Une parole singulière

Un publireportage paru dans la Presse du 20 juin 2012 présente Judi Richards et Yvon Deschamps comme les «porte-parole bénévole» de la Fondation du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (p. A17).

Que «porte-parole» soit invariable ne pose guère de problème — encore que le Petit Robert, édition numérique de 2010, accepte la variabilité (les porte-paroles) aussi bien que l’invariabilité (les porte-parole).

En revanche, «bénévole», au singulier, est plus troublant.

Faut-il comprendre que ces porte-parole(s) «bénévole» (sans s) parleront d’une seule voix ?

L’Oreille tendue chez les Helvètes

L’Oreille tendue rentre d’un colloque, à Genève, sur Jean-Jacques Rousseau. Ci-dessous, notes dépareillées.

L’ami François Bon est frappé de l’utilisation endémique, en France, de voilà. La Suisse n’est pas moins touchée. (La remarque vaut autant pour pas de souci, opportunité, quelque part et morale citoyenne.)

Le français parlé sur les rives du lac Léman a ses particularités. Les mouettes y sont aquatiques, mais motorisées. Les cornets y sont en plastique. Bien sûr y tient lieu de oui.

Ça a beau être universitaire, mais ça ne sait pas la différence entre mettre à jour (actualiser) et mettre au jour (révéler). Et ça s’attarde à qui mieux mieux, même un instant.

Du groupie en sciences humaines : appeler Jean-Jacques Rousseau «Jean-Jacques». Personne ne dit pourtant «Denis» pour Diderot. Heureusement.

Au restaurant, on ne doit pas confondre le service (ce qui est remis au serveur pour son travail) et le pourboire (ce qui est remis au serveur pour son travail).

Quand, en colloque, l’Oreille entend parler d’«une personnalité remarquable mais trop peu étudiée», elle se dit toujours que ce silence de la critique est probablement justifié.

Mme X est «la future grande tante d’Alfred de Musset» ? Grand bien lui fasse.

Lui : «C’est une jeune femme, 20 ans peut-être.» Un autre : «Une retraitée d’environ 58 ans.» Ils parlent de la même personne. Il y en a un des deux que sa perspicacité honore.

Sur sa tombe, l’Oreille demande que soit gravé ceci : «Dans les colloques, il respectait scrupuleusement son temps de parole. R.I.P.»

Rassurez-la : dites à l’Oreille que ses présentations PowerPoint ne sont pas aussi nulles, car bavardes, que celles-là. Elle vous en implore.

Oxymores à éviter : «la convergence d’horizons antagonistes»; «une neutralité bienveillante».

Entre deux communications, il y a toujours la télé, et les joies de l’Euro(pe) : dans sa chambre d’hôtel, l’Oreille avait le même match de foot sur au moins huit chaînes. C’est pendant Suède-Angleterre qu’elle a découvert l’autogoal, soit le fait de marquer contre son propre camp (scorer dans son but). La télé n’est pas complètement inutile. (Le but suivant, comme il se doit, était «incroyable».)

«Vous tenez un blogue ? Vraiment ?» «Vous utilisez Twitter ? Pourquoi ?» L’avenir du numérique ne passe pas par le Siècle des lumières.

Les interlocuteurs de l’Oreille avaient presque tous suivi le «printemps érable» dans les médias européens, sans y comprendre grand-chose. Manifestement, ces derniers n’ont guère fait leur travail.

Les voyages, particulièrement en avion, ne font pas ressortir ce que l’humanité a de meilleur. (L’Oreille ne s’exclut pas de l’humanité.)

Du temps où il y descendait (Hergé, l’Affaire Tournesol, p. 17-19), Tryphon Tournesol devait-il parler anglais pour se faire comprendre des employés de l’Hôtel Cornavin, dont certains baragouinent à peine le français ?

Quoi qu’on puisse en penser, l’Oreille est casanière. Elle n’aime pas trop être dépaysée. La preuve.

P.-S. — Dans le même ordre d’idées, l’Oreille a déjà publié quelques «Scènes de la vie de colloque» (en PDF ici).

 

Référence

Melançon, Benoît, «Scènes de la vie de colloque (extraits)», le Pied (journal de l’Association des étudiants du Département des littérature de langue française de l’Université de Montréal), 4, 29 février 2008, p. 12-13. Repris dans la Vie et l’œuvre du professeur P. Sotie, Montréal, À l’enseigne de l’Oreille tendue, 2022, p. 43-48. https://doi.org/1866/13167

Des lecteurs bienveillants

L’Oreille tendue aime le sport, et lire sur icelui. Il lui arrive cependant de trouver que les pages sportives de ses quotidiens ont un rapport étrange avec la langue.

À l’occasion, elle relève sur Twitter quelques perles. Il arrive que ses lecteurs soient moins sévères qu’elle et qu’ils laissent la chance au coureur.

Exemples récents.

I.

Tweet : «Le cahier des sports de la Presse d’aujourd’hui [30 mai 2012] parle d’un “faux pseudonyme” (p. 7). Il y en a des vrais ?».

Commentaire de @PimpetteDunoyer : «dans la mesure où on peut enregistrer sur son passeport un nom d’artiste (attesté par un témoin), serait-ce une distinction ?».

La bienveillance des lecteurs de l’Oreille les honore.

II.

Tweet : «Selon la Presse, l’équipe de foot mexicaine est la “sélection aztèque” (cahier Sports, 4/6/12, p. 10). La moyenne d’âge doit être élevée.»

Commentaire de @Guibel54 : «On surnomme également la sélection égyptienne “les Pharaons”…»

Bis.

III.

Tweet : «Le Cirque du soleil encourage l’âge d’or : il “a dévoilé, hier, le nom des huit étudiants athlètes émérites […]” (la Presse, 7/6/12, Sport).»

Émérite selon le Petit Robert (édition numérique de 2010) ? 1. «Retraité, honoraire.» 2. «Qui a une longue pratique de la chose, a vieilli dans son emploi»; «Qui, par une longue pratique, a acquis une compétence, une habileté remarquable.» On devrait espérer qu’il y ait peu d’«étudiants émérites».

La Presse attend toujours son défenseur.

IV.

Tweet : «“En se départissant d’Andy Murray […]” (la Presse, 7 juin 2012, cahier Sport, p. 10) : une faute de conjugaison, une faute de sens, six mots.»

Bis.

Souffler la réponse, mais en retard

La Francofête 2012 s’est tenue du 19 au 30 mars, sous l’égide de l’Office québécois de la langue française. Dans ce cadre, plusieurs jeux linguistiques étaient proposés, dont une «activité d’animation» intitulée «Des citations qui vont droit au cœur»; il fallait ajouter à ces citations le mot manquant.

André Belleau et la Francofête

Les habitués de l’Oreille tendue auront reconnu avec plaisir la sixième citation : elle est au fronton de ce blogue depuis son ouverture le 14 juin 2009. Le choix est donc, bien évidemment, excellent.

P.-S. — L’Oreille a l’œil bibliographique. Or elle ne connaît aucun texte d’André Belleau qui s’appelle «Le statut culturel du français au Québec». La référence exacte du texte où apparaît la phrase citée est la suivante :

Belleau, André, «Langue et nationalisme», Liberté, 146 (25, 2), avril 1983, p. 2-9; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Y a-t-il un intellectuel dans la salle ? Essais, Montréal, Primeur, coll. «L’échiquier», 1984, p. 88-92; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Papiers collés», 1986, p. 115-123; repris, sous le titre «Langue et nationalisme», dans Francis Gingras (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, coll. «Espace littéraire», 2014 (troisième édition), p. 425-429; repris, sous le titre «Pour un unilinguisme antinationaliste», dans Surprendre les voix. Essais, Montréal, Boréal, coll. «Boréal compact», 286, 2016, p. 113-121. https://id.erudit.org/iderudit/30467ac

Jubilatoire, malgré tout

Éric Plamondon, Mayonnaise, 2012, couverture

L’Oreille tendue a eu l’occasion — c’était le 6 janvier 2010 — de rendre compte du pamphlet de Jean-Loup Chiflet, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle (2009). Parmi ces mots et expressions, il y avait jubilatoire :

Voilà, le nouveau ton de l’enthousiasme est donné. Plus question de se contenter de se réjouir avec réserve et discrétion. Non ! On se doit de commenter notre plaisir avec des cris plutôt qu’avec des chuchotements, des applaudissements et des vivats, qui peuvent même aller jusqu’à l’hystérie collective suivie de pâmoison (p. 79).

Sans suivre Chiflet dans tous ses emportements, l’Oreille n’hésite pas à reconnaître que jubilatoire est beaucoup utilisé, voire trop.

C’est pourtant le mot qui lui vient à la bouche à la lecture des deux premiers titres de la trilogie romanesque 1984 d’Éric Plamondon, Hongrie-Hollywood Express (vol. I, 2011) et Mayonnaise (vol. II, 2012).

Pourquoi 1984 ? Parce que le nageur et acteur Johnny Weismuller, le «héros» du premier roman, meurt cette année-là, qui est aussi celle du suicide de l’écrivain Richard Brautigan, le héros du deuxième. 1984, c’est aussi l’invention du Macintosh : Pomme S (à paraître) mettra en scène Steve Jobs.

Pourquoi jubilatoire ? L’Oreille aime l’utilisation par Éric Plamondon des listes et des énumérations. Elle aime son érudition, cinématographique notamment, mais pas seulement : technique, scientifique, historique, japonaise. Elle aime son refus de la linéarité. Elle aime l’Amérique qu’elle est invitée à parcourir (dans le temps, dans l’espace). Elle aime le choc entre eux des courts chapitres, prose ou vers, qui font les livres, et l’extravagance de leurs titres. Elle aime l’évident plaisir qu’a l’auteur à citer (des étiquettes aux textes littéraires), et sa croyance dans l’univers des correspondances. Elle aime qu’il ne tombe pas dans les travers linguistiques de l’époque (à quelques «au niveau de» près). Elle aime entendre la rumeur concrète du monde, mais sans souci exagéré de réalisme. Elle aime que la matière des mots soit matière à jeu («Détroit / Des trois, je préfère le dernier : / dessins, / des saints, / des seins», vol. I, p. 133). Elle aime que s’exprime, dans 1984, une humanité sans épanchement ni narcissisme. Elle aime le soin apporté aux tables des matières, qu’aimait lui aussi Richard Brautigan (vol. II, p. 124-125). Elle aime l’art de l’absurde («Francis Ford Coppola bouge les lèvres sur l’écran. J’en conclus qu’il doit être question de cinéma ou d’autre chose», vol. II, p. 126) et le sens du rythme (répétitions, variations, reprises — anaphores).

Dans Mayonnaise, Michel Braudeau est cité, au sujet de Tokyo-Montana Express, de Brautigan :

Cela tient du haïku et du croquis sur un bout de nappe, du vide-poche et de l’autoportrait de l’artiste en puzzle. Un long bouquet de ces feux d’artifice que Baudelaire appelait des fusées (p. 32).

Aussi bien, voilà qui pourrait décrire les deux romans d’Éric Plamondon.

Jubilatoire, donc, oui, malgré tout.

 

[Complément du 23 mai 2012]

Sur son blogue, Dominic Tardif trouve Mayonnaise… «jubilatoire».

 

Références

Chiflet, Jean-Loup, 99 mots et expressions à foutre à la poubelle, Paris, Seuil, coll. «Points. Le goût des mots», Hors série, inédit, P 2268, 2009, 122 p. Dessins de Pascal Le Brun.

Plamondon, Éric, Hongrie-Hollywood Express. Roman. 1984 — Volume I, Montréal, Le Quartanier, «série QR», 44, 2011, 164 p.

Plamondon, Éric, Mayonnaise. Roman. 1984 — Volume II, Montréal, Le quartanier, «série QR», 49, 2012, 200 p.