«Par vignes et parbleu» (le Temps, Genève, 11 juin 2012, p. 24).
N.B. Ce zeugme repose évidemment sur une ellipse (du verbe conjugué).
(Une définition du zeugme ? Par là.)
« Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler » (André Belleau).
«Charest dégage.»
Pancarte, Verdun, 24 mai 2012
Laurent d’Ursel est un artiste belge. On lui droit le dégagisme, une «sorte de mouvement qui promeut la manifestation comme forme d’art contemporain», explique le site OWNI.
Afin de parvenir à ses fins, d’Ursel a édicté des «règles très précises : il faut des flics, une autorisation, un slogan et des concepts. Il faut que ça soit un peu chiant, comme toute manif.»
Cela s’applique parfaitement à la situation actuelle au Québec et à sa passion subite pour les casseroles frappées en public.
Les percussionnistes en extérieur sont souvent encadrés de policiers.
En vertu de la loi 78, ils auraient dû donner à ceux-ci l’itinéraire de leur manifestation, afin d’obtenir une autorisation.
Ils ont un slogan : «La loi 78, on s’en câlisse.»
Ils s’appuient sur des concepts : non-violence, participation populaire, nécessité de se faire entendre (littéralement) de leurs dirigeants, volonté de changer la politique, etc.
Leurs sonorités et leurs déplacements peuvent, à l’occasion, faire chier le badaud.
Cela étant, on casserolerait pour la bonne cause. Pour le dire comme Sartre, le dégagisme — donc le casserolisme — est un humanisme.
P.-S. — C’est, encore une fois, comme pour les verbes et les fleurs de rhétorique, une affaire de fesses. On n’en sort pas.
Depuis plus de cent jours, des associations étudiantes font grève au Québec. Elles en ont contre la volonté du gouvernement du premier ministre Jean Charest d’augmenter les droits de scolarité universitaires.
Les opposants à la hausse portent le carré rouge. Le vert est pour ceux qui ne sont pas d’accord avec les rouges. Ceux qui revendiquent une trêve ont choisi le blanc. Quelques-uns, plus rares, croient que le noir s’impose : «Je le porterai pour me rappeler que je suis en deuil de la démocratie», écrivait Normand Baillargeon sur son blogue le 18 mai.
Le conflit a évidemment donné lieu à nombre de réflexions sur les mots utilisés par les uns et les autres. (L’Oreille tendue vient de regrouper les siennes sous la catégorie ggi, pour grève générale illimitée. C’est en bas à droite.)
Il a aussi donné lieu à la rédaction de beaucoup de pancartes. L’Oreille parlait de celles-ci le 27 mai à la radio de Radio-Canada (on peut l’entendre ici). Ci-dessous, les considérations formulées à ce moment-là, et d’autres.
Deux remarques préalables.
Il existe sûrement des milliers de pancartes liées au présent conflit. L’Oreille, à partir du dépouillement de la Presse et du Devoir, et en se servant de quelques sites, en a consulté environ 400; elle n’a pas la prétention d’épuiser le sujet. On lira les propos ci-dessous comme une première série d’interprétations et d’hypothèses.
Une pancarte, c’est, le plus souvent, du texte, mais aussi une calligraphie, de la couleur, une photo ou un dessin. L’Oreille parlera surtout texte. Elle sait qu’elle va faillir sémiologiquement.
Rien d’étonnant : les principales figures représentées sur les pancartes sont politiques. Il est donc largement question de Jean Charest, des ministres de l’Éducation, du Loisir et du Sport, d’abord Line Beauchamp puis Michelle Courchesne, et du ministre des Finances, Raymond Bachand. Ils ne sont pas exagérément bien traités.
Les étudiants en grève profitent de l’occasion pour afficher leur culture.
Si on en croit leurs pancartes, ils seraient notamment appuyés par Edgar Allan Poe, Voltaire, Albert Camus, Réjean Ducharme, Malevich, Descartes — et Louis-Ferdinand Céline. Ce dernier appui n’est peut-être pas du meilleur aloi.
La citation culturelle, fidèle ou légèrement modifiée, est largement pratiquée par les manifestants :
«L’enfer c’est la hausse» (Jean-Paul Sartre).
«On va toujours trop loin pour les gens qui ne vont nulle part» (Pierre Falardeau).
«Il y a des pays où l’État paie l’étudiant et lui dit merci» (Félix Leclerc).
L’auteur le plus souvent évoqué pourrait être Albert Camus, avec cinq apparitions.
Il serait suivi de près par le hockeyeur Scott Gomez, avec quatre mentions, par exemple : «La hausse… encore moins rentable que Gomez !». (Gomez est le joueur le mieux payé des Canadiens de Montréal et il vient de connaître une saison catastrophique.)
On ne saurait reprocher aux concepteurs de pancartes d’afficher leurs lectures. En revanche, ils auraient pu être un brin plus sensibles à la portée pédagogique de leur mouvement.
Se promener avec «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme» au-dessus de la tête est légitime. Pourquoi ne pas dire que cette phrase est de Rabelais ?
Pourquoi ne pas indiquer que «Nous sommes devenus les bêtes féroces de l’espoir» et «Nous sommes arrivés à ce qui commence !» sont des emprunts au poète Gaston Miron ?
Certaines pancartes n’ont pas le punch souhaité.
Le cas le plus radical est peut-être celui-ci : «Hausser les frais c’est vendre des diplômes bidons comme l’Église vendait des indulgences au XIVe siècle.» Peut mieux faire.
Émile Durkheim est une figure tutélaire de la sociologie. Mais quel peut être le sens de son patronyme employé seul sur une pancarte ?
Victor Hugo aurait écrit : «Mieux vaudrait encore un enfer intelligent qu’un paradis bête.» Manifeste-t-on vraiment pour aller en enfer ?
Il y a des pancartes rouges. Il y en a aussi, beaucoup moins, des vertes.
Registre juridique : «On vous a respectés pendant 8 semaines, maintenant respectez la loi.»
Registre comique : «Quelle mouche vous a piquetés ?».
«Coiffeuse en colère», dit une manifestante. Mais pourquoi ?
Les manifestants, en quelques occasions, se sont transformés en manufestants : ils déambulaient presque nus.
Certains avaient leur pancarte à la main. D’autres devenaient pancartes, leur message étant écrit sur eux.
«Charest, tu veux notre peau ! Non.»
«Prend [sic] garde !»
«Nous sommes à un poil de la solution.»
«Line Beauchamp m’a volé mes vêtements !»
«Le corps étudiant contre la hausse.»
Euphonie oblige, l’Oreille a un faible pour celle-ci : «On se les gèle pour le gel.»
La grève étudiante aura servi de révélateur quant à la situation de l’enseignement de la langue au Québec.
Line Beauchamp est restée «pantoite» à la suite de certaine discussion avec les leaders étudiants. Sa remplaçante a solennellement déclaré le 23 mai : «Je pense sincèrement que nous pouvons se rasseoir positivement, constructivement.»
Les brandisseurs de pancartes ne s’en tirent guère mieux :
«Négocies [sic] ostie.»
«Prend [sic] garde !»
«Ils pourront couper toutes les fleurs, ils n’empêcherons [sic] pas le printemps.»
Au retour de la grève, il faudra se pencher sur le problème de l’enseignement des verbes dans la Belle Province.
Le gouvernement a d’abord parlé d’une augmentation de 1625 $. À un moment, il a été dit que cela représentait 50 ¢ par jour d’augmentation. Plus tard encore, le même gouvernement a imposé une loi fort impopulaire, la loi 78. Pendant les manifestations contre celle-ci, une policière de Montréal — «Matricule 728» — aurait fait du zèle.
Tous ces nombres se retrouvent sur les pancartes.
C’est normal : «J’ai pas mes maths 536 mais je sais compter.»
Parfois, les mots ne sont pas nécessaires : une image en vaut mille.
Les visages du commentateur Richard Martineau, du reporter Claude Poirier et de Jean Charest se voient agrémentés d’un nez de clown, rouge, comme il se doit. L’image dénigre.
Elle peut aussi marquer le respect : ce sera un portrait de la syndicaliste Madeleine Parent, morte le 12 mars 2012, auquel on aura collé un carré rouge.
Le conflit est long. Il rassemble, et oppose, des milliers de personnes. Dans les médias dits «sociaux», dont le rôle est capital dans les événements actuels, les intervenants ne sont pas toujours, pour emprunter une expression au Devoir, «en mode retenue» (23 mai 2012, p. A7); c’est le moins qu’on puisse dire. Dès lors, qu’il y ait des dérapages était prévisible.
Cela n’excuse pas de traiter une commentatrice de «salope», comme cela est arrivé à Sophie Durocher.
«Beauchamp est dans le champ» relève de l’humour, tout en marquant le désaccord. Accompagner cette phrase d’un dessin de vache auquel on a greffé la tête de la ministre est grossier.
Il y a toutes sortes de raisons d’en vouloir à Jean Charest, mais ce n’est pas un «fasciste».
La preuve en est faite une fois de plus : les conflits mènent à l’hyperbole. Ça ne dispense pas de le déplorer.
(L’Oreille se contente d’exemples banals. Il y a pire.)
C’est affaire de générations. Chaque manifestant a ses propres références.
Harry Potter : «À Poudlard, c’est gratuit, pourquoi pas ici ?»; «Dumbledore serait pas d’accord.»
Star Wars : «Au côté éduqué de la force joins toi», à côté d’un portrait de maître Yoda; «Lyne, je suis ton père», au-dessus de celui de Darth Vader.
Buzz Lightyear : «Vers la gratuité et plus loin encore.»
Chuck Norris : «1ère étape : grève. 2e étape : manif. 3e étape : Chuck Norris.»
Mafalda : «Le pire c’est quand le pire commence à empirer.»
Ninja : «Ninja go contre les libéraux.»
Le Roi lion : «Pour le gouv. Charest, la GGI est la meilleure diversion depuis Timon déguisé en vahiné…».
Tout le monde ne s’y retrouve pas.
Sauf une fois au chalet est une expression à la mode ? On lira «Sauf une fois dans le budget».
«Mon père est riche en tabarnak», éructe une jeune personne avinée sur YouTube ? Cela donnera «C’est pas tous les pères qui sont riches en tabarnak», «Mon père n’est pas riche en tabarnak» ou, dans un registre différent, «Mon recteur est riche en tabarnak».
Le gouvernement promeut un ambitieux «Plan Nord» ? On lui répondra «Charest a perdu le nord» ou «À quand un plan nord pour l’éducation ?».
Crise et actualité vont main dans la main.
La grève dure depuis trop longtemps. La preuve ? La pancarte devient sujet de pancarte : «Ma pancarte m’a abandonné… comme mon gouvernement»; «La loi 78 censure ma pancarte.»
Chacun a ses pancartes favorites. L’Oreille en retient trois.
Parmi les arguments du gouvernement de Jean Charest pour justifier la hausse, il y avait la «juste part» exigée des étudiants. Réponse : «Charest : juste pars».
Chez les jeunes, le swag est une qualité très recherchée. Personne ne penserait associer ce terme à un quinquagénaire légèrement enveloppé et portant des complets sombres. Et pourtant : «Charest, t’as pas de swag !».
La préférée de l’Oreille, entre toutes ? «Mon père est dans l’anti-émeute.» Elle dit la violence, mais sans hostilité : devant les manifestants, il y a les policiers membres de l’escouade anti-émeute. Elle marque l’appartenance au mouvement des étudiants : je suis avec vous, même si mon père est policier. Elle rappelle aux policiers que ce sont leurs enfants qui défilent, plus ou moins pacifiquement. Elle est une mise en garde — aux forces de l’ordre en général, à un policier en particulier : ne me maltraite(z) pas. Elle refuse la violence verbale. Ce feuilleté de sens réjouit.
[Complément du 2 juin 2012]
«Mon père est dans l’anti-émeute», c’est aussi le conflit des générations, remarque un collègue de l’Oreille. Bien vu.
On prolongera la réflexion sur la douzième considération ci-dessus en lisant l’article de Catherine Lalonde, «Les sacres du printemps. Insultes, injures, et gros mots exultent dans la rue», dans le Devoir des 2-3 juin 2012 (p. A1 et A12).
[Complément du 21 juin 2012]
Un article de la Presse du 16 juin 2012 cite la pancarte suivante : «Policiers, vos enfants sont aussi des étudiants» (p. A20). Cette version de «Mon père est dans l’anti-émeute» est nettement moins réussie, car dépersonnalisée.
L’article porte sur les slogans entendus dans les rues de Montréal durant les manifestations printanières.
La série télévisée Mad Men n’est pas que l’occasion de citer Voltaire ou de mettre un sacre québécois dans la bouche d’un personnage féminin. On y réfléchit aussi au statut de la communication, et notamment de la communication épistolaire, dans les années 1960.
Dans le neuvième épisode de la troisième saison, «Wee Small Hours», Betty Draper noue une liaison, qui ne sera pas qu’épistolaire, avec Henry Francis. Comment communiquent-ils ? Par lettre, Betty, sur son papier le plus officiel, et de sa plus belle main, demandant à Henry «Il y a quelqu’un d’autre qui lit votre courrier ?». Il lui répondra par une invite : «À partir de maintenant, moi seul.»
L’épisode suivant, «The Color Blue», porte sur la campagne publicitaire commandée à la firme Sterling Cooper par Western Union, le géant de la télégraphie. Les créatifs se demandent comment distinguer le télégramme du téléphone. De leurs échanges naîtra cette petite phrase : «You can’t frame a phone call» (Vous ne pouvez pas encadrer un coup de fil). Un télégramme, si, ou une lettre.
L’épistologue qui ne sommeille jamais en l’Oreille tendue ne peut que se réjouir de pareille attention apportée à la matérialité de la lettre.
Sur Twitter, le 25 mars, jour de diffusion du premier épisode de la cinquième saison de la série Mad Men, @richardhetu écrivait ceci : «La femme de Don Draper (J. Paré) vient de dire câlice. Une première à la télé américaine. #MadMen.» Le lendemain, même information, avec un commentaire («Misère») et la photo ci-dessous, chez @PasqualeHJ.
Jessica Paré, qui joue Megan Calvet, la nouvelle Mrs Don Draper, vient de Montréal. Qu’elle utilise câlice est facile à justifier. (Vu son nom de famille, elle aurait aussi pu se servir de calvette, forme euphémisée de calvaire.)
Est-ce la première fois que la télévision états-unienne fait entendre ce genre de langage ? Que nenni.
Dans le treizième épisode de la sixième saison des Sopranos, «Soprano Home Movies» (2007), Tony Soprano fait affaire avec deux Québécois francophones. L’un dit à l’autre : «Astie, j’ai oublié !».
La culture québécoise s’exporte au sud de la frontière.
P.-S. — Il y a aussi un «Saclebleu», pour «Sacrebleu», dans «Cold Cuts» (cinquième saison, neuvième épisode, 2004). La traduction française, visible sur YouTube, a remplacé ce juron par «Tabernâcle». La prononciation du personnage de Tony Soprano n’est au point ni dans l’original ni dans la traduction.
P.-P.-S. — L’Oreille a déjà dit un mot de Mad Men et des Sopranos. Le contexte n’était pas tout à fait le même.
[Complément du 27 mars 2012]
On peut (ré)entendre ce «câlice» bien senti ici.
[Complément du 28 mars 2012]
Pour une réflexion plus générale sur le rapport aux jurons de ceux qui apprennent le français familier parlé au Québec, voir le blogue d’Anne-Marie Beaudoin-Bégin, En tous cas.
[Complément du 31 mars 2012]
Dans la Presse d’aujourd’hui, sous le titre «L’homo tabarnacus», Patrick Lagacé consacre un article aux sacres québécois (p. A10). On y entend l’Oreille.