Poésies printanières

François Pelletier et Paul Marion, Poetry Face Off. Poésie des séries, 2008, couverture

«art can survive on ice»

En 2002, puis de nouveau en 2004, le poète québécois François Pelletier et le poète états-unien Paul Marion se sont lancé un défi. Les Canadiens de Montréal — c’est du hockey — étaient alors opposés, en séries éliminatoires, aux Bruins de Boston. Si les Canadiens gagnaient un match, Marion, un partisan lowellien des Bruins, avait perdu : il devait écrire un poème. Inversement, si les Bruins gagnaient, c’est Pelletier qui devait s’y coller. Comme il était prévisible (à l’époque), Marion écrivit plus que son collègue (huit poèmes contre cinq).

Ces poèmes furent d’abord publié dans «le carnet de santé mensuel littéraire et graphique» (p. 5) Steak haché (numéros 48 et 49, avril et mai 2002; numéro 72, avril 2004). Ils ont été repris en recueil en 2007, puis dans une «seconde édition» en 2008, avec des dessins inédits de Pascal Picher.

Les poèmes sont majoritairement en anglais. On y trouve les lieux communs liés aux représentations du hockey. Le hockey est une religion montréalaise (p. 13, p. 39). La coupe Stanley, remise annuellement au champion de Ligue nationale de hockey, est l’équivalent du Graal (p. 5, p. 27). Les Canadiens se passent un «flambeau» avec leurs «bras meurtris» (p. 13, p. 27). Il y a des fantômes au Forum de Montréal :

O Gods of the snowy country and
the land of the lost referendums
sent us the phantoms of the Forum,
our Antic Flying Heroes (p. 25)

On le voit par l’allusion aux deux référendums sur l’indépendance nationale («lost referendums»), l’actualité politique est présente dans les poèmes (p. 35), de même que l’internationale (p. 19, p. 33).

Les grandes figures du passé de chacune de ces «two hockey city-states» (p. 7) y sont. Pour les bons : Maurice Richard, Jean Béliveau, Guy Lafleur. Pour les autres : Bobby Orr, Phil Esposito, Gerry Cheevers. En revanche, les vedettes de 2002 et de 2004, sans être complètement oubliées aujourd’hui, n’ont pas du tout le même statut : José Théodore et Richard Zednik, pour Montréal; Joe Thornton et Patrice Bergeron, pour Boston. Malgré l’animosité entre les deux équipes, la violence est relativement peu évoquée par les deux «literary ambassadors» (p. 7) qu’étaient Pelletier et Marion : «Big Fast Bruins Are Better Than the Big Bad Bruins» (p. 13).

Les Canadiens de 2017-2018 sont éliminés depuis longtemps. (Pas les Bruins.) Le printemps sportif montréalais ne sera pas poétique. On peut le déplorer.

P.-S.—«Tabernacle» (p. 15) ? Non.

 

Référence

Pelletier, François et Paul Marion, Poetry Face Off. Poésie des séries, Montréal, Steak haché, 2008, 41 p. Ill. Préfaces de Jack Drill (pseudonyme de Richard Gingras) et de Paul Marion. Dessins de Pascal Picher. Seconde édition.

Exégèse blaisienne

André «Moose» Dupont dans l’uniforme des Flyers de Philadelphie, carte de joueur

Soit la phrase suivante, tirée du plus récent livre de François Blais :

«Huit cent mille [Tutsis massacrés]. En plus ou moins quatre-vingt-dix jours. Cela fait quelque chose comme six morts à la seconde, vingt-quatre heures par jour, sept jours sur sept. Ici, il serait tentant de citer Moose Dupont, mais je vais me garder une gêne» (p. 29).

Quand Un livre sur Mélanie Cabay entrera dans la «Bibliothèque de la Pléiade», voire dans la «Bibliothèque du Nouveau Monde», une note explicative sera peut-être nécessaire. Proposons celle-ci.

André Dupont est un joueur de hockey canadien né en 1949, surnommé «Moose» («L’orignal»). On lui attribue la paternité de l’expression «en ta» ou «en tab», élision possible de divers jurons québécois : «en tabarnak», «en tabarouette», «en tabarnouche», «en tabouère», «en tabarnane», «en tabarslak», «en tabeurn» (dans ce cas, l’élision est double), etc. (Voir ici et .) Elle signifie «beaucoup». Le journaliste sportif Robert Duguay (1948-1999), de la Presse, l’affectionnait. «Se garder une [petite] gêne» est signe de retenue ou de pudeur dans le français du Québec.

À votre service.

 

[Complément du 25 août 2019]

Tabarnache est attesté, par exemple dans Lignes de fuite, une pièce de Catherine Chabot (2019, p. 80).

 

Références

Blais, François, Un livre sur Mélanie Cabay. Récit, Longueuil, L’instant même, 2018, 125 p.

Chabot, Catherine, Lignes de fuite, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 20, 2019, 130 p. Ill. Suivi d’Aurélie Lanctôt, «Une génération dans le miroir».

Sacrons poliment avec Twitter

Soit le tweet suivant :

Torvisse, donc. C’est un autre de ces jurons édulcorés comme on en a déjà vu ici à quelques reprises.

On le trouve aussi chez la Françoise Major de Dans le noir jamais noir (2013) :

Après… ça s’est pas amélioré. Ils l’ont fait souffler dans la balloune. Pour une fois, Germain s’obstinait pas. Il aurait peut-être dû. Trop saoul pour souffler dans la balloune, torvisse ! Il a fini par réussir au septième ou huitième coup (p. 17-18).

Il y a plus violent que ce sacre-là. Cela ne lui enlève rien de son utilité.

 

Référence

Major, Françoise, Dans le noir jamais noir. Nouvelles, Montréal, La mèche, 2013, 127 p.

Faire dictionnaire

Kory Stamper, Word by Word, 2017, couverture

Ce n’est pas pour se vanter, mais l’Oreille tendue connaît des lexicographes. (Trois, pour être exacte.) Ce sont des gens parfaitement sociables. En cela, ils sont radicalement différents des spécimens dépeints par Kory Stamper dans Word by Word. The Secret Life of Dictionaries (2017), qui sont, eux, asociaux, dans le meilleur des cas. Ce portrait trop négatif est le seul reproche que l’Oreille adresserait à ce livre passionnant.

L’auteure nous rappelle que le dictionnaire — du moins celui auquel elle collabore, le Merriam-Webster — a d’abord pour mission de décrire la langue, pas de la régenter (p. 35-37). Elle montre que les langues ne sont pas des forteresses à défendre, mais des enfants avec leur indépendance vis-à-vis de leurs parents, quoi que ceux-ci veuillent leur imposer (citation ici). Elle met au jour une des difficultés majeures des lexicographes : définir les petits mots, en apparence banals («as», «but», «do», «for», «go», «how», «make», «take»). (Cela dit, «mariage», qui n’est pas un mot court, soulève des problèmes considérables.) Elle s’appuie sur l’histoire de l’anglais pour montrer comment évolue une langue et quelles difficultés cela pose au lexicographe. Les pages sur les dialectes (p. 60-67), par exemple ceux du Colorado, où elle a grandi, sont excellentes, commes celles sur la grammaire (p. 32-34), sur les dictionnaires et le numérique (p. 80-81) et sur l’autorité dictionnairique (p. 185-188). Elle donne enfin des conseils : «Go granular or go home» (p. 104).

Comment transmet-elle toute cette information ? L’approche est concrète, Stamper se réclamant de la «practical lexicography» (p. 256). Chacun des titres de chapitres comporte une description de son contenu et un mot : «Irregardless. On Wrong Words»; «Bitch. On Bad Words»; «Nuclear. On Pronunciation.» L’arsenal d’exemples est une merveille. Prenez celui-ci : dans le procès de l’assassin de Trayvon Martin, la transcription d’une conversation et les problèmes linguistiques qu’elle posait ont discrédité un témoin (p. 66-67). Il y en un autre pas mal sur l’utilisation du verbe «is» par l’ancien président états-unien Bill Clinton (p. 140). L’auteure aime parler dru : abondent sous sa plume les «turd», «damn» / «damned» / «godamn» / «goddam» / «goddamned» / «damnedest», «shit» / «bullshit», «half-assed» / «ass», «piss-poor» / «pissing contest», «fuck» / «fucking» / «Motherfucking» / «fuckers» / «motherfucker», «fart», «butt», «dickishness», «whore». (Rien là d’étonnant : «I can swear in a dozen languages», plastronne, à juste titre, l’auteure [p. 142].) Un chapitre complet, «Nude. On Correspondence», est consacré au courrier des lecteurs de Merriam-Webster (les gens écrivent beaucoup pour se plaindre et tous ont droit à une réponse circonstanciée), mais il est souvent évoqué dans d’autres passages du livre, ce qui a pour conséquence de mettre en relief ce que tout un chacun investit dans les mots et dans le dictionnaire. Le ton est fréquemment familier : «Good Lord, Cawdrey», répond ainsi Stamper à un collègue lexicographe… du XVIIe siècle (p. 70 n.). Horace ? «What a commie hippie liberal» (p. 36 n.).

Comment rendre brièvement l’expression «sens de la langue» («a feeling for language») ? Les Allemands ont un mot pour ça, que les Anglo-Saxons leur ont emprunté : «sprachgefühl» (p. 15). Kory Stamper n’en manque pas. Autrement dit, elle a l’oreille.

P.-S.—Qu’est-ce que la lexicographie ? Deux réponses de ce côté.

 

Référence

Stamper, Kory, Word by Word. The Secret Life of Dictionaries, New York, Pantheon, 2017, xiii/296 p.

Saperlipopette ?

Michel Tremblay, la Diaspora des Desrosiers, 2017, couverture

L’Oreille tendue aime beaucoup sacrer, et sacrer beaucoup. Il ne lui viendrait jamais à l’esprit d’utiliser saperlipopette. Si elle en croit Michel Tremblay, dans la Traversée du continent (2007), elle se trompe :

Ce saperlipopette-là aussi est célèbre dans la famille. Bebette n’a jamais sacré de sa vie, elle n’en a jamais eu besoin : il suffit qu’elle ouvre la bouche, qu’elle lance son tonitruant saperlipopette pour que tout s’arrête, les gens d’agir et le monde de tourner. Elle le crie avec un tel aplomb, une inflexion de la voix si intense, que jamais un sacre venu du Québec — ni tabarnac, ni câlice, ni sacrament, ni même crisse de câlice de tabarnac de sacrament — ne pourrait l’égaler. C’est un coup de tonnerre qui frappe en plein front et qui vous laisse paralysé et impuissant. Et tremblant de peur (éd. de 2017, p. 104).

Dont acte.

 

Référence

Tremblay, Michel, la Traversée du continent, dans la Diaspora des Desrosiers, Montréal et Arles, Leméac et Actes sud, coll. «Thesaurus», 2017, 1393 p., p. 11-192. Préface de Pierre Filion. Édition originale : 2007.