«Modèles de style : le juron, le télégramme et l’épitaphe» (Cioran, Syllogismes de l’amertume).
Le point de vue de Pluton
Pendant les grèves étudiantes du printemps 2012, une policière du Service de police de la ville de Montréal, Stéphanie Stéfanie Trudeau, alias «Matricule 728», s’est rendue célèbre par ses interventions auprès de certains manifestants. Ces gestes avaient été suffisamment répréhensibles pour que ses supérieurs la retirent des équipes présentes lors des autres manifestations.
Son nom vient de revenir dans l’actualité, à la suite d’une intervention musclée, pour utiliser un euphémisme, le 2 octobre, à Montréal. Comme le dit la policière elle-même : elle a «sauté [sa] coche». C’est la télévision de Radio-Canada qui révélait l’affaire hier (voir et, surtout, entendre le reportage ici). Depuis, c’est le sujet de l’heure sur les médias dits «sociaux»; voir par exemple le Tumblr matricule728fordummies (matricule728pourlesnuls).
Il y aurait beaucoup à dire de cette intervention et de la réaction de l’employeur de Stéfanie Trudeau. Arrêtons-nous sur la langue qu’elle utilise.
Son répertoire de jurons est étendu : criss, tabarnak, câlisse. Son favori est estie / ostie : «osties de carrés rouges», «esties de sans cœur», «estie de cave», «estie de taouin», «esti d’trou d’cul», «estie de conne qui a pas rapport», «estie de graines de cave».
Elle ne manque ni d’insultes ni d’invectives : «rats», «artisses», «mangeux d’marde», «crottés», «ta yeule», «fais un homme de toué». L’ancien premier ministre du Québec Maurice Duplessis en avait contre les «joueurs de piano»; «Matricule 728» s’en prend aux «gratteux de guitare». Autres temps, autres mœurs.
La plus étrange de ces insultes est sûrement «Plateaunienne du nowhere».
«Plateaunienne» est un néologisme, mais il n’est pas propre à la policière; on en trouve plusieurs exemples grâce à Google. Il désigne une habitante d’un quartier montréalais, le Plateau Mont-Royal. Il semble être construit sur le modèle de «plutonienne» («Relatif à Pluton», dit le Petit Robert, édition numérique de 2010). Pour Stéfanie Trudeau, le Plateau, c’est une autre planète.
Pour «nowhere» («nulle part»), c’est plus compliqué. Comment peut-on être à la fois de quelque part (le Plateau) et de nulle part (nowhere) ?
Il est vrai qu’à écouter parler Stéfanie Trudeau on peut se demander sur quelle planète nous vivons.

[Complément du 27 novembre 2012]
Citation tirée du site lapresse.ca du jour, au sujet d’un film dont Stéfanie Trudeau vient d’interdire la diffusion, 728 agente XXX : «Outre le retrait du film, Mme Trudeau réclame 100 000 $ pour atteinte à son image et mauvaise foi. Elle signale qu’elle n’a jamais été consultée et n’a jamais consenti à l’utilisation de son image ou de ses caractéristiques. Surtout dans le cas présent, alors que son image est associée à la pornographie. Elle reproche à l’actrice principale et aux producteurs du film d’avoir utilisé une femme vêtue d’un uniforme de police avec l’insigne 728, d’avoir repris son langage et certaines de ses expressions, de même que certains de ses gestes, notamment avec une matraque, le poivre de Cayenne, et lors d’une arrestation, et cela hors contexte» (l’Oreille souligne).
Voilà un film qui donne un sens nouveau à la phrase «Arrêtons-nous sur la langue qu’elle utilise.»
[Complément du 16 juillet 2014]
Stéfanie Trudeau devait comparaître hier au palais de justice de Montréal. Cela n’a finalement pas eu lieu, ainsi que le rapporte Annabelle Blais dans la Presse+ d’aujourd’hui. La journaliste parle de «platoniciens du nowhere» plutôt que de «Plateaunienne». C’est prêter bien de la philosophie au Matricule 728.
[Complément du 28 août 2015]
Pour la rentrée «littéraire», on annonce, dans la catégorie des «Biographies étrangères» («étranges» ?), un livre de Stéfanie Trudeau, cosigné avec Bernard Tétrault, Matricule 728. Servir et se faire salir. Mon histoire (Ada, 2015). Sera-t-il écrit dans cette riche langue ?
[Complément du 20 janvier 2017]
Le romancier Patrick Senécal n’a pas été insensible au Printemps érable dans les quatre ouvrages de sa série Malphas, surtout dans le quatrième, Grande liquidation. Il n’a pas été insensible non plus au vocabulaire de Matricule 728, puisqu’il fait dire ceci au directeur de la police de la petite ville de Saint-Trailouin : «La police vient d’arriver, elle va disperser tous ces osties de pouilleux de mangeux de marde de gratteux de guitare dans deux minutes» (p. 537).
Référence
Senécal, Patrick, Malphas 4. Grande liquidation, Québec, Alire, coll. «GF», 31, 2014, 587 p.
Pudeur journalistique
Il peut parfois être difficile, pour les médias, de savoir comment citer les personnes dont ils rapportent les propos. Si ces personnes font des fautes, faut-il les corriger ? De la même façon, que faire si elles ont recours à des registres de langue jugés «familiers», voire «vulgaires» ? The New Yorker, dans son édition du 2 juillet 2012, racontait, par exemple, comment le mot «motherfucker» avait été d’adoption lente à ce magazine.
Le quotidien le Devoir, lui, vient, à trois reprises, de donner une réponse un brin étonnante à ces questions.
Le 20 août dernier, lors d’un face-à-face télévisé avec la chef du Parti québécois, Pauline Marois, Jean Charest, du Parti libéral du Québec, l’a accusée de vouloir faire planer «un épée de Démoclès» sur la tête des électeurs québécois. On l’a beaucoup raillé pour cette double bourde, répétée dans une conférence de presse tenue immédiatement après le face-à-face.
Le Devoir du lendemain a corrigé les propos de celui qui était encore premier ministre du Québec à l’époque à l’endroit de celle qui l’est devenue depuis, en écrivant «une épée de Damoclès».
Marie-France Bazzo, sur Twitter, a décrit cette façon de faire comme du «photoshop textuel».
Quelques jours plus tard, le 30 août, Martin Caron, un candidat du parti dirigé par François Legault, la Coalition avenir Québec, explique pourquoi il a dit du projet de loi 78, devenu loi 12, que «c’est de la marde».
Paul Journet, de la Presse, et Michel Dumais, du Journal de Montréal, rapportent la chose sur Twitter et utilisent tous les deux le mot «marde». Le Devoir est plus réservé, tant sur Twitter que sur son site Web, qui, en titre, substitue «merde» à «marde».
Dernier cas.
Le jour des élections, le 4 septembre, Antoine Robitaille, lui aussi du Devoir, suit Jean Charest. Il twitte ceci : «Manifestants à l’arrivée de Jean Charest au local électoral libéral de Vimont. 3 manifestants, 3 affiches, une faute.» Et il reproduit l’affiche fautive, avec son «s» de trop à «dégages» :
Le Devoir du lendemain publie en p. A1 et A10 un texte de Robitaille, accompagné d’une photo montrant les trois mêmes manifestants avec leurs affiches. Un détail diffère cependant : la photo est cadrée de telle façon que le «s» inutile de «dégages» a disparu. Sur cette photo-là, il n’y a plus de fautes.
Que se passe-t-il donc au Devoir pour que la pudicité linguistique s’y fasse sentir de cette façon ?
Les gros mots dans le poste
Il arrive souvent à l’Oreille tendue d’être décalée télévisuellement. Elle est ainsi en train de regarder la quatrième saison de la série télévisée Damages, alors que la diffusion de la cinquième vient de commencer.
Dès les premiers épisodes de cette quatrième saison, l’Oreille a été frappée par ce qui lui semblait l’apparition de gros mots dans les dialogues, seuls (s*it, *uck, asshol*, Je*us, cock*ucker) ou en combinaison (m*therfucker, Jesu* Christ).
Elle s’est même demandée à haute voix, en présence de ses habituelles sources conjugales, si un changement de chaîne n’était pas la source de cette transformation linguistique.
Or, dixit Wikipédia, la série est en effet passée, après la troisième saison, de FX Network à DirecTV.
C’est bien la preuve qu’il est toujours utile de tendre l’oreille; on peut apprendre des choses (de peu de poids, il est vrai).
P.-S. — À DirecTV, on accepte volontiers les gros mots et la nudité (surtout féminine).
La situation pourrait-elle devenir problématique ?
Degré zéro de l’expression, sans adresse.
«C’est quoi le problème ?» (Hockey de rue, p. 108)
On monte d’un cran quand l’interlocuteur est visé.
«C’est quoi ton problème ? demanda Anou en enfilant son chandail» (Meurtres sur la côte, p. 149).
L’ajout d’un juron rend la menace plus nette.
«C’est quoi ton estie de problème ?» (Malgré tout on rit à Saint-Henri, p. 237)
Dans ces exemples, le / ton problème ? est une interrogation purement rhétorique : il ne s’agit ni de s’enquérir ni de compatir, mais de faire taire — avec des degrés d’intensité divers.
Références
Grenier, Daniel, Malgré tout on rit à Saint-Henri. Nouvelles, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 07, 2012, 253 p.
MacGregor, Roy, Meurtres sur la côte, Montréal, Boréal, coll. «Carcajous», 12, 2008, 162 p. Traduction de Marie-Josée Brière. Édition originale : 2000.
Skuy, David, Hockey de rue, Montréal, Hurtubise, 2012, 232 p. Traduction de Laurent Chabin. Édition originale : 2011.