Bazzismes

Marie-France Bazzo était interviewée par Franco Nuovo dans le cadre de l’émission Je l’ai vu à la radio à la radio de Radio-Canada samedi dernier. L’Oreille s’est tendue à quelques reprises.

Premier bazzisme

L’animatrice et productrice a utilisé à profusion (c’est un euphémisme) l’expression champ gauche pour désigner certains de ses projets. Il fallait comprendre qu’il s’agissait de projets non conventionnels.

Mais pourquoi parler de champ gauche ?

Les amateurs de baseball auront reconnu une partie du terrain, celle-ci :

Terrain de baseball

Les gens qui parlent anglais, eux, auront automatiquement pensé à «out of left field». Selon la version anglo-saxonne de Wikipedia, cette expression, attestée depuis 1961, désigne ce qui est «un peu fou» («a little crazy»). L’encyclopédie participative donne quatre explications de l’origine de cette expression (c’est ici).

En français, l’expression est d’un usage plus récent.

Deuxième bazzisme

L’ex-animatrice d’Indicatif présent n’hésitait pas à utiliser le verbe quitter sans complément. L’Oreille versait des larmes.

Troisième bazzisme

Franco Nuovo (merci) posait ses questions au vous. Son invitée répondait au tu. Ça faisait pas mal champ gauche; on aurait quitté à moins.

 

[Complément du 15 avril 2014]

L’expression champ gauche peut même être employée pour des sports où il n’y a pas, par définition, de champ gauche, par exemple le hockey : «Parce que le champ gauche existe aussi au hockey, voici mon portrait de Sam Ftorek : le doyen des ligues mineures http://bit.ly/1pUNps7» (@MAGodin).

 

[Complément du 1er novembre 2020]

Exemple romanesque, chez Hugo Beauchemin-Lachapelle (2020) : «Malgré ses défauts, La surface de jeu exerce une attraction inexplicable sur le fonctionnaire : est-ce le sujet issu du champ gauche ?» (p. 22)

 

[Complément du 15 janvier 2021]

Exemple théâtral, chez François Archambault (2020) : «Quand on travaille comme moi en innovation, des fois, on a envie d’avoir une perspective un peu champ gauche» (p. 33).

 

Références

Archambault, François, Pétrole, Montréal, Atelier 10, coll. «Pièces», 24, 2020, 187 p. Ill. Suivi de «Contrepoint. Des décennies perdues» par Alexandre Shields.

Beauchemin-Lachapelle, Hugo, la Surface de jeu. Roman, Montréal, La Mèche, 2020, 276 p.

Enfant de la balle

Patrick Roy, la Ballade de Nicolas Jones, 2010, couverture

Pour comprendre certains romans, il faut avoir un vocabulaire sportif étendu.

Ainsi, il faut maîtriser l’idiome du baseball si l’on veut saisir ce qu’est l’«aura de neuvième manche» qui entoure Roger, un des personnages de la Ballade de Nicolas Jones de Parick Roy, ou si l’on veut se représenter «l’ambiance trois balles deux prises» dans laquelle il baigne (p. 144).

Traduction libre : Roger va mourir (la neuvième manche annonce la fin du match; à trois balles deux prises, on risque de tout perdre).

P.-S. — De même, une phrase comme «le gros 61 loge un boulet sous le biscuit du gardien» (p. 187) — il vient de marquer — et un passage sur la nécessité de «tourner le coin» (p. 190) — s’échapper — exigent une connaissance fine des lexiques du hockey et du football.

 

[Complément du 1er décembre 2021]

Même mauvais présage dans Morel (2021) de Maxime Raymond Bock  : «Après quatre enfants bien portants, leur dernière était née avec une prise au bâton» (p. 132).

 

[Complément du 24 mars 2022]

Dans la langue de Bill Lee, cela donne, chez Louis-Karl Picard-Sioui : «Partir dans vie avec deux strikes, j’souhaite pas ça à personne» (p. 13).

 

Références

Picard-Sioui, Louis-Karl, Chroniques de Kitchike. La grande débarque. Nouvelles, Wendake, Éditions Hannenorak, 2021, 173 p. Édition originale : 2017.

Raymond Bock, Maxime, Morel. Roman, Montréal, Le Cheval d’août, 2021, 325 p.

Roy, Patrick, la Ballade de Nicolas Jones. Roman, Montréal, Le Quartanier, coll. «Polygraphe», 01, 2010, 220 p.

La langue du baseball à travers les âges (genre)

Note. Ce jeudi 4 novembre est un journée sportivement chargée pour l’Oreille tendue : entrevue dans la Presse (cahier Au jeu, p. 5), lancement sur Cyberpresse d’un jukebox numérique auquel elle a collaboré, réflexion ci-dessous sur l’évolution de la langue du sport. [18 novembre 2010 : depuis la mise en ligne du billet qui suit, le jukebox numérique a été retiré du site de Cyberpresse.]

*****

Un lecteur non averti pourra être étonné à la lecture de la phrase suivante, tirée des Caprices du sport. Roman fragmenté, que vient de faire paraître Renald Bérubé : «merci, Sandy Amoros, ex-Royal de Montréal, voltigeur de gauche d’origine cubaine appelé en fin de match à jouer à la vache par mesure défensive» (p. 138). Jouer à la vache ? L’amateur de baseball québécois comprendra instantanément : jouer sur l’herbe du champ extérieur, là où on pourrait sans mal imaginer des vaches en train de brouter.

C’est que chaque sport a son vocabulaire, et celui-ci évolue. Voici deux exemples, s’agissant du baseball, le plus beau des sports.

Dans ses 2000 mots bilingues par l’image, l’abbé Étienne Blanchard, entre autres sujets, offre un glossaire du baseball, la «balle au camp». (Il y a aussi un glossaire du «hoquet», le hockey. Ils sont joliment désuets l’un comme l’autre.)

Abbé Étienne Blanchard, 2000 mots bilingues par l'image, 1920, p. 59

Sur le baseball, on apprend plein de choses par l’image (p. 58-59). Même s’il ressemble phonétiquement à umpire, il faut délaisser le mot empailleur pour arbitre (fig. 3). En bon apôtre de «la soudure des mots composés» (p. 3), Blanchard propose champdroit, champgauche et centrechamp, alors qu’on dirait aujourd’hui champ droit, champ gauche et champ centre (fig. 8). Notre receveur est le gobeur de l’abbé — «C’est le terme usité en France dans le jeu de thèque»; son corselet ou sa poitrinière, notre plastron (fig. 2 et 9).

Les trois pages de la section «Termes de la balle au camp (Baseball)» (p. 106-108) regorgent, elles aussi, de trouvailles (oubliées). Une balle mouillée (spit ball) est un crachat. Les physiciens risquent d’être troublés par certaine courbe de la courbe (curve); s’agit-il d’une balle droite ? Le lapin de 1920 (grounder) est plus joli que le roulant d’aujourd’hui. Pourtant, le baseball de l’époque paraît plus violent que le nôtre : on peut être tué sur but (out on base) ou fusillé (strike out).

Le même Étienne Blanchard consacrera une page de sa Stylistique canadienne à des «Termes divers» de sport, surtout de baseball, lapin inclus (p. 96). Passons.

Venons-en au Vocabulaire français-anglais des jeux de hockey[,] de tennis et de balle aux buts (base-ball) publié à Québec en 1937 «avec la bienveillante autorisation de la Société du parler français».

Vocabulaire français-anglais des jeux de hockey[,] de tennis et de balle aux buts (base-ball), 1937, couverture

La Société, comme l’abbé Blanchard avant elle, n’aime pas le mot baseball. Sa balle aux buts n’aura cependant pas plus de succès que la balle au camp de l’autre. Les rédacteurs du Vocabulaire accordent à ce sport plus d’importance (15 pages) qu’au hockey (6 pages) et qu’au tennis (7 pages). Leurs choix n’ont pas tous été entendus, mais plusieurs sont devenus courants : champ droit, champ gauche, champ centre, receveur, plastron, courbe. Pas de lapin, mais un coup rasant.

Une chose est sûre : parmi les animaux du sport, aucun de ces textes ne connaît la vache.

P.-S. — Une fois n’est pas coutume : prenons le Petit Robert en défaut. À plastron, on lit «Vêtement de protection, au hockey. Plastron de receveur» (édition numérique de 2010). Or tout le monde devrait le savoir : le receveur existe au baseball, pas au hockey.

Profitons-en aussi pour prendre l’abbé Blanchard en défaut : le vocabulaire proposé p. 58-59 n’est pas tout à fait le même que celui des p. 106-108.

 

[Complément du 13 juillet 2012]

L’Oreille tendue plastronne (à tort ou à raison). Elle avait signalé par courriel leur erreur aux gens du Robert. Que lit-elle dans l’édition papier du Petit Robert 2012 ? «Plastron : Vêtement de protection, au hockey, au baseball. Plastron de receveur.» Voilà qui est mieux.

 

[Complément du 8 septembre 2021]

L’Oreille tendue vient de mettre la main sur une version antérieure, mais identique, de la partie consacrée au baseball, sous le titre Vocabulaire français-anglais du jeu de balle aux buts (baseball). Elle date de 1935.

Bibliothèque et Archives nationales du Québec en offre une autre version, numérisée celle-là, aussi de 1935.

Vocabulaire français-anglais du jeu de balle aux buts (baseball)

 

Références

Bérubé, Renald, les Caprices du sport. Roman fragmenté, Montréal, Lévesque éditeur, coll. «Réverbération», 2010, 159 p.

Blanchard, abbé Étienne, 2000 mots bilingues par l’image, Montréal, L’Imprimerie des marchands limitée, 1920, 112 p. Ill.

Blanchard, abbé Étienne, Stylistique canadienne. Cinquième édition du Manuel du bon parler, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, [1940], 111 p.

Vocabulaire français-anglais des jeux de hockey[,] de tennis et de balle aux buts (base-ball), Québec, La librairie de l’Action catholique, 1937, 29 p. «Publié avec la bienveillante autorisation de la Société du parler français, qui a rédigé ce Vocabulaire.»

Vocabulaire français-anglais du jeu de balle aux buts (baseball), Québec, L’action sociale (limitée), 1935, 15 p. «Hommage de la Société du Parler français au Canada (Université Laval, Québec).»

Nul(s)

Marie-Pierre Gazaille et Marie-Lou Guévin, le Parler québécois pour les nuls, 2009, couverture

Il nous arrive tous, un jour ou l’autre, pour ceci ou pour cela, d’être nul. Nous avons alors besoin d’aide. D’où une série de livres réputés nous dépanner.

L’Oreille tendue, quand elle a voulu se refaire une beauté, a ainsi eu recours, avec profit, à WordPress pour les nuls, de Lisa Sabin-Wilson.

Pour qui se croirait nul en matière de langue française parlée au Québec, il existe désormais un «guide de conversation» qui permet de partir «à la découverte d’une langue attachante», le Parler québécois pour les nuls (2009). Les auteures, Marie-Pierre Gazaille et Marie-Lou Guévin, «sont québécoises et travaillent dans le domaine de la communication et de la rédaction» (4e de couverture). L’Oreille tendue leur a rendu visite.

On fait de véritables découvertes chez elles. Le mot babines (lèvres) «est apparu dans le parler québécois au XVe siècle» (p. 128). Ce n’est pourtant pas le mot le plus ancien : bajoues («Les belles joues rondes d’un enfant»), lui, date, «dans le langage québécois», du XIVe siècle (p. 130). Les médiévistes québécois se réjouiront d’avoir un nouvel objet d’étude.

Les auteures, non contentes de dater les mots et d’indiquer leur sens, n’hésitent pas à en proposer l’étymologie. Selon le Petit Robert (édition numérique de 2007), l’histoire d’itou serait la suivante : «début XVIIe; altération dialectale de l’ancien français et atot, et otot, atot, encore XVIe à tout, atout “avec”». Que nenni, rétorquent les auteures du Parler québécois pour les nuls : «Dérivé de l’anglais me too, qui signifie “moi aussi”» (p. 68). Il est vrai que cette seconde hypothèse est plus simple que la première, inutilement historique.

Datation, définition, étymologie; ajoutons à cela un peu de phonétique empirique. Bomme peur (bumper, pare-chocs), mofleur (muffler, silencieux) et taï-eur de spère (tire de spare, roue de secours) sont jolis (p. 170-171). On se demande cependant, pour s’en tenir aux mots venus de l’anglais, pourquoi on n’a pas jugé utile de donner la prononciation supposée de sizer quelqu’un (juger, jauger, p. 79), de butcher (effectuer un travail de manière négligente, p. 185) ou de muffer (échouer, ne pas réussir, p. 190). Il est bien vrai que «la façon d’exprimer ses émotions au Québec» est souvent «tintée» d’anglicismes (p. 44).

Dans le même ordre d’idées, le lecteur pinailleur pourra se demander pourquoi il faut dire ça ne vaut pas cinq cents (ça ne vaut rien, p. 146), mais être proche de ses cennes (être avare, p. 147) et ne pas avoir une cenne (être pauvre, p. 149). Mystère.

Chacun le sait : la langue est chose subtile. Tout passe parfois par une seule lettre. Barguigner a une lettre de trop dans la francophonie; au Québec, barguiner est plus vif (p. 143) — et mérite son entrée au dictionnaire. Pour qui risquerait de se tromper, on précise que dans la Belle Province on dit faire du ch’val et non faire du cheval (monter à cheval, p. 209); cela évitera bien des confusions. Le lecteur choisira entre schnoutte (p. 80) et chnoutte (p. 146); le livre ne tranche pas.

Certaine distinction est plus subtile encore. Si, en 2001, dans le Village québécois d’aujourd’hui (p. 123), et, en 2004, dans le Dictionnaire québécois instantané (p. 204), le side-line était défini comme un «Revenu périprofessionnel», sans trait d’union, il est devenu, en 2009, dans l’ouvrage de Gazaille et Guévin, un «Revenu péri-professionnel» (p. 191), avec trait d’union.

Le Parler québécois pour les nuls est plein de choses inattendues sur le plan linguistique; ce n’est pas moins vrai sociologiquement. Le projet des auteures est en effet pédagogique : «Grâce à de nombreux encadrés, vous vous familiariserez avec la culture locale» (4e de couverture), son climat, ses routes, ses sports, sa cuisine (poutine et pâté chinois), le nombre de ses bises (deux). Le classement des mots et expressions est «thématique» (à défaut de meilleur terme). Deux exemples instructifs suffiront.

On ne prescrit pas la prononciation de mouver, mais on donne le sens du mot (déménager), en plus de fournir un exemple : «Le mois prochain Louise va mouver avec son chum dans un joli 41/2 de la rue Richard» (p. 162). Il existe donc au Québec des espaces d’habitation appelés «41/2».

Que font les Québécois pendant le temps des sucres, au printemps ? «Comme Pâques est à ce même moment de l’année, [ils] célèbrent souvent cette fête religieuse à la cabane à sucre» (p. 205). Voilà pourquoi Montréal était une ville déserte il y a dix jours. Tout s’explique.

On ne se lasse pas de citer pareil ouvrage. Malheureusement, il faut s’y résigner.

P.-S. — Encore un coup, allez ! On élargira son savoir en étudiant l’étymologie de zigonner (perdre son temps, p. 73), de bobettes (sous-vêtement, p. 131) et de gougounes (sandales légères de plage, p. 136), en contrastant le chien qui jappe et celui qui aboie (p. 210), en découvrant le court-circuit à la balle molle (p. 202) ou en s’interrogeant sur les expressions goaler un projet (effectuer un travail de manière efficace, p. 187) ou faire de la boulechitte (produire un travail de piètre qualité, p. 196).

 

Références

Gazaille, Marie-Pierre et Marie-Lou Guévin, le Parler québécois pour les nuls, Paris, Éditions First, 2009, xiv/221 p. Préface de Yannick Resch.

Melançon, Benoît et Pierre Popovic, le Village québécois d’aujourd’hui. Glossaire, Montréal, Fides, 2001, 147 p.

Melançon, Benoît, avec la collaboration de Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, Montréal, Fides, 2004 (deuxième édition, revue, corrigée et full upgradée), 234 p. Illustrations de Philippe Beha. Édition de poche : Montréal, Fides, coll. «Biblio-Fides», 2019, 234 p.

Sabin-Wilson, Lisa, WordPress pour les nuls, Paris, Éditions First, 2009, xxi/477 p. Traduction de Stéphane Bontemps et Denis Duplan.

Benoît Melançon, avec la collaboration de Pierre Popovic, Dictionnaire québécois instantané, 2004, couverture

Science molle

Titre dans le cahier des sports de la Presse du 7 avril 2010 : «Burnett, Posada et la chimie» (p. 4). (C’est du baseball.)

Déclaration dans le même cahier le lendemain : «On a atteint très rapidement une chimie entre les entraîneurs et les dirigeants, que ce soit Bob Gainey, Julien Brisebois ou Pierre Gauthier» (p. 2). (C’est du hockey.)

Baseball et chimie ? Hockey et chimie ? Ne nous emballons pas : les sportifs ne paraissent pas avoir d’inclination particulière pour les sciences dures. Ils font plutôt dans l’autojustification basique : avec untel, ça clique; avec untel, pas.

Il ne s’agit pas tout à fait de science exacte. Les résultats des matchs le rappellent tous les jours : rien n’est plus difficile à «atteindre» qu’«une chimie».