéfanie Trudeau vient d’interdire la diffusion, 728 agente XXX : «Outre le retrait du film, Mme Trudeau réclame 100 000 $ pour atteinte à son image et mauvaise foi. Elle signale qu’elle n’a jamais été consultée et n’a jamais consenti à l’utilisation de son image ou de ses caractéristiques. Surtout dans le cas présent, alors que son image est associée à la pornographie. Elle reproche à l’actrice principale et aux producteurs du film d’avoir utilisé une femme vêtue d’un uniforme de police avec l’insigne 728, d’avoir repris son langage et certaines de ses expressions, de même que certains de ses gestes, notamment avec une matraque, le poivre de Cayenne, et lors d’une arrestation, et cela hors contexte» (l’Oreille souligne).

Voilà un film qui donne un sens nouveau à la phrase «Arrêtons-nous sur la langue qu’elle utilise.»

 

[Complément du 16 juillet 2014]

Stéfanie Trudeau devait comparaître hier au palais de justice de Montréal. Cela n’a finalement pas eu lieu, ainsi que le rapporte Annabelle Blais dans la Presse+ d’aujourd’hui. La journaliste parle de «platoniciens du nowhere» plutôt que de «Plateaunienne». C’est prêter bien de la philosophie au Matricule 728.

 

[Complément du 28 août 2015]

Pour la rentrée «littéraire», on annonce, dans la catégorie des «Biographies étrangères» («étranges» ?), un livre de Stéfanie Trudeau, cosigné avec Bernard Tétrault, Matricule 728. Servir et se faire salir. Mon histoire (Ada, 2015). Sera-t-il écrit dans cette riche langue ?

Matricule 728. Servir et se faire salir. Mon histoire (Ada, 2015)

 

[Complément du 20 janvier 2017]

Le romancier Patrick Senécal n’a pas été insensible au Printemps érable dans les quatre ouvrages de sa série Malphas, surtout dans le quatrième, Grande liquidation. Il n’a pas été insensible non plus au vocabulaire de Matricule 728, puisqu’il fait dire ceci au directeur de la police de la petite ville de Saint-Trailouin : «La police vient d’arriver, elle va disperser tous ces osties de pouilleux de mangeux de marde de gratteux de guitare dans deux minutes» (p. 537).

 

Référence

Senécal, Patrick, Malphas 4. Grande liquidation, Québec, Alire, coll. «GF», 31, 2014, 587 p.

Trop, c’est comme pas assez

Dès qu’un événement, souvent désagréable, s’étend sur quelques jours, c’est une saga. Exemple : «La saga du maire de Saguenay» (le Devoir, 19-20 février 2011, p. B4).

Quelqu’un vous donne un conseil ? Fuyez ces ayatollahs, qu’ils soient «de la québécitude» (la Presse, 17 juin 2009, p. A27), de «l’abstinence» (la Presse, 27 février 2006, cahier Arts et spectacles, p. 6) ou de «la langue» (Guy Bertrand, à la radio de la Société Radio-Canada, est ainsi désigné).

Le prix de l’essence augmente ? Voilà la psychose. On serait même en droit de se demander si le Québec n’est pas en train de devenir une nouvelle Grèce.

«Les référendums de 1980 et 1995 ont traumatisé les Québécois», écrit une ineffable chroniqueuse du Devoir le 8 septembre 2012. Ce ne serait pas le seul traumatisme local, si l’on en croit @PimpetteDunoyer : il y en aurait du divorce, du déménagement, de la rentrée difficile, etc.

Vous découvrez une œuvre d’art (ou une cantine) qui vous séduit; dites qu’elle est jubilatoire.

Le projet de loi 115 ne plaisait pas au député québécois Maka Kotto. On le comprend : ce serait un linguicide.

Des manifestants bloquent le pont qui vous mènent à la maison. Comment ont-ils osé vous prendre en otage ?

Surréaliste, ceci ou cela ? Probablement pas. Croyez-en @IanikMarcil, qui propose un moratoire sur ce mot.

Une vague déferle ? Attention : «Tsunamique !» (la Presse, 30 juillet 2011, cahier Arts et spectacles, p. 4).

Bref, un peu de retenue, ce ne serait pas plus mal. Manifestement, le Québec ne respire pas assez par le nez.

P.-S. — Et il ne faudrait pas oublier extrême et le plus récent épique.

Langue de campagne (20)

Au plus fort de la crise étudiante du printemps dernier au Québec, Line Beauchamp, qui était alors ministre de l’Éducation, avait déclaré à des journalistes que les demandes des étudiants avec lesquels elle négociait la laissaient «pantoite». Plusieurs en étaient restés pantois.

Lors d’un face-à-face télévisé avec la chef du Parti québécois, Pauline Marois, Jean Charest, du Parti libéral du Québec, l’a accusée de vouloir faire planer «un épée de Démoclès» sur la tête des électeurs québécois. On l’a beaucoup raillé pour cette double bourde, répétée dans une conférence de presse tenue immédiatement après ce face-à-face du 20 août.

Ces deux fautes ne sont pourtant pas exactement de même nature, et la première est particulièrement révélatrice du rapport à la langue des politiques au Québec.

Durant le face-à-face, Jean Charest a fait une faute, ce qui arrive à tout le monde, et personne de son entourage n’a probablement eu le temps de la lui indiquer avant la conférence de presse. En revanche, Line Beauchamp a commis sa faute le matin et elle continuait à la répéter en fin d’après-midi le même jour, notamment à la radio. Aucun des proches de la ministre n’a pu la corriger ? Aucun ne l’a voulu ?

Dans le même ordre d’idées, il y a pire.

Dans une publicité radiophonique tombée dans l’oreille de l’Oreille tendue le 27 août, Jean Charest employait un «lequel» où il aurait fallu «laquelle»; or il ne parlait pas en direct.

La Coalition avenir Québec de François Legault ne fait pas autre chose. Sa publicité, sans guère se soucier de la langue, ne dit-elle pas «On est les seuls qui doivent rien à personne. Nous, on va le faire» ? (Merci à @MarcCassivi pour la citation.)

Il y a donc des gens, quelque part, qui conçoivent des campagnes publicitaires et qui y tolèrent une langue fautive ou approximative. La pratique n’est pas nouvelle : durant la campagne électorale de 1989, les publicités du Parti libéral du Québec ne se gênaient pas pour scander «C’que l’Québec a besoin».

Comment expliquer ce mépris de la correction la plus élémentaire, dont il est difficile d’imaginer un équivalent ailleurs dans le monde ?

Une explication psychologique pourrait être avancée, mais elle ne saurait convaincre : certains membres de leur personnel politique hésiteraient à corriger leur patron, par exemple Line Beauchamp.

On pourrait aussi postuler que la faiblesse de la langue des politiques et de leur entourage n’est que le reflet de celle de la population en général. Le personnel politique parlerait aussi mal que le reste des électeurs, ou, pour le dire autrement, il ne parlerait pas plus mal. L’hypothèse serait cruelle.

Il y aurait plus cruel encore. Et si la langue avait tellement peu d’importance pour l’entourage des politiques et pour les politiques eux-mêmes que tous ces gens repéraient les fautes de leurs publicités, mais les laissaient volontairement passer ? Après tout, au Québec, qui pourrait s’offusquer de la mollesse de la langue des élus ? Cette hypothèse d’explication serait la plus cruelle, car la plus cynique.

Au «citoyen», citoyens !

(Hier, au micro de Franco Nuovo, l’Oreille tendue décernait ses Perroquets 2012. Parmi eux, en troisième place, citoyen.)

La manie n’est pas nouvelle.

Dès le 22 novembre 2005, Antoine Robitaille s’interrogeait sur l’utilisation de citoyen comme adjectif. Il publiait alors un article intitulé «“Citoyen” à toutes les sauces. Le terme est devenu un adjectif très “tendance”» (le Devoir, p. A1) dans lequel il notait que les péquistes (les membres du Parti québécois), à l’Assemblée nationale du Québec, étaient «les plus friands de l’adjectif», même s’il arrivait au premier ministre Jean Charest de l’utiliser. Citoyen est en effet fortement marqué à gauche (si tant est que le PQ soit un parti de gauche). Six ans plus tard, sur son blogue, Maux et mots de la politique, Robitaille reviendra sur le «délire citoyen».

La popularité de l’adjectif ne s’est en effet pas démentie. On parle de «mobilisation citoyenne», de «réponse citoyenne», de «démarche de réflexion citoyenne», de «participation citoyenne», d’«actions citoyennes», de «boycott citoyen», de «télé citoyenne», de «combat citoyen», d’«implication citoyenne», de «groupe citoyen» (le Devoir, 27 mars 2012, p. 1), de «débat citoyen» (le Devoir, 28-29 avril 2012, p. G5) et de «responsabilité citoyenne» (le Devoir, 17-18 mars 2012, p. B6). Un parti politique vient d’être reconnu, l’Union citoyenne du Québec; on ne sait s’il se réunira dans des «cafés citoyens». Avant lui, il y eut l’Option citoyenne, l’ancêtre de Québec solidaire. Selon Normand Baillargeon, il existerait des «mathématiques citoyennes» (Liliane est au lycée, Paris, Flammarion, 2011); c’est normal, puisque «L’école doit être citoyenne» (le Devoir, 28-29 avril 2012, p. G6). On pourrait d’ailleurs y aller en «voiture citoyenne» (le Devoir, 8 juin 2005, p. D2).

Comment expliquer que citoyen soit si présent dans la vie publique au Québec, qu’il ait éclipsé populaire ou civique ? Les grèves étudiantes du printemps et la campagne électorale à venir ne sont sûrement pas étrangères à ce succès : la fibre citoyenne vibre fort ces jours-ci.

Le phénomène n’est pas que québécois. En France, il est question d’«érudition citoyenne», de «foot citoyen», d’«hackerspaces citoyens», de «marche citoyenne» (Agence France-Presse, le Devoir, 19 mars 2012, p. A1). En 2010, Jean-Luc Mélenchon publiait Qu’ils s’en aillent tous ! Vite, la révolution citoyenne (Paris, J’ai lu). L’année précédente, Jean-Loup Chiflet classait citoyen parmi ses 99 mots et expressions à foutre à la poubelle (Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 122 p., p. 40).

Citoyen seul (avec le nom qu’il caractérise) est devenu banal. En combinaison, c’est mieux : «Comment la musique urbaine engagée contribue-t-elle à la participation citoyenne ?» s’interroge @slym0mac.

Pour terminer, l’Oreille tendue a un petit regret : quelqu’un a eu l’idée d’un «blogue citoyen» avant elle. Elle ne pourra donc pas pratiquer avec toute la visibilité souhaitée le «journalisme citoyen». Cela l’attriste.

P.-S. — Il y aurait aussi fort à faire sur le substantif citoyen, féminisé ou pas. Ce sera pour un autre jour.

 

[Complément du 14 mars 2013]

La bedaine citoyenne

Même le ventre (féminin) peut l’être. (Merci à @PimpetteDunoyer.)

 

[Complément du 6 février 2015]

Des passants du métro de Montréal ne portent pas secours à un blessé. «Apathie citoyenne», tranche le coroner chargé d’enquêter sur cette affaire, Jacques Ramsay (la Presse+, 6 février 2015, section Actualités, écran 4).

 

[Complément du 9 juin 2015]

Faisant le ménage dans de vieux dossiers, l’Oreille tombe sur ceci : «Un nouveau théorème est en train de se mettre en place : moins le mot contient de sens vérifiable, plus grande est sa faveur; par exemple, l’adjectif “citoyen”, ou “citoyenne”.» C’est tiré d’un article de Bertrand Poirot-Delpech, «Erreur décisionnelle», paru dans le quotidien le Monde du 4 mai… 1994 (p. 2).