Retour du tabarnac

Une image, une lecture et un tableau donnent l’occasion à l’Oreille tendue de revenir sur un riche sujet, le juron québécois, plus précisément sur le mot tabarnac (orthographe non certifiée), dont elle a eu souvent l’occasion de parler, par exemple ici.

La photo provient du blogue de Jean-François Lisée sur le site du magazine l’Actualité. Elle montre la vitrine du BHV parisien.

BHV, Paris, vitrine

La souche a la vie dure.

La lecture, elle, est en fait une relecture, celle de la Guerre, yes sir ! (1968) de Roch Carrier. Si, chez BHV, on choisit la graphie tabarnak, il n’en va pas de même chez le romancier, qui conserve leur orthographe d’origine aux nombreux sacres de son texte, qu’il emprunte au vocabulaire religieux : tabernacle, ciboire, calice, hostie, christ, etc. Exemples de concaténation : «Calice d’hostie de tabernacle !» (p. 18); «Calice de ciboire d’hostie !» (p. 77); «maudit ciboire de Christ !» (p. 78); «Christ de calice de tabernacle !» (p. 108).

Or qui les pratique sait que ces mots ne se prononcent que rarement suivant cette orthographe : tabernacle fait tabarnac (ou tabarnak), ciboire se mue en cibouère, calice exige un â long, voire un o ouvert, stie peut remplacer avantageusement hostie, dans christ il n’y a pas de t final (criss).

Plutôt que de reprocher à Carrier la faiblesse de son oreille, il faut peut-être se rappeler l’époque à laquelle il publiait son roman. Aujourd’hui, le sacre a droit de cité depuis longtemps en littérature : les modèles à suivre (ou à ne pas suivre, c’est selon) sont nombreux; on trouve même des exemples publics en France. Ce n’était pas vrai du temps de Carrier : ce pionnier a fait ce qu’il a pu avec les moyens du bord. Il faut lui en être reconnaissant.

Pas de circonstances atténuantes, en revanche, pour un tableau de 1998.  (C’est à cause d’un article de la Presse d’hier, sur la peinture et les Canadiens de Montréal, dans lequel l’Oreille cause.) Inspirée de Chagall, «Rocket Scores» / «Le Rocket marque» est une toile de Saul Miller, peintre et expert en «performance» («Performance Specialist»). Des spectateurs y admirent Maurice Richard, l’ancien joueur des Canadiens. Il a un corps impossiblement allongé. Coiffé d’une auréole, il est en train de déjouer le gardien des Maple Leafs de Toronto, sous les yeux d’arbitres et de joueurs à tête d’animal, pendant que des oiseaux s’éloignent de la glace. Des bulles font entendre les deux langues officielles du pays : «Mon Dieu», «It’s the Rocket», «He scores» — et «Tabernac». Non, trois fois non.

Saul Miller, «Rocket Scores», tableau, 1998

 

Références

Carrier, Roch, la Guerre, yes sir ! Roman, Montréal, Éditions du Jour, coll. «Les romanciers du Jour», R-28, 1970, 124 p. Rééditions : Montréal, Stanké, coll. «10/10», 33, 1981, 137 p.; Montréal, Stanké, 1996, 141 p.; dans Presque tout Roch Carrier, Montréal, Stanké, 1996, 431 p.; Montréal, Éditions internationales Alain Stanké, coll. «10/10», 2008, 112 p. Édition originale : 1968.

Laurence, Jean-Christophe, «Peinture-moi le CH… En 100 ans d’existence, le Canadien de Montréal a inspiré beaucoup de peintres du dimanche, mais très peu de vrais artistes», la Presse, 10 février 2011, cahier Au jeu, p. 4.

Transformation de l’extrême

Que le mot extrême nous assaille quotidiennement ne devrait plus être à démontrer. En son honneur, l’Oreille tendue inaugure aujourd’hui une nouvelle catégorie (en bas, à droite).

L’on sait peut-être moins que ce mot, en son acception actuelle, a une (courte) histoire.

Prenons le cas de sports extrêmes, paire banale entre toutes. À l’origine, sports de l’extrême lui faisait concurrence. On voit les deux formes cohabiter dans le dossier de la revue Terminogramme (mai 1997) intitulé «Le français et les sports».

Dans le même ordre d’idées, Christiane Tetet, en 2000, recense «jeux de l’extrême» (p. 508) à côté d’«acrobatie extrême» en motocyclisme (p. 514), et «alpinisme extrême» (p. 520) en même temps qu’«alpinisme/escalade de l’extrême» (p. 524 n. 44).

L’histoire, elle, a tranché.

P.-S. — Que sont ces sports (de l’)extrême(s) ? ULM, canyoning, parapente, funboard, bodyguard et surf. Rien là pour l’Oreille tendue.

 

Références

Terminogramme. Bulletin de recherche et d’information en aménagement linguistique et en terminologie, 82, mai 1997, p. 2-13. Dossier «Le français et les sports».

Tetet, Christiane, «Le vocabulaire des sports et des loisirs sportifs», dans Gérald Antoine et Bernard Cerquiglini (édit.), Histoire de la langue française 1945-2000, Paris, CNRS éditions, 2000, p. 503-526.

Fil de presse 009

Logo, Charles Malo Melançon, mars 2021

Que font-ils ? Ils écrivent des textes où la langue est mise en scène. Des heures d’écoute en perspective.

Amie, et néanmoins collègue, de l’Oreille tendue, Lucie Bourassa étudie le français de Katalin Molnár dans la revue numérique @nalyses. (Il faut avoir l’oreille fine.)

Dans la collection «Paragraphes», le collègue, et néanmoins ami, de l’Oreille Francis Gingras a réédité, en une version revue et corrigée, son Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française.

François Provenzano publiera, dans quelques jours, Vies et mort de la francophonie. Une politique française de la langue et de la littérature aux Impressions nouvelles.

Frédéric Werst, avec Ward, invente une nouvelle langue.

Le livre que voici se présente comme une anthologie de la littérature d’un peuple imaginaire, les Wards. Dans les extraits qui la composent, j’ai cherché à évoquer ces gens, leur histoire, leur monde, leurs mythes, leurs idées, élaborant des genres littéraire, essayant des principes formels ou esthétiques, rêvant des poètes ou des prosateurs, des théologiens ou des philosophes — mais avant tout, c’est de l’invention d’une langue qu’il était question. Cette anthologie est en effet bilingue, et j’ai choisi de donner de ces textes, outre une traduction française, leur version originale dans la langue des Wards, le «wardwesân» (p. 11).

La fondatrice de Wordnik, Erin McKean, proposait, le 9 janvier, dans sa chronique du Boston Globe, ses découvertes de l’année en matière linguistique. Elle y causait culturomics — l’utilisation de Google Books pour analyser la langue —, palinisme — refudiate, encore une fois —, néologie — l’entrée du mot eggcorn dans le Oxford English Dictionary; Wikileaks —, prononciation — celle du Eyjafjallajökull. Elle y renvoyait aussi à une étonnante vidéo typographique contre le purisme linguistique (anglo-saxon), celle de Stephen Fry. À voir.

 

Références

Bourassa, Lucie, « Du français, dlalang et des poèmes incorrects : langage et poétique chez Katalin Molnár», article numérique, @nalyses, 14 décembre 2010. https://doi.org/10.18192/analyses.v5i3.588

Gingras, Francis (édit.), Miroir du français. Éléments pour une histoire culturelle de la langue française, Montréal, Université de Montréal, Département des littératures de langue française, coll. «Paragraphes», 26, 2007, 525 p. Réédition revue et corrigée : 2009, 516 p.

McKean, Erin, «The Year in Language», The Boston Globe, 9 janvier 2011.

Provenzano, François, Vies et mort de la francophonie. Une politique française de la langue et de la littérature, Bruxelles, Les impressions nouvelles, coll. «Réflexions faites», 2011, 288 p.

Werst, Frédéric, Ward. Ier-IIe siècle. Roman, Paris, Seuil, coll. «Fiction & cie», 2011, 416 p.

La langue du baseball à travers les âges (genre)

Note. Ce jeudi 4 novembre est un journée sportivement chargée pour l’Oreille tendue : entrevue dans la Presse (cahier Au jeu, p. 5), lancement sur Cyberpresse d’un jukebox numérique auquel elle a collaboré, réflexion ci-dessous sur l’évolution de la langue du sport. [18 novembre 2010 : depuis la mise en ligne du billet qui suit, le jukebox numérique a été retiré du site de Cyberpresse.]

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Un lecteur non averti pourra être étonné à la lecture de la phrase suivante, tirée des Caprices du sport. Roman fragmenté, que vient de faire paraître Renald Bérubé : «merci, Sandy Amoros, ex-Royal de Montréal, voltigeur de gauche d’origine cubaine appelé en fin de match à jouer à la vache par mesure défensive» (p. 138). Jouer à la vache ? L’amateur de baseball québécois comprendra instantanément : jouer sur l’herbe du champ extérieur, là où on pourrait sans mal imaginer des vaches en train de brouter.

C’est que chaque sport a son vocabulaire, et celui-ci évolue. Voici deux exemples, s’agissant du baseball, le plus beau des sports.

Dans ses 2000 mots bilingues par l’image, l’abbé Étienne Blanchard, entre autres sujets, offre un glossaire du baseball, la «balle au camp». (Il y a aussi un glossaire du «hoquet», le hockey. Ils sont joliment désuets l’un comme l’autre.)

Abbé Étienne Blanchard, 2000 mots bilingues par l'image, 1920, p. 59

Sur le baseball, on apprend plein de choses par l’image (p. 58-59). Même s’il ressemble phonétiquement à umpire, il faut délaisser le mot empailleur pour arbitre (fig. 3). En bon apôtre de «la soudure des mots composés» (p. 3), Blanchard propose champdroit, champgauche et centrechamp, alors qu’on dirait aujourd’hui champ droit, champ gauche et champ centre (fig. 8). Notre receveur est le gobeur de l’abbé — «C’est le terme usité en France dans le jeu de thèque»; son corselet ou sa poitrinière, notre plastron (fig. 2 et 9).

Les trois pages de la section «Termes de la balle au camp (Baseball)» (p. 106-108) regorgent, elles aussi, de trouvailles (oubliées). Une balle mouillée (spit ball) est un crachat. Les physiciens risquent d’être troublés par certaine courbe de la courbe (curve); s’agit-il d’une balle droite ? Le lapin de 1920 (grounder) est plus joli que le roulant d’aujourd’hui. Pourtant, le baseball de l’époque paraît plus violent que le nôtre : on peut être tué sur but (out on base) ou fusillé (strike out).

Le même Étienne Blanchard consacrera une page de sa Stylistique canadienne à des «Termes divers» de sport, surtout de baseball, lapin inclus (p. 96). Passons.

Venons-en au Vocabulaire français-anglais des jeux de hockey[,] de tennis et de balle aux buts (base-ball) publié à Québec en 1937 «avec la bienveillante autorisation de la Société du parler français».

Vocabulaire français-anglais des jeux de hockey[,] de tennis et de balle aux buts (base-ball), 1937, couverture

La Société, comme l’abbé Blanchard avant elle, n’aime pas le mot baseball. Sa balle aux buts n’aura cependant pas plus de succès que la balle au camp de l’autre. Les rédacteurs du Vocabulaire accordent à ce sport plus d’importance (15 pages) qu’au hockey (6 pages) et qu’au tennis (7 pages). Leurs choix n’ont pas tous été entendus, mais plusieurs sont devenus courants : champ droit, champ gauche, champ centre, receveur, plastron, courbe. Pas de lapin, mais un coup rasant.

Une chose est sûre : parmi les animaux du sport, aucun de ces textes ne connaît la vache.

P.-S. — Une fois n’est pas coutume : prenons le Petit Robert en défaut. À plastron, on lit «Vêtement de protection, au hockey. Plastron de receveur» (édition numérique de 2010). Or tout le monde devrait le savoir : le receveur existe au baseball, pas au hockey.

Profitons-en aussi pour prendre l’abbé Blanchard en défaut : le vocabulaire proposé p. 58-59 n’est pas tout à fait le même que celui des p. 106-108.

 

[Complément du 13 juillet 2012]

L’Oreille tendue plastronne (à tort ou à raison). Elle avait signalé par courriel leur erreur aux gens du Robert. Que lit-elle dans l’édition papier du Petit Robert 2012 ? «Plastron : Vêtement de protection, au hockey, au baseball. Plastron de receveur.» Voilà qui est mieux.

 

[Complément du 8 septembre 2021]

L’Oreille tendue vient de mettre la main sur une version antérieure, mais identique, de la partie consacrée au baseball, sous le titre Vocabulaire français-anglais du jeu de balle aux buts (baseball). Elle date de 1935.

Bibliothèque et Archives nationales du Québec en offre une autre version, numérisée celle-là, aussi de 1935.

Vocabulaire français-anglais du jeu de balle aux buts (baseball)

 

Références

Bérubé, Renald, les Caprices du sport. Roman fragmenté, Montréal, Lévesque éditeur, coll. «Réverbération», 2010, 159 p.

Blanchard, abbé Étienne, 2000 mots bilingues par l’image, Montréal, L’Imprimerie des marchands limitée, 1920, 112 p. Ill.

Blanchard, abbé Étienne, Stylistique canadienne. Cinquième édition du Manuel du bon parler, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, [1940], 111 p.

Vocabulaire français-anglais des jeux de hockey[,] de tennis et de balle aux buts (base-ball), Québec, La librairie de l’Action catholique, 1937, 29 p. «Publié avec la bienveillante autorisation de la Société du parler français, qui a rédigé ce Vocabulaire.»

Vocabulaire français-anglais du jeu de balle aux buts (baseball), Québec, L’action sociale (limitée), 1935, 15 p. «Hommage de la Société du Parler français au Canada (Université Laval, Québec).»

Du qui qui

Joseph Dumais, le Parler de chez nous. 1922, couverture

Quiconque prête l’oreille dans la Belle Province aura entendu des interrogations en double qui, en construction simple ou complexe. Exemple (classique) de construction simple : Les amis de la garderie, qui qui veut des beignes à matin ? Complexe : De qui qui a peur ?

On aurait tort de penser qu’il s’agit d’une tournure récente. On la trouvait déjà (au moins) au début du XXe siècle.

Soit une brochure de 1922 : le Parler de chez nous. Conférence donnée à l’Hôtel de ville de Québec, sous le patronage de la Société des arts, sciences et lettres, par M. Joseph Dumais. Professeur de diction française, directeur du Conservatoire de Québec, membre de la Société des auteurs canadiens et de la Société des arts, sciences et lettres. L’auteur y traite surtout de phonétique, à la fois française et canadienne (comme on disait à l’époque). Non sans humour, il transcrit des phrases, de France et du Québec, «en gardant l’orthographe qui correspond à la prononciation» (p. 29).

L’une de ces transcriptions est datée du 18 mai 1918. Elle rapporte le difficile parcours scolaire d’un garçon appelé Nicole. Le texte se termine par une interrogation de la mère du petit : «Pou’ez-vous m’dir’ de qui qui quien ?» (p. 31)

Pouvez-vous me dire de qui il tient ? n’aurait certes pas eu le même charme.

 

[Complément du 23 mars 2012]

Pour en savoir plus sur Dumais, on pourra lire le Diable en ville. Alexandre Silvio et l’émergence de la modernité populaire au Québec (2012, p. 203-215).

 

[Complément du 26 mars 2019]

En 1937, la brochure le Bon Parler français considérait «Qui qui parle ?» comme une «question fautive» (p. 16).

 

Références

Le Bon Parler français, La Mennais (Laprairie), Procure des Frères de l’Instruction chrétienne, 1937, 24 p.

Dumais, Joseph, le Parler de chez nous. Conférence donnée à l’Hôtel de ville de Québec, sous le patronage de la Société des arts, sciences et lettres, par M. Joseph Dumais. Professeur de diction française, directeur du Conservatoire de Québec, membre de la Société des auteurs canadiens et de la Société des arts, sciences et lettres, Québec, Chez l’auteur, 1922, ii/41 p. Préface d’Alphonse Désilets, B.A., Homme de lettres, etc.

Lacasse, Germain, Johanne Massé et Bethsabée Poirier, le Diable en ville. Alexandre Silvio et l’émergence de la modernité populaire au Québec, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2012, 299 p. Ill.