L’oreille tendue de… François Hébert

François Hébert, Miniatures indiennes, 2019, couverture

«Le drummer et poète Patrice Desbiens a le front plissé et l’œil malicieux de qui a survécu de peine et de misère à l’exploitation des mines de nickel de l’Ontario et aux émanations toxiques de l’anglais, à la tristesse des pauvres à Sudbury et à la mélancolie de la taverne Coulson.

Tendons l’oreille.»

François Hébert, Miniatures indiennes. Roman, Montréal, Leméac, 2019, 174 p., p. 136.

Vers de puck

Maxime Catellier, Mont de rien, 2018, couverture

 

Les poètes québécois francophones aiment le hockey : Roland Giguère, Michel Beaulieu, Patrice Desbiens, Michel Bujold, Daniel Dargis, Bernard Pozier, François Pelletier et Paul Marion, Shawn Cotton, Alexandre Dostie, Jean-Christophe Réhel, Samuel Mercier, Yvon d’Anjou, François Black et Stéphane Poirier, Catherine Cormier-Larose, Philippe Chagnon, Stéphane Picher lui ont consacré un poème, ou plusieurs, voire un recueil. Le joueur le plus souvent mis en vers est Maurice Richard, par Jean-Paul Daoust, Camil DesRoches, Alexandre Faustino, Jeannine Goulet, François Guerrette, François Hébert, Félix Leclerc, Edmond Robillard, Denis Vanier et des auteurs anonymes.

Ajoutons à ce florilège deux titres récents.

À la fin de Castagnettes, Marie-Élaine Guay publie une suite poétique de quatre pages, «les caraïbes saignent». Cette suite se termine — et le recueil avec elle — par ces vers :

je pose un pied sur la glace sans effort
ça joue au hockey dans mes tripes
ça patine ça aiguise
ça goale tellement fort
le jeu continue observé
ça patine pour gagner
on tourne toujours l’histoire à notre avantage
comment je vais faire pour avancer dans le noir ?
tu étais ma lampe de poche
le dépanneur fait son last call
les chiens aboient entre eux
puis
cent millions de nuits faibles fondent sur l’asphalte

Le hockey, ce «jeu», est affaire de vitesse («ça patine», deux fois), de volonté («ça goale tellement fort», «ça patine pour gagner») et d’émotion («dans mes tripes»). Il se pratique «sans effort». Puis la situation est mise à distance («le jeu continue observé») et elle se délite («comment je vais faire pour avancer dans le noir ?»). Rideau.

Dans Mont de rien, de Maxime Catellier, le hockey occupe une place bien plus grande que chez Marie-Élaine Guay. Dans ce «roman», mais en vers, découpé en trois périodes, comme un match, on trouve deux intermèdes et une prolongation : ces trois textes font appel à la mémoire du sport. Il est également question des cartes de hockey que collectionne le poète dans sa jeunesse (p. 54, p. 59-60, p. 84-85), de ses lectures hockeyistiques (p. 95, p. 121) et de la mort de John Kordic (p. 115).

Le premier intermède, «La bataille du vendredi saint. 20 avril 1984» (p. 35-38), rappelle une des plus célèbres bagarres de l’histoire du hockey, entre les Canadiens de Montréal et les Nordiques de Québec. Le second décrit, doublement, «La veine de Clint Malarchuk. 22 mars 1989» (p. 77-80) : ce gardien, en plein match, a eu la (veine) jugulaire tranchée; il s’en est malgré tout tiré (il a eu de la veine). Les deux poèmes, tout en rappelant le nom des joueurs concernés dans un cas comme dans l’autre, magnifient ces faits divers en les rattachant au «vrai nord» (p. 37), aux «étoiles» (p. 37), à «l’ordre divin» (p. 38), au «soleil» (p. 38), au «lustre effondré du temps» (p. 79), aux «anges» (p. 80). Le nom de Malarchuk unit ces deux textes.

Dans un passage de «1000 timbres. prolongation» (p. 118-121), enfin, on oppose deux émeutes montréalaises. Le 17 mars 1955, les amateurs saccagent les alentours du Forum à la suite de la suspension du plus grand joueur de l’équipe à l’époque, Maurice Richard : on «défend» alors «l’honneur de la patrie» (p. 119). En revanche, le 9 juin 1993, c’est une «talle de mongols» (p. 118), voire de «mongols à batterie» (p. 121), qui s’en prend aux commerces qui environnent le Forum, «talle» faite de «vandales» (p. 118), de «sauvages» (p. 118) : «vingt mille macaques à chouclaques se crachent dans les mains en allumant des chars par en-dessous» (p. 118). De 1955 à 1993, la consommation capitaliste a triomphé : on ne se bat plus que pour des produits («le sang neuf cherche à dévorer la marchandise, seule matière première valable», p. 119). C’est à un drame politique que l’on assiste : «ça valait la peine de fuguer pour se retrouver ici, cette île ne mérite pas d’être un paradis, c’est l’enfer des âmes perdues, les limbes du rêve national» (p. 119).

Pour Marie-Élaine Guay et pour Maxime Catellier, le hockey est une affaire de «tripes».

 

Références

Catellier, Maxime, Mont de rien. Roman en trois périodes et deux intermèdes, Montréal, L’Oie de Cravan, 2018, 123 p.

Guay, Marie-Élaine, Castagnettes. Poésie, Montréal, Del Busso éditeur, 2018, 76 p. Ill.

Parlons rhétorique

Maison natale d’Elvis Presley, Tupelo

On le sait peut-être : l’Oreille tendue collectionne les zeugmes.

Rappel de la définition de cette figure de style du Dictionnaire des termes littéraires (2001) :

Zeugme, zeugma (gr. lien) • Figure de construction qui consiste à faire dépendre d’un même mot deux termes disparates, qui entretiennent avec lui des rapports différents (dans la majorité des cas, il s’agit d’un verbe suivi de deux compléments d’objet). Le zeugme est souvent doué d’une intention humoristique. V. aussi syllepse. Ex. : «J’ai joué au tennis avec mon oncle et ma raquette» (B. Melançon); «Damoclès tira de sa poitrine un soupir et de sa redingote une enveloppe jaune et salie» (Gide) (p. 510).

Il existe en effet des cas — ce n’est pas «la majorité» — où — au lieu «d’un verbe suivi de deux compléments d’objet» — les sujets d’un verbe sont «deux termes disparates». En voici quelques-uns.

«Ces deux dames, en allant chercher leur voiture, avaient été entraînées par la foule, et séparées de leurs gens. Nous les recueillîmes, et comme il n’y avait pas moyen de faire le tour de la maison pour les faire entrer par la porte, on les hissa par la fenêtre, qui heureusement n’était pas haute; mais leur âge, leurs grands paniers et leur effroi, rendirent cet enlèvement fort difficile» (Mémoires de madame de Genlis, p. 189).

«Je serais devenu l’ignorant, et puis les jours, les rides, les petits vins auraient fait le reste» (Philippe Claudel, Meuse l’oubli, p. 23).

«Harry raccrocha et donna un tour de clé de contact tout en appelant Magnus Skarre de l’autre main. Skarre et le moteur répondirent presque simultanément» (Jo Nesbø, le Bonhomme de neige, p. 532).

«Les vannes et la rue avaient rapidement été fermées […]» (Charles Bolduc, les Truites à mains nues, p. 121).

«Le brut et le pessimisme hantent les marchés» (la Presse+, citée par @Christiane_MTL, 4 mai 2016).

«Quarante ans après son décès, un coffret vient rappeler les débuts du “garçon de Tupelo”, alors que peu à peu sa mémoire et ses fans s’éteignent» (le Devoir, 16 août 2017, p. B7).

Si peu d’heures, tant de procédés.

 

[Complément du 13 mai 2024]

Encore un : «Sa formation et ses favoris argentés lui permettaient de garder une certaine distance par rapport aux autres» (le Rendez-vous, p. 144.

 

[Complément du 16 juillet 2024]

«Snowflakes and relief cover me» (Can’t We Be Friends, p. 75).

 

Illustration : maison natale d’Elvis Presley à Tupelo, photo déposée sur Wikimedia Commons

 

Références

Bolduc, Charles, les Truites à mains nues. Nouvelles, Montréal, Leméac, 2012, 139 p.

Bryce, Denny S. et Eliza Knight, Can’t We Be Friends. A Novel of Ella Fitzgerald and Marilyn Monroe, New York, William Morrow, 2024, 374 p.

Claudel, Philippe, Meuse l’oubli, Paris, Stock, 2006, 152 p. Édition originale : 1999.

Hébert, François, le Rendez-vous. Roman, Montréal, Quinze, coll. «Prose entière», 1980, 234 p.

Mémoires de madame de Genlis, Paris, Mercure de France, coll. «Le temps retrouvé», 2004, 390 p. Édition présentée et annotée par Didier Masseau. Édition originale : 1825.

Nesbø, Jo, le Bonhomme de neige. Une enquête de l’inspecteur Harry Hole, Paris, Gallimard, coll. «Folio policier», 575, 2008, 583 p. Traduction d’Alex Fouillet. Édition originale : 2007.

Van Gorp, Hendrik, Dirk Delabastita, Lieven D’hulst, Rita Ghesquiere, Rainier Grutman et Georges Legros, Dictionnaire des termes littéraires, Paris, Honoré Champion, coll. «Dictionnaires & références», 6, 2001, 533 p.